XLVII

— Jacinthe n’est pas là ? s’enquit Richard à son retour.

— Elle est venue et nous avons passé du temps ensemble, mais je lui ai demandé de repartir parce que je voulais être seule pour réfléchir.

— Et tu es arrivée à un résultat ?

— Oui et non.

— Allons manger. Nous discuterons au restaurant. Tu as pu remarquer qu’il n’y a pas grand-chose ici.

— J’imagine que tu n’as pas beaucoup le temps de faire la file à l’épicerie.

— En effet.

— Quand auras-tu la réponse pour l’accréditation ?

— Officiellement, lundi, mais je connais quelqu’un qui devrait pouvoir me le dire dès demain.

On les installa à une table pour deux. Lucie remarqua le sourire accueillant et la familiarité de la patronne. Richard devait avoir ses habitudes dans ce restaurant. Ce qu’il confirma :

— Je mange ici très souvent, les propriétaires sont devenus des amis.

— À la jeune dame, je lui mets la même chose qu’à toi ? proposa la femme.

— Oui, Jeanine, ce sera très bien.

Il expliqua qu’elle lui servait toujours ce qu’il y avait de plus frais et de meilleur et qu’il ne consultait jamais la carte. Effectivement, c’était bon. Ils mangèrent un moment en silence, puis, comme Lucie restait muette, Richard demanda :

— Est-ce que tu as l’intention de retourner au dispensaire ?

— Non.

— Tu vas donc chercher un emploi.

— Oui, mais pas à Montréal.

— C’est-à-dire ?

— Je pourrais m’engager dans l’armée. Ou à la Croix-Rouge ; ils ont du personnel administratif. Je veux partir outre-mer. Lundi, j’irai m’informer pour voir quelle est l’option qui m’offre les meilleures chances.

— Est-il vraiment nécessaire d’en arriver là ?

— Oui. Il y a à Montréal des gens que je ne veux pas risquer de rencontrer par hasard.

— Tu peux rester chez moi aussi longtemps qu’il le faudra.

— Merci. Tu es un véritable ami. Mais je voudrais te déranger le moins possible. D’ailleurs, je vais commencer par te rendre ta chambre, je prendrai le divan du bureau.

— Oh non ! Tu ne me le pardonnerais jamais : il est complètement défoncé. Quand je pense que j’ai fait dormir des quantités de gens là-dessus, j’ai honte.

— Alors, dit Lucie en riant — c’était la première fois qu’elle riait depuis, lui semblait-il, très longtemps —, il faut que je déguerpisse au plus vite.

— Ne te précipite pas : mon dos survivra. Tu ne dois pas prendre une décision hâtive que tu regretterais.

En sortant du restaurant, il lui proposa :

— Il est encore tôt. Ça te tenterait d’essayer ton Rolleiflex dans un quartier où il y a des noctambules ? Ce serait peut-être l’occasion de faire quelques clichés intéressants.

— Malheureusement, je ne l’ai pas : mon matériel est chez Giuseppe.

— Dans ce cas, allons au cinéma. J’ai entendu le plus grand bien d’un film avec Jean Gabin et Michèle Morgan : Quai des brumes. Il passe au St-Denis.

Lucie, fatiguée par l’effort qu’elle avait fourni pour se conduire normalement avec Richard, n’avait qu’une envie : s’enfoncer dans le sommeil, mais elle s’obligea à accepter.

— Avec plaisir, dit-elle.

Le ton était forcé. Il s’en aperçut, mais ne le montra pas, car il était persuadé que pour la réconcilier avec l’existence, il fallait accumuler les situations normales de la vie courante et l’amener à faire ce qu’habituellement elle trouvait agréable.

Lucie, qui eut du mal à se plonger dans l’atmosphère du film, finit par se laisser prendre. À la sortie, Richard lui saisit le menton et, imitant la voix grave de Gabin, il lui dit :

— T’as de beaux yeux, tu sais.

À côté d’eux, un autre couple jouait la même scène, et les quatre jeunes gens éclatèrent de rire.

 

La soirée était douce, et ils ne se pressèrent pas pour rentrer. Avant de se quitter pour la nuit, Richard lui demanda :

— Ça va mieux ?

— Oui. Je te remercie de tout ce que tu fais pour moi.

— Ce n’est rien du tout. Je me serais ennuyé si tu n’avais pas été là, prétendit-il avec son habituelle gentillesse.

— Au fait, se souvint Lucie, Jacinthe m’a parlé de la fête de demain, et je lui ai dit de ne pas l’annuler : la vie ne s’est pas arrêtée.

— Ah bon… très bien.

Elle sentit une réticence.

— Qu’est-ce qui se passe ? Jacinthe aussi a réagi bizarrement.

Autant le lui apprendre : elle finirait probablement par le savoir et il valait mieux qu’il n’y ait que lui à ce moment-là.

— Elle devait avoir lieu chez Jocelyn.

Elle pâlit.

— Il n’en est pas question !

— Bien sûr que non. On la fera ailleurs. Pourquoi pas ici ?

Pourquoi pas, en effet. Plus il y pensait, plus il se disait que c’était une bonne idée. Il allait lui laisser toute la responsabilité de l’organisation : rien de tel pour chasser la déprime que d’avoir de l’ouvrage plein les bras.

Quant à Lucie, elle regrettait cette décision prise dans un mouvement de bravade pour montrer aux autres et à elle-même à quel point elle était forte, mais elle ne pouvait plus reculer.