A u matin, il lui demanda si elle avait réfléchi, et elle lui dit que oui, elle voulait partir.
— Dans ce cas, il faut préparer l’entrevue. Nous irons ensemble : je vais leur annoncer que je n’ai pas l’autorisation, mais que je leur propose une remplaçante. Comme ils ne se contenteront pas de ma parole, tu dois leur montrer des photos.
— Elles sont toutes à la maison.
— Aucune importance. Tu n’en as pas qui pourraient prouver que tu es apte à faire un reportage au front.
Il ouvrit une grande pochette cartonnée.
— C’est ici qu’on va les trouver.
— Tu veux dire que je vais faire passer tes photos pour les miennes ?
— Je ne vois pas d’autre moyen.
Il en sélectionna une dizaine, toutes violentes : des scènes de manifestations, de répression policière, un pugilat entre deux clochards.
— Ils croiront que c’est moi qui les ai prises ?
— Il vaudrait mieux, sinon il faudra que tu cherches autre chose.
Il la toisa avec arrogance de la tête aux pieds, en s’arrêtant ostensiblement à sa poitrine, puis lui posa une série de questions indiscrètes d’une voix méprisante.
Mortifiée, elle protesta :
— Pourquoi es-tu aussi méchant avec moi ?
— C’est une répétition de l’entrevue, je croyais que tu l’avais compris.
— Tu es sûr que ce sera aussi humiliant ?
— Peut-être pas, peut-être pire. Attends-toi du moins à un regard qui te déshabille partout où tu iras. Pour la plupart des hommes, une femme doit être au lit ou à la cuisine, et c’est dans la première position qu’ils essaieront de t’imaginer. Si tu as le poste, tu n’en rencontreras pas beaucoup qui penseront que tu es à ta place. Et pour commencer, le journaliste de la Presse canadienne. Vous ne serez pas obligés de travailler toujours ensemble, mais avec le même patron, vous ne pourrez pas éviter de vous fréquenter.
— Tu le connais ?
— Oui. C’est Marc Juteau. Un fichu caractère.
Les locaux de l’agence, qui n’étaient pas grands, grouillaient de gens affairés, et Lucie, que Richard avait laissée à la porte du bureau dans lequel il était entré depuis dix minutes, avait l’impression d’être toujours sur le passage de quelqu’un. Elle s’écartait, s’avançait un peu, reculait devant un homme pour bousculer une femme qui passait derrière elle. Ils ne s’arrêtaient pas, marmonnant une vague excuse, en état d’urgence permanent. Le bruit était intense : des téléscripteurs, des sonneries, des voix qui culminaient par-dessus le vacarme. Le dispensaire lui avait paru survolté, mais ce n’était en rien comparable. Elle était un peu étourdie lorsque Richard ouvrit la porte et lui dit d’entrer.
Sans même la saluer, un homme rogue s’exclama :
— Mais elle est au berceau !
— Je suis majeure, rétorqua-t-elle, piquée.
— Vraiment ? La voix était lourdement ironique. Depuis le mois dernier, je suppose ?
— Non. Depuis jeudi dernier.
Il émit un rire bref.
— Au moins, elle n’est pas timide.
Elle se contenta de le fixer sans ciller.
— Et que comptez-vous faire, Mademoiselle qui êtes majeure, sur le front d’Italie ?
— Photographier ce qui en vaudra la peine.
— Et bien sûr, vous avez une longue expérience de la guerre.
— Je n’en ai pas eu l’occasion, mais j’ai fait autre chose. Si vous le permettez, je vais vous en montrer quelques exemples.
— Faites voir, soupira-t-il, puisque vous êtes là.
Elle ouvrit son carton et lui passa les clichés un à un. Il la considéra avec suspicion.
— C’est vous qui avez fait ça ?
— Oui.
— Et qui vous a appris à photographier ?
— C’est moi qui l’ai formée, intervint Richard. Il y a des années que nous faisons des photos ensemble, je suis un ami de la famille.
— Elle doit être contente, la famille, que cette demoiselle veuille partir à la guerre comme un vieux reporter.
Lucie, qui sentait qu’il ne fallait surtout pas se laisser désarçonner, répondit :
— Comme je vous l’ai dit, la demoiselle est majeure et la famille n’a pas voix au chapitre.
— Effrontée, avec ça. Et vous êtes capable de les développer ?
— Bien sûr. Depuis l’âge de dix ans, je travaille une fois par semaine dans un studio de photographie. Je sais tout faire. Et le patron m’a aussi appris sa langue : l’italien.
