— Jacinthe a téléphoné. Elle voulait absolument te parler, apprit Julienne Bélanger à sa fille lorsqu’elle rentra du collège.
— Est-ce que vous savez pourquoi ?
— Non, mais elle avait l’air bouleversée.
— De quelle façon avez-vous expliqué mon absence ?
— J’ai simplement dit que tu étais sortie. Je suppose qu’elle n’est pas au courant pour tes cours.
— Non. Nous étions déjà fâchées quand ils ont débuté, et je ne me suis jamais décidée à le lui dire depuis que nous avons renoué.
Jacinthe avait la voix de quelqu’un qui a beaucoup pleuré.
— Peux-tu venir ? Avec la tête que j’ai, impossible de sortir.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? essaya de savoir Lucie, alarmée.
— Je vais te raconter. Viens, je t’en prie !
Lucie ne parvint pas à manger. Les quelques mots échangés avec Jacinthe l’avaient angoissée. Un malheur était survenu, mais lequel ? François ? Non. Louise aurait appelé sa mère. Ce n’était pas cela. Mais à part une mauvaise nouvelle du front, que pouvait-il arriver de terrible à Jacinthe ? Tandis qu’elle pressait le pas en direction de la maison Ménard, l’angoisse montait en elle sans qu’elle puisse la réprimer ni envisager la moindre hypothèse.
Louise l’accueillit, le visage soucieux :
— Depuis le passage du facteur, elle est inconsolable. Elle ne veut parler qu’à toi.
Jacinthe se jeta dans ses bras.
— C’est Jacques, articula-t-elle péniblement.
Elle lui tendit une lettre froissée et humide sur laquelle les larmes avaient délayé une partie des mots. Néanmoins, il en restait assez d’intelligibles pour que Lucie comprenne que Jacques mettait fin à des années d’espoir. Il lui disait qu’il avait rencontré une jeune Anglaise dont il envisageait de partager la vie. Toutes les gentillesses qui entouraient la nouvelle, les remerciements qu’il lui adressait pour lui avoir écrit et l’assurance qu’elle était un rayon de soleil dans ses souvenirs, n’atténuaient en rien cette phrase assassine. Jacinthe n’avait vécu que pour lui. Pas plus haute que trois pommes, elle affirmait déjà : Quand je serai grande, je me marierai avec Jacques. Les adultes riaient à cette déclaration de petite fille, mais si Jacinthe avait cessé de le dire en grandissant, elle n’avait jamais changé d’avis, jamais regardé un autre garçon. Pourtant, Lucie savait que son frère n’avait rien fait qui aurait pu inciter son amie à croire que ses sentiments étaient partagés. Lucie, très émue du désespoir de Jacinthe, se demandait si elle n’avait pas eu tort de lui suggérer de lui écrire. Mais en même temps, il ne servait à rien de traîner un vain espoir. Elle laissa Jacinthe pleurer et répéter, comme une litanie : Jacques va se marier. Il ne m’aime pas. Je veux mourir.
Soudain, elle eut un sursaut et dit avec colère :
— Tu le savais, n’est-ce pas ? Il te l’avait écrit. Tu t’es moquée de moi.
— Pas du tout, c’est toi qui me l’apprends.
— Je ne te crois pas.
— Je te le jure. D’ailleurs, je peux te montrer sa lettre. Il n’y est question que de ses futures études de médecine.
Elle regretta aussitôt sa proposition, car Jacques lui parlait également de ses cours à elle, mais la colère de Jacinthe était retombée aussi vite qu’elle était montée et elle n’y pensait déjà plus. Lucie s’assit à côté d’elle, la berça avec des mots apaisants qu’elle n’entendait pas, obnubilée par l’idée que sa vie était finie.
Les fiançailles de Jacques avec une Anglaise causèrent une commotion. Même si rien n’avait été dit à ce sujet, les familles Bélanger et Ménard avaient espéré qu’il épouserait Jacinthe. Son père déclara sur un ton acerbe que ce garçon n’apportait que des déceptions, puis il n’en parla plus. Julienne et Lucie, par contre, y revenaient sans cesse quand elles étaient seules, bien qu’aucun élément nouveau ne vînt étoffer leurs conversations. Chacune de son côté lui écrivit pour obtenir des précisions.
Si le fait que Jacques avait choisi Jacinthe pour annoncer la nouvelle en rendit certains perplexes, ils ne s’y attardèrent pas, trop préoccupés qu’ils étaient par l’état de la jeune fille : elle mangeait à peine, ne s’intéressait à rien, restait prostrée. Louise supplia Lucie de l’aider. Celle-ci se trouva devant un dilemme : elle ne pouvait pas abandonner Jacinthe, pour qui elle avait une profonde affection — la fâcherie de l’automne, elle s’en rendait compte, ne l’avait pas vraiment entamée —, mais elle ne pouvait pas davantage renoncer à préparer son diplôme. Elle passait déjà trois après-midi et une matinée hors de la maison : le lundi et le jeudi au dispensaire, le mercredi à l’église et le samedi au Studio Rossi, ce qui l’obligeait à étudier le soir, au moment où elle aurait dû dormir. Elle finit par imaginer un stratagème : prétexter qu’elle avait besoin de Jacinthe pour réviser ses examens, ce qui forcerait celle-ci à émerger de sa stupeur. Pour cela, il fallait lui confier son secret. Pouvait-elle vraiment se fier à Jacinthe ? Sans doute.
Le plus difficile serait de lui faire quitter sa chambre. Elle lui téléphona.
— Jacinthe, j’ai un grand service à te demander. Viens à la maison, je t’attends.
Puis elle raccrocha avant que son amie ait pu refuser. Ainsi qu’elle l’avait espéré, Jacinthe vint. Lorsqu’elle sonna à la porte, ce fut Lucie qui lui ouvrit. Elle avait déjà enfilé son manteau et ses bottes. Elle mit son chapeau et lui dit :
— Allons marcher, ce sera plus facile pour moi de te parler.
Jacinthe réprima une grimace, car cette journée glaciale de janvier n’incitait pas à la promenade. Non seulement le froid était vif, mais il y avait sporadiquement des coups de vent qui coupaient les joues. Pour rendre l’expédition tout à fait désagréable, les trottoirs étaient glacés. Mais Lucie considérait cette marche forcée comme le début du traitement : Jacinthe, qui ne faisait plus rien, ne bougeait plus, n’allait même plus à l’église, serait obligée de lutter contre le froid et le vent, et quand elle serait bien gelée, elle aurait envie de rentrer au chaud. Ce serait mieux que de n’avoir aucune envie du tout.
Lucie ne disait rien. Au bout d’un moment, Jacinthe se décida à demander :
— Pourquoi as-tu besoin de moi ?
C’était bon signe : depuis qu’elle avait reçu la lettre, c’était la première fois qu’elle s’intéressait à autre chose.
— Je dois te faire une confidence, mais il est très important que tu n’en parles à personne.
— Tu me fais peur. Qu’est-ce que tu m’as encore caché ?
— Ce que je vais te raconter a commencé à un moment où tu ne m’adressais plus la parole, ce qui a duré longtemps, tu t’en souviens ?
— C’est bon, je t’écoute.
Lucie lui apprit qu’elle suivait des cours privés de secrétariat tous les matins depuis la mi-septembre et qu’elle aurait son diplôme à Pâques. C’était suffisamment inattendu pour tirer Jacinthe de son hébétude.
— Mais c’est formidable ! Et tu as fait ça secrètement ?
— À moitié : ma mère est au courant, évidemment. Sans son aide, je n’aurais jamais pu. Et Madeleine aussi.
— Alors, tu vas réellement partir de la maison et gagner ta vie ?
— Oui.
— J’avoue que je n’y croyais pas vraiment. Tu m’impressionnes. Mais qu’est-ce que je viens faire là-dedans ?
— Eh bien, j’aurais besoin de quelqu’un pour m’aider à réviser. Il faudrait me poser des questions pour vérifier que je connais la matière.
— Ta mère ne peut pas le faire ?
— Elle n’a pas le temps. Peux-tu t’en charger ?
Jacinthe hésita. Lucie comprit qu’elle était tentée de refuser pour retourner à son isolement. Elle ne voulait pas se laisser distraire de son chagrin et encore moins en guérir.
Sentant le flottement, elle insista :
— Tu es la seule à qui je peux le demander. Je t’en prie, dis oui !
Jacinthe se rendit, d’une voix peu convaincue, mais Lucie réagit comme si elle avait accepté avec enthousiasme.
— Merci, tu es une véritable amie. Allons boire un thé chaud.
Elles avaient convenu que Jacinthe viendrait tous les après-midi, à l’exception des journées de dispensaire. Elles s’installaient dans la chambre de Lucie — il était évidemment exclu d’utiliser celle de Jacques — et Jacinthe tricotait pendant que son amie étudiait. Le manuel comportait une partie rédigée sous forme de questions et réponses, ce qui permettait à Jacinthe de l’interroger. Cela n’occupait que peu de temps chaque fois, et il était clair que Lucie aurait très bien pu travailler seule, mais elles n’en parlèrent jamais. Même si elle passait des heures sans rien dire, ces visites faisaient du bien à Jacinthe : elle était obligée de sortir de chez elle, d’échanger quelques mots avec Julienne Bélanger ou même avec le notaire, lorsqu’elle prenait le thé avec eux, et cela l’aida à émerger peu à peu de son désespoir.
Un jour, Lucie se mit au piano et joua les premières mesures du succès le plus entraînant d’Alys Robi, Tico-tico. Jacinthe se raidit. Lucie commença de fredonner.
— Je ne me souviens pas des paroles, aide-moi.
— Lucie, je n’en ai pas envie, je ne suis pas assez gaie pour ça.
— S’il te plaît, Jacinthe ! Ça m’a tellement manqué de ne plus chanter avec toi quand tu étais fâchée.
— Tous les moyens sont bons, n’est-ce pas ? soupira-t-elle.
Elle commença sans conviction, mais elle aimait trop la musique pour bouder longtemps son plaisir, et le deuxième tabouret de piano reprit sa place.