Le cri de Richard avait suspendu son mouvement. Alors, il l’appela doucement :
— Lucie, viens.
Elle se tourna légèrement vers lui. Craignant de l’effaroucher, il n’avança pas, mais il tendit la main.
— Viens, Lucie, répéta-t-il. Viens près de moi.
— Le long fleuve noir, dit-elle en faisant un geste vague vers le bas.
Puis elle fit un pas vers lui, et un autre, raide, le visage inexpressif. Quand elle fut toute proche, il se retint de l’agripper et posa seulement la main sur son épaule pour l’entraîner vers la voiture. Elle le suivit, sans résister. Il fallait enjamber la rambarde qu’elle regarda sans paraître comprendre. Il la porta, comme une jeune mariée, et elle se laissa faire sans réagir. Le trajet s’effectua en silence. Richard la conduisit chez lui. Elle entra sans curiosité et resta plantée au milieu du salon, les bras ballants.
— Je vais t’héberger tant que tu n’auras pas trouvé un logement.
Elle hocha la tête, toujours sans un mot, et il décida de se comporter comme si tout était normal. Il lui fit visiter l’appartement qui, outre le salon double, comprenait une chambre et un bureau pourvu d’un divan. Il lui désigna la chambre.
— Installe-toi. Je te laisse. Il faut que je téléphone pour rendre compte de mon reportage.
Il la quitta, immobile sur le pas de la porte, et s’enferma dans son bureau pour appeler le dispensaire. Jocelyn avait enfin été gagné par l’inquiétude de son entourage. Julienne Bélanger était encore là, et il y avait aussi Josette, restée à attendre des nouvelles, et Jacinthe qui les avait rejoints.
— Tu l’as trouvée ?
— Oui.
— Où ?
— Peu importe. Maintenant, elle est chez moi.
Puis ce fut la voix de Julienne, qui avait arraché le combiné à Jocelyn.
— Elle va bien ?
— Je ne dirais pas ça, mais enfin, elle est vivante.
— Où est-elle ? Je veux la voir ! Il faut que je lui explique.
— Elle est en lieu sûr et il n’est pas question que vous la voyiez.
Il l’entendit qui éclatait en sanglots et Jocelyn reprit la ligne.
— Elle a besoin d’un médecin. Moi, je vais venir.
— Toi non plus. Demande à sa mère de lui préparer une valise et de l’envoyer par taxi.
— Sa valise est ici. Je m’en charge.
— Dépose-la devant la porte. Je vous donnerai des nouvelles. N’oubliez pas de rassurer Jacinthe.
— Elle est avec nous.
— Passe-la-moi.
— Dieu merci, dit la jeune fille, tu l’as trouvée.
— Grâce à toi. Note mon numéro de téléphone et appelle demain. Je pense que tu es la seule personne qu’elle aura envie de voir.
L’appel terminé, Richard sortit de son bureau sans savoir à quoi s’attendre. Il n’y avait pas un bruit dans l’appartement. Lucie n’était ni dans le salon ni dans la cuisine ; elle n’était pas non plus dans la salle de bains, dont la porte était demeurée ouverte après le tour du propriétaire. Il ne restait que la chambre, qui n’était pas fermée non plus. Il s’approcha, se demandant s’il la trouverait dans la position où il l’avait laissée, et eut la surprise de la voir sur le lit, couchée en chien de fusil, profondément endormie. Ses pieds blessés lui serrèrent le cœur, et plus encore l’expression douloureuse qu’elle avait gardée dans son sommeil. Il prit une couverture dans le placard et la couvrit. Il se retint de soigner ses pieds, de peur de la réveiller.
Il quitta la pièce, dont il ferma la porte, et alla se servir un whisky avant de s’effondrer sur le sofa. Il lui semblait qu’il y avait une éternité qu’il s’était présenté au dispensaire pour lui souhaiter un bon anniversaire. Un coup d’œil à sa montre lui apprit qu’en réalité il s’était écoulé moins de deux heures. Madame Bélanger ne sera pas en retard pour prendre le thé avec son mari, pensa-t-il avec cynisme.
Lucie étant endormie derrière une porte fermée, Richard laissa entrer Jocelyn. Le ton, de part et d’autre, était chargé d’agressivité.
— C’est inqualifiable, attaqua Richard. Tu n’as pas seulement désespéré une jeune fille amoureuse de toi, ce que tu ne pouvais ignorer, mais tu as détruit la relation qu’elle entretenait avec sa mère. Et tout ça, pour une liaison dont tu seras lassé avant l’été.
— Ce n’est pas vrai !
— Qu’est-ce qui n’est pas vrai ?
— Ce que je ressens pour Julienne. J’admets que nous n’aurions jamais dû avoir une conversation intime au dispensaire, mais je l’aime. Je veux qu’elle divorce et je l’épouserai.
— Elle a accepté ?
— Pas encore, mais elle y viendra. Lucie partie, elle n’aura plus aucune raison de rester avec son mari.
— À ta place, je n’y compterais pas trop.
— Et pourquoi donc ?
— Parce que Lucie ne le pardonnerait jamais à sa mère, que sa mère le sait et qu’elle ne prendra pas ce risque.
— Nous verrons.
— C’est tout vu. Maintenant, si tu veux bien, j’ai du travail…
Jocelyn, à qui Richard n’avait pas proposé de s’asseoir, se dirigea vers la porte.
— Tu me tiendras informé, n’est-ce pas ? demanda-t-il avant de sortir.
— On verra.
Richard se servit un deuxième whisky aussi tassé que le premier. La rencontre avec Jocelyn avait fini de l’accabler. Une amitié de vingt ans était-elle en train de s’achever ? Sans doute pas, mais elle avait pris du plomb dans l’aile. Jocelyn avait toujours été inconséquent avec les femmes, mais jusqu’ici, les dégâts avaient été minimes. Il y avait bien eu quelques larmes, vite séchées, car ses maîtresses, pourvues de maris, ne souhaitaient pas plus que lui autre chose qu’une récréation. Richard le savait qui, au titre de meilleur ami de l’amant oublieux, avait plus d’une fois recueilli des confidences. Cette fois, c’était beaucoup plus grave.
Il n’avait aucune idée de l’état d’esprit dans lequel Lucie serait au réveil et redoutait sa réaction. Si elle avait surpris Jocelyn avec n’importe quelle femme, elle aurait eu beaucoup de peine, mais avec sa mère, c’était impardonnable.
Quel dommage qu’elle ne soit pas plutôt tombée amoureuse de lui… Elle lui avait plu dès la première rencontre et il savait qu’il lui serait facile de l’aimer. Il s’était retenu de trop s’attacher à elle parce qu’il avait tout de suite deviné ses sentiments pour Jocelyn. Contrairement à son ami, il n’était pas hostile au mariage. Lucie était intelligente, courageuse, volontaire. Des qualités qu’il appréciait. Et elle était belle. Si différente de Maria, pourtant…
Richard n’avait aucune idée de ce que lui réservaient les jours à venir et renonça à essayer de l’imaginer. Mieux valait tenter de dormir. Il finit le whisky et alla dans son bureau pour s’apercevoir que les draps étaient dans la chambre. Par crainte de la réveiller, il se contenta de la couverture qui traînait sur l’accoudoir. Il s’allongea avec une grimace, car l’armature du divan lui rentrait dans le dos. Si je veux conserver mes amis, pensa-t-il, je ferais bien de changer le lit d’appoint.