— Hum… Votre protecteur ici présent vous a-t-il informée des dangers que court un reporter photographe en première ligne ?
— Oui. Il m’a raconté la mort de Gerda Taro.
— Bon. Eh bien, puisque vous avez réponse à tout, demandez votre accréditation au plus sacrant : le bateau quitte Halifax samedi, et il faut deux jours de train pour s’y rendre.
Elle était presque dans le couloir quand il ajouta :
— Avant de partir, allez vous faire photographier pour la carte de presse. Morin va vous montrer où c’est.
Lucie se retrouva dans la rue, munie de sa lettre d’engagement, complètement abasourdie. Jusqu’au bout, elle avait cru qu’il refuserait. Ce succès était évidemment imputable à Richard qui avait présenté sa candidature, l’avait préparée à la rencontre, lui avait donné ses photos. Son seul mérite avait été de crâner et de ne pas se laisser impressionner.
— Ce qui n’est pas si mal, lui dit-il. Tu t’en es tirée avec les honneurs. D’habitude, avec son ironie agressive, il démonte les gens qui ne le connaissent pas. Tu lui as répondu avec assurance, ce qui t’a permis de l’emporter.
— En fait, dès les premiers mots qu’il m’a adressés, j’étais sûre qu’il me refuserait. Alors j’ai décidé qu’au moins, je ne perdrais pas la face.
— Eh bien, tu as réussi : c’est désormais ton chef. Pour ton information, il s’appelle Auguste Trudelle.
— Rassure-toi, je ne lui dirai pas : Bonjour Monsieur le Grognon.
— C’est aussi bien, je ne suis pas sûr qu’il ait beaucoup d’humour. Maintenant, tu dois réunir les papiers.
Il lui fit la liste des documents à obtenir.
— Tu dois avoir le tout avant cinq heures. Porte-les à cette adresse, au capitaine Lacombe. Il soumettra ta demande d’accréditation dès demain matin.
Lucie fit la grimace en constatant qu’il lui fallait un certificat de baptême. Autant commencer par là : cela lui éviterait d’y penser toute la journée.
Mademoiselle Landreville voulut, bien entendu, savoir à quoi le document était destiné.
— C’est pour m’engager dans l’armée, prétendit-elle.
— Seigneur ! s’exclama la vieille fille. Je ne peux pas croire que votre père est d’accord.
C’était le moment d’inventer une belle histoire. Elle se pencha et baissa la voix :
— Je vais vous faire une confidence, mademoiselle Landreville.
— Oui… frétilla la gouvernante du curé.
— Dès que j’ai su que mon fiancé était grièvement blessé, j’ai fait le projet d’aller le rejoindre pour le soutenir, mais en tant que civile, c’est impossible. C’est pour ça que je dois m’engager. Mes parents le comprennent et m’encouragent.
— Oh, que c’est beau l’amour !
— Mais pour y parvenir, j’ai besoin de votre aide.
— Que vous faut-il ?
— Il me faut aussi un certificat de moralité. Venant de la gouvernante d’un prêtre, il aura beaucoup de valeur.
Flattée, elle s’empressa de rédiger la lettre.
— J’ai une dernière faveur à vous demander : pouvez-vous garder le secret une semaine ? J’ai promis à mes parents de n’en parler à personne tant que ce ne serait pas officiel.
— Vous pouvez compter sur moi.
Elles se quittèrent avec de grandes effusions. Pourvu qu’il n’y ait pas une réunion de la fabrique cette semaine, pensa Lucie. Si elle voit mon père, elle ne résistera pas au plaisir de lui montrer qu’elle partage un secret avec lui.
Elle alla ensuite au collège Bélanger demander une copie de son diplôme. Là aussi elle obtint facilement un certificat de moralité. Il lui restait Giuseppe. Elle ne l’avait pas vu depuis la soirée d’anniversaire, et cela lui paraissait très lointain.
— Tu as l’air bien, bambina, dit-il en l’accueillant.
— J’ai une grande nouvelle à vous annoncer. On pourrait s’asseoir puisqu’il n’y a personne.
— C’est si grave que ça ?
— Grave, je ne sais pas, mais important, oui. J’ai obtenu un poste de reporter photographe de guerre pour la Presse canadienne. Il ne me manque que l’accréditation des autorités militaires.
— Comment ça, obtenu ? Quand ? Il n’en était pas question samedi. Les choses ne se font pas si vite.
— C’est grâce à Richard. Il n’a pas eu l’autorisation à cause de ses antécédents politiques et il a présenté et soutenu ma candidature à sa place.
— Mais il est fou, celui-là ! Qu’est-ce qui lui prend ? Je vais lui dire deux mots, moi !
— Giuseppe, je vous en prie, calmez-vous ! C’est moi qui l’ai voulu.
— Toi ! Toi ! Tu ne connais rien à rien, toi. Tu ne sais pas ce que c’est la guerre. Mais lui, il le sait. Il n’aurait jamais dû te soutenir. Tu vas te faire blesser, violer, tuer.
— Enterrer, alouette…
— Lucie, je t’interdis de plaisanter ! C’est très sérieux. Tu ne te rends pas du tout compte.
— C’est vous qui ne comprenez pas. Jeudi, lorsque j’ai surpris ma mère et Jocelyn, je suis partie en courant. Quand Richard m’a rattrapée, j’étais sur le pont, prête à sauter. Je ne veux pas rester à Montréal. Je ne veux plus jamais les revoir.
— Mais bambina, il y a d’autres endroits que le front.
— Pour moisir dans une garnison où je n’aurais rien d’autre à faire que penser à ça ? Non ! Il faut que je parte, que j’agisse.
— Et où on va t’envoyer ?
— En Italie.
— In Italia ! Per dio ! Ma non è possibile ! Perché in Italia ?
— C’est là qu’ils ont besoin d’un photographe. Et je parle italien.
— En plus, c’est de ma faute.
— Giuseppe !
— Puisque tu es ici, je suppose que tu attends quelque chose de moi pour t’aider dans cette folie ?
— Oui. Écrire une lettre qui vante mes multiples compétences en photographie, de la prise de vue au développement des clichés, et ma connaissance de l’italien.
— S’il le faut…
— Merci, Giuseppe. Je viendrai vous dire au revoir.
Il ne lui restait plus que la dernière étape : le bureau des accréditations. Là, elle eut droit, du planton à l’officier qu’elle devait rencontrer, en passant par tous les militaires qu’elle croisa, au regard qui déshabille annoncé par Richard. Au premier, elle se sentit rougir, ce qui provoqua en elle une bouffée de colère bienvenue, car elle lui permit d’affronter les autres. Elle réalisa qu’elle ne reconnaissait aucun des grades ; elle ferait bien de les apprendre, cela lui serait utile plus tard pour la légende de ses photos.
— Voici donc la protégée de Morin, apprécia le capitaine Lacombe. Maintenant que je vous vois, je ne comprends pas pourquoi il vous aide à partir. À sa place, je ferais tout pour que vous restiez.
Elle sourit, mais n’entra pas dans le badinage. Il vérifia que le dossier qu’elle lui tendait était complet.
— Parfait : il ne manque rien. Puis-je espérer que vous accepterez de souper avec moi ce soir ?
— Je crains que non. J’ai tellement de choses à faire… Le bateau quitte Halifax samedi, je dispose de très peu de temps.
— Si vous partez.
— Si je pars.
— Je transmets votre demande demain matin et je vous appelle dès que la décision est prise, dit-il en la raccompagnant.
Les formalités terminées, elle téléphona à Jacinthe. Celle-ci, stupéfaite de voir comme les choses allaient rondement, poussa des Oh, des Ah et des Si je m’attendais.
— Pour l’accréditation, j’aurai la réponse dans la matinée. Si je l’obtiens, tu pourrais venir magasiner avec moi : je n’aurai que deux jours pour me préparer et ton aide me sera utile.
— Bien sûr.
Elles n’évoquèrent ni l’une ni l’autre la possibilité d’un refus que Lucie ne voulait pas envisager.
Peu après, le téléphone sonna : c’était Richard qui lui demanda si elle avait pu réunir les papiers nécessaires.
— Très bien, approuva-t-il lorsqu’elle lui eut répondu par l’affirmative. J’imagine que tu seras difficile à rejoindre. Je communiquerai directement avec Lacombe pour vérifier si tu pars. Je te rappellerai le soir pour que tu me racontes où tu en es.
— Tu n’es pas à Montréal ?
— Non. Je suis à Ottawa.
— Tu ne vas pas revenir ? On ne se reverra pas ?
— Je ne crois pas : je couvre une visite officielle qui dure jusqu’à jeudi.
Elle en fut déçue et attristée, car elle avait déjà pris l’habitude d’avoir à ses côtés ce compagnon agréable et dévoué qui aplanissait les difficultés et sur lequel il était si facile de s’appuyer. Il allait pourtant falloir qu’elle se passe de lui, comme de tout le monde. Elle s’était déclarée indépendante et autonome, et ce serait sans doute plus difficile à assumer qu’à affirmer. La solitude de son lit lui fut plus douloureuse encore que la veille.
Elle s’éveilla à l’aube et s’assit à côté du téléphone, incapable de faire quoi que ce soit. Elle savait que c’était trop tôt pour avoir des nouvelles du capitaine, mais ne parvenait pas à s’éloigner de l’appareil. Le paquet de thé était terminé et il n’y avait rien à boire ni à manger dans l’appartement. N’osant pas sortir de crainte de manquer l’appel, elle se servit un verre d’eau et attendit avec une impatience grandissante en fumant l’une après l’autre les Player’s que Richard avait laissées sur son bureau. Elle décrocha avant même la fin de la première sonnerie.
— Allô, dit-elle en frémissant.
— C’est toi, Lucie ? Écoute-moi…
Elle laissa échapper le combiné en reconnaissant Jocelyn. Pétrifiée, elle entendait sa voix monter du sol. Elle tremblait, incapable de ramasser l’appareil qui lui inspirait autant de crainte que s’il eût été une bête venimeuse. Elle ne parvint à le raccrocher que bien après qu’il fut devenu silencieux.
La voix de Jocelyn avait rompu le fragile rempart qu’elle croyait avoir érigé. Elle avait si souvent rêvé qu’il lui chuchotait des mots d’amour, elle avait tellement imaginé un avenir commun… Depuis vendredi, elle s’était interdit de penser à lui et, parce qu’elle avait décidé de le rayer de son existence, elle n’avait pas prévu qu’il surgisse inopinément. Maintenant que c’était arrivé, Richard était oublié, et les reportages de guerre, et l’Italie. Il ne restait plus que cette voix qui la torturait. Dans un accès de désespoir, elle repensa à la mort, souhaitant ne plus souffrir, ne plus attendre en vain.
Quand le téléphone sonna de nouveau, elle le regarda avec terreur. Craignant que ce ne soit Jocelyn qui revienne à la charge, elle fut tentée de le laisser sonner, mais elle se souvint qu’avant d’être dévastée par cet appel, elle attendait celui du capitaine Lacombe. C’était peut-être lui. Elle décrocha d’une main tremblante et fut soulagée de reconnaître la voix du militaire.
— Mademoiselle Bélanger ? Votre demande est acceptée. Passez la chercher quand vous voudrez.
— Merci.
Elle fut prise d’une immense fatigue et eut la tentation de fuir la réalité dans le sommeil, comme elle savait si bien le faire, mais elle n’en eut pas le temps parce que le téléphone sonna une fois de plus. Elle répondit machinalement. C’était Jacinthe.
— Alors, dit-elle, la voix excitée, tu l’as ?
— Je l’ai.
— Tu es contente ?
Elle s’entendit répondre oui.
— J’arrive. Commence ta liste de courses.
Avait-elle réellement envie de partir ? De faire des efforts pour être acceptée dans un milieu hostile, de surmonter la peur qu’elle ne manquerait pas de ressentir lorsqu’elle serait au front, de se priver de Jacinthe et de Richard ? Mais Richard s’était éloigné d’elle depuis qu’elle l’avait repoussé. Elle n’avait plus de travail, plus de domicile. Avait-elle le choix ?
La première liste qu’elle établit fut pour Madeleine. Elle savait qu’elle pouvait parler à la bonne sans risquer de tomber sur sa mère parce que c’était le jour où celle-ci faisait du bénévolat pour le Comité de visite des hôpitaux. Madeleine voulut lui donner des nouvelles de la maisonnée, mais elle l’interrompit.
— Je n’ai pas le temps.
Elle lui fit noter tout ce qu’il lui fallait et lui demanda de déposer la valise chez Irène où Jacinthe la récupérerait.
— Quand est-ce qu’on se revoit, Mademoiselle Lucie ? Je m’ennuie de vous.
— Pas tout de suite, mais Jacinthe va continuer de te chercher un logement. Merci pour tout, Madeleine.
— Bonne chance, Mademoiselle Lucie.
Jacinthe l’accompagna dans ses dernières démarches. Agressée par les regards des militaires, elle déclara qu’elle ne supporterait pas de vivre dans ce milieu. Lucie en fut moins dérangée que la veille et supposa qu’elle y serait vite indifférente. Le capitaine Lacombe lui remit le document en renouvelant son invitation à souper qu’elle déclina de nouveau. Sans rancune, il lui serra la main et lui souhaita bonne chance. Décidément, ils allaient finir par lui porter malheur à tous invoquer la chance !
À l’agence de presse, Trudelle examina scrupuleusement l’accréditation avant de lui remettre une enveloppe.
— Il y a là-dedans votre carte de presse, les titres de transport et les renseignements sur vos contacts en Italie. Dans le train, vous vous mettrez en rapport avec le capitaine Scott : c’est avec son unité que vous ferez le voyage. Quant à vos relations avec Juteau, je ne veux rien en savoir. S’il y a des problèmes, c’est votre problème.
Après l’avoir regardée d’un œil critique, il lui conseilla :
— Trouvez-vous des vêtements de coupe militaire pour essayer de vous fondre dans le décor, ce ne sera pas de trop.
Il lui tendit un petit livre.
— Tenez. C’est un guide de l’Italie. Il a été fait à l’intention des soldats. On le leur a donné l’an dernier, avant qu’ils débarquent. Ça vous rendra sans doute service.
Puis il ajouta, avec une nuance d’humanité qu’elle n’attendait pas :
— Envoyez de bonnes photos, mais revenez vivante.
Puis il appela un coursier :
— Conduis-la au magasin.
Le magasinier lui demanda ce qu’elle avait comme appareils et lui remplit une grosse mallette de pellicules.
— Pour commencer, ça devrait suffire, dit-il.
Il faudrait qu’elle s’habitue à être chargée comme un baudet et, dans l’immédiat, qu’elle revoie à la baisse le contenu de sa valise personnelle.
L’achat de vêtements militaires ne fut pas aussi simple qu’elle l’avait espéré : la vendeuse, une personne âgée, ne voulait pas vendre d’uniforme à quelqu’un qui ne faisait pas partie de l’armée. Lucie eut beau lui expliquer pourquoi cela lui était nécessaire, elle n’arrivait pas à vaincre ses réticences.
— Vous n’avez qu’à demander à une couturière, répétait-elle, têtue.
— Pour après-demain ? Vous savez bien que c’est impossible.
Après force palabres, elles se mirent finalement d’accord : le couturier du magasin allait y apporter des modifications de façon qu’on ne puisse les confondre avec de véritables uniformes. Elle en prit un avec une jupe et l’autre avec un pantalon, ce qui lui valut une nouvelle moue réprobatrice.
Les deux amies finirent l’après-midi dans un salon de thé.
— Qu’est-ce qu’il te reste à faire ?
— Aller chercher les faux uniformes et faire mes adieux à Giuseppe.
— Et à ta mère ?
— Non, répondit-elle durement.
— Lucie, tu pars à la guerre pour des mois, peut-être des années…
— Peut-être aussi pour toujours, n’aie pas peur de le dire, mais ça ne change rien. Mes parents n’existent plus.
— Et François ?
— C’est une autre affaire, soupira Lucie, toute agressivité disparue. Comment lui expliquer sans le blesser ? Il n’a jamais pris au sérieux mon intérêt pour la photographie et ne comprendra pas que je veuille en faire un métier. Surtout au front.
— Est-ce qu’il t’a parlé de l’infirmière qui le soigne ?
— Non.
— Dans les lettres que je reçois, il y revient sans arrêt.
— Crois-tu qu’il en est amoureux ? demanda Lucie pleine d’espoir.
— Peut-être. En tout cas, tu ne peux plus éviter de lui dire la vérité, et je ne serais pas surprise qu’elle sache le consoler.
— Tu me soulages d’un gros poids.
En réalité, pensa-t-elle en s’installant pour rédiger enfin la lettre de rupture qu’elle désespérait d’avoir le courage d’envoyer à son fiancé depuis presque cinq ans, la pensée de François n’a pas traversé mon esprit depuis des jours. La lettre ne fut pas facile à écrire et elle passa la soirée à effacer et reprendre chaque phrase pour finir par simplement dire qu’elle était trop jeune lors de leur engagement et savait maintenant qu’elle ne souhaitait pas se marier, mais faire une carrière. Elle termina sur des souhaits de prompt rétablissement. Il n’y avait pas un mot d’aigreur, rien que François pût interpréter comme un blâme. Il serait quand même blessé, mais elle ne pouvait pas concevoir un texte plus neutre. Et si l’intuition de Jacinthe était bonne, il finirait par être soulagé qu’elle ait pris l’initiative de la rupture.
La lettre cachetée, il ne lui resta plus rien à faire. Comme elle l’expliqua à Richard lorsqu’il l’appela, elle n’était plus d’ici, mais pas encore d’ailleurs. Il rentrait jeudi. Son train arrivait en gare un quart d’heure avant le départ de celui de Lucie. Avec un peu de chance, ils pourraient se dire au revoir.
Le lendemain, elle trