XXXIII

L e prétendant de Madeleine, qui avait scrupuleusement envoyé une lettre par semaine, obtint une permission pour la Saint-Valentin. À chaque envoi, Lucie recueillait les confidences de la bonne, qui feignait d’être réticente, mais qui, en réalité, avait très envie d’en parler. Lucie jouait le jeu, tant pour lui faire plaisir que pour avoir la joie d’entendre quelqu’un d’heureux en amour. Car Madeleine était bien la seule de son entourage : Jacinthe portait sa peine comme on porte le deuil, ses parents ne s’adressaient la parole que pour les trivialités de la vie courante et Irène ne semblait pas avoir de place pour les sentiments dans son existence. Pour son compte, la conquête de Jocelyn n’avançait pas.

Elle avait espéré progresser dans son intimité en le voyant deux fois par semaine, mais elle devait s’avouer qu’il n’en était rien. Pourtant, il ne se désintéressait pas d’elle, au contraire, et son cœur battait fort quand il lui consacrait un peu de temps pour s’informer de l’avancement de ses études ou la féliciter d’être efficace. Seulement, c’était dit avec gentillesse, rien de plus, sans aucune nuance équivoque qu’elle aurait pu évoquer le soir dans son lit comme prélude à une rêverie amoureuse. Malgré tout, elle ne se décourageait pas, car sa réserve pouvait être due à des scrupules, puisqu’il savait qu’elle n’était pas libre. Elle guettait depuis longtemps l’occasion de lui apprendre qu’elle avait décidé de rompre, mais qu’elle le cachait à son père jusqu’à sa majorité par crainte de représailles, lorsqu’un jour il s’enquit avec bienveillance de son état d’esprit de fiancée séparée de son amoureux depuis des années. Elle saisit l’occasion.

— Décidément, avait-il admiré, la petite Lucie est pleine de ressources et de courage.

Elle s’était dit que maintenant qu’il la savait libre, son attitude allait changer, mais il n’en fut rien. À cause de la présence de sa mère, peut-être ? À moins qu’il n’attende qu’elle ait quitté ses parents. Lorsqu’elle serait autonome, il verrait en elle une jeune femme assez mûre pour qu’il puisse l’inviter à sortir. D’ailleurs, il souhaitait la garder au dispensaire : il lui avait promis la place de secrétaire s’il obtenait la subvention espérée. Vu qu’elle aurait son diplôme, elle pourrait en avoir le titre et le salaire. Rien ne lui ferait davantage plaisir. Elle s’imaginait en train d’annoncer au téléphone : Ici la secrétaire du docteur Messier…

 

Basile Drouin se plaignait d’être en garnison, mais n’avait pas pour autant envie de partir outre-mer. Il écrivait à Madeleine qu’il perdait déjà son temps, mais ne voulait pas en plus perdre sa vie dans une guerre lointaine qu’il ne parvenait pas à considérer comme sienne. Il espérait la voir finir avant que le gouvernement décide de l’envoyer en renfort. Il disait aussi que lorsque tout cela serait terminé, il chercherait du travail à Montréal, dans une usine. Il ne souhaitait pas la même vie que ses parents, dans un rang où on ne pouvait rien faire d’autre que travailler et aller à l’église le dimanche. Il avait pris goût à l’animation de la ville, aux vitrines des magasins, aux spectacles, aux vues. De toute façon, il n’y avait pas de place pour la famille qu’il voulait fonder sur la terre familiale : ils étaient déjà trop nombreux.

— Qu’est-ce que tu penses de ses projets, Madeleine ? s’enquit Lucie.

— Ça a ben du bon sens.

— Est-ce qu’il t’a demandé de l’épouser ?

— Pas encore. Mais ça a l’air que ça s’en vient. Je vois pas pourquoi il me raconterait tout ça autrement.

Quand Madeleine sut que Basile serait à Montréal pour la Saint-Valentin, elle s’assura de la complicité d’Irène, qui donna avec plaisir son accord pour l’utilisation du chemin de fer souterrain. Dans sa lettre suivante, le soldat annonça qu’une occasion lui permettrait d’être en ville en début d’après-midi. Il espérait que Madeleine le rejoindrait dès son arrivée. Or la bonne n’avait le droit de sortir que le dimanche et la fête tombait un mardi.

— On va trouver un moyen, affirma Lucie.

Mais sans l’aide de sa mère, ce n’était pas facile. En effet, celle-ci n’accepterait pas que Madeleine rencontre un garçon, car elle avait promis à la mère de la jeune fille de la surveiller pour que cela ne se produise pas. Lucie en parla avec Jacinthe à qui cela fit du bien de s’intéresser aux soucis de quelqu’un d’autre. Elles en discutèrent longuement, imaginant toutes sortes de scénarios irréalistes et compliqués, pour en arriver à la solution la plus simple : Madeleine serait censée magasiner avec Lucie et Jacinthe pour les aider à porter leurs emplettes.

Quand tout fut organisé pour que Madeleine puisse passer le plus de temps possible avec son amoureux, Lucie se sentit laissée pour compte. Elle aussi avait envie de s’amuser, et elle le dit à Irène qui l’avait conviée avec Jacinthe à prendre le thé, comme souvent. Cela permettait à l’étudiante de faire une pause entre ses cours et ses heures d’étude.

— Tu as raison, approuva Irène : on va sortir nous aussi. Jocelyn m’a parlé d’une fête où il doit se rendre avec un de ses amis. Il m’a proposé de l’y accompagner parce que, d’après lui, je ne me distrais pas assez. Je ne lui ai pas encore répondu. Je vais lui demander s’il peut emmener trois filles, sinon, on trouvera autre chose.

— Trois filles et un gars, corrigea Jacinthe.

— Non. Laissons Madeleine et Basile en paix. Nous trois.

— Pas moi. Je n’en suis pas capable.

— Si tu refuses, dit Lucie, je ne peux pas y aller non plus.

— Pourquoi ?

— Un mardi soir, il ne m’est pas possible de passer par ici : mon père ne va au club que le samedi. Tu dois me servir d’alibi.

— Et Madeleine ?

— Elle dira qu’elle est malade et fera semblant de se coucher. Je ferai une diversion pendant qu’elle sortira.

— Tu ne me laisses pas le choix, lui reprocha Jacinthe.

— Non.