XLVIII

A u sortir du sommeil, le lendemain matin, Lucie retrouva sa douleur intacte, de même que la colère sourde qui avait fait place au déchaînement de la veille. Comment avaient-ils pu faire une chose pareille ? Elle les haïrait toute sa vie.

Richard était levé. Elle l’informa qu’elle passerait la matinée au Studio Rossi, comme tous les samedis. Pour sa part, il attendrait à l’appartement l’appel au sujet de l’accréditation. Il marchait déjà comme un ours en cage, et elle fut soulagée de partir. Ils avaient convenu que pour la soirée, il achèterait l’alcool, tandis qu’elle se chargerait du reste avec Jacinthe.

 

— J’imagine que tu as trouvé un endroit où dormir, remarqua Giuseppe, tu n’as pas l’allure de quelqu’un qui a couché sous les ponts.

Au mot pont, elle tressaillit, mais réussit à répondre d’un ton léger :

— En effet, j’ai un toit, et je peux l’utiliser tant que j’en aurai besoin.

Comme il attendait la suite, elle fut forcée d’ajouter :

— C’est Richard qui m’héberge.

Giuseppe arbora une mine désapprobatrice.

— Ce n’est pas convenable, dit-il pincé, ta réputation va en souffrir.

— Je me moque de ma réputation, et je ne vois pas pourquoi je devrais être convenable si les autres ne le sont pas.

— Tu es bien remontée. C’est à cause de ton père ?

Elle regrettait déjà son mouvement d’humeur, car elle ne voulait pas se confier plus avant.

— C’est ça, répondit-elle, et elle alla s’enfermer dans la chambre noire.

Quand elle en sortit, il y avait des clients, et ils ne se parlèrent que pour leur travail. Soudain, alors qu’elle finissait d’installer une jeune fille minaudante sur le fauteuil de velours râpé, elle aperçut, sur le trottoir d’en face, sa mère qui se préparait à traverser.

— Giuseppe, dit-elle précipitamment, je vous en prie, occupez-vous de la photo et répondez que je ne suis plus là.

— À qui ? demanda le photographe éberlué.

Mais elle avait déjà disparu et il comprit en voyant entrer madame Bélanger. Il observa la nouvelle venue du coin de l’œil en photographiant la cliente. Elle paraissait ravagée. L’insomnie tirait ses traits et la vieillissait, et il la trouva pathétique. Était-ce le départ de sa fille qui la mettait dans un état pareil ? Pourtant, c’était prévu de longue date et elle était au courant, contrairement à son mari.

 

Dès qu’ils furent seuls, elle se jeta sur lui.

— Monsieur Rossi, Lucie est ici ? Je vous en prie ! Il faut que je la voie et que je lui parle.

Malgré la pitié qu’elle lui inspirait, il ne voulait pas trahir la bambina. Il opta pour un mensonge rassurant.

— Elle est passée plus tôt ce matin prendre sa mallette. Elle ne pouvait pas rester parce qu’elle allait faire des photos, mais elle n’a pas précisé où.

— Ah…

Le ton était si désespéré qu’il eut la tentation d’ouvrir la porte du refuge de Lucie. Mais non, il ne pouvait pas. Tout de même, elle lui devrait une explication. Il était inacceptable qu’elle cause autant de chagrin à sa mère.

— Si elle revient dans la journée, dit-il pour la réconforter, je vous appellerai.

Dans un élan, elle s’accrocha à cet espoir.

— Oui, merci ! Je rentre tout de suite à la maison et j’attends votre appel.

En la raccompagnant à la porte, il ajouta :

— Ne vous inquiétez pas, elle avait l’air très en forme.

— Vraiment ? Ah, vous me rassurez ! Mais c’est bien vrai, dites ?

— Bien sûr, rentrez chez vous maintenant.

Apitoyé, il la regarda s’en aller, puis retourna dans le magasin.

— Lucie, cria-t-il sèchement, elle est partie. Sors de là, et viens t’expliquer.

La jeune fille avait un visage dur et fermé qu’il ne lui connaissait pas et cela accentua son mécontentement. Il l’invectiva, mêlant, sous le coup de l’indignation, des mots d’italien au français, produisant ainsi un effet qui eût été comique dans d’autres circonstances.

— Comment peux-tu être si crudele avec tua madre ? Elle te sostiene e ti aiuta depuis des mois, et c’est en refusant di vederla che le ricompensi ? Tu me déçois, Lucie, avevo toujours creduto che tu étais una buona bambina.

— Je n’ai pas à être une bonne fille parce qu’elle n’est pas une bonne mère, répliqua-t-elle sur un ton de défi.

— Qu’est-ce que ça signifie ?

— Je ne peux pas vous le dire.

— Il va falloir, pourtant, sinon, je lui apprends où tu loges.

— Vous n’avez pas le droit. Je vous ai fait confiance.

— Je ferai ce que je juge être mon devoir. Je ne te laisserai pas désespérer ta mère ni te dévergonder chez un homme sans rien faire.

— J’ai une bonne raison, Giuseppe.

— Donne-la-moi, et je verrai moi-même si elle est bonne.

Lucie n’avait pas le choix. Elle prit une grande inspiration et lâcha :

— Elle est la maîtresse de Jocelyn.

Après un instant de silence, il murmura :

— Porca miseria.

Il ne fut plus question de livrer son adresse ni d’intervenir de quelque manière que ce soit. Le vieil homme, qui avait compris depuis longtemps que Lucie était amoureuse du médecin, se rendit compte qu’elle se sentait trahie et débordait de ressentiment.

— Qu’est-ce que tu comptes faire ? demanda-t-il simplement.

— Quitter Montréal. Je ne veux plus jamais les revoir, et vous avez pu constater que je ne peux pas rester : je ne serais nulle part à l’abri d’une rencontre.

— Tu as des plans ?

— Plus ou moins. J’irai m’informer lundi au centre de recrutement de la section féminine du Corps d’aviation royal canadien et à la Croix-Rouge pour m’engager là où on me promettra de m’envoyer outre-mer.

— Tu peux quitter Montréal sans aller en Europe. Il y a des jeunes soldates qui travaillent un peu partout au Canada.

— Je veux participer à la guerre.

— Tu ne sais pas ce que c’est.

— Après, je le saurai.

— Ne dis pas de bêtises, Lucie. Tu es en colère et malheureuse, mais la vie te réserve encore de jolies choses.

— Vraiment ? répondit-elle d’une voix amère.

— Vraiment.

Le téléphone sonna. C’était Jacinthe qui informait Giuseppe que la fête pour l’anniversaire de Lucie aurait bien lieu, mais chez Richard.

— Tu es d’accord pour la fête ? vérifia-t-il.

— Oui.

— Tu es courageuse, bambina, dit-il en la prenant affectueusement dans ses bras.

Elle posa un instant la tête sur l’épaule du vieil homme, puis se détacha de lui pour ne pas pleurer. Elle ne voulait plus s’accorder la moindre faiblesse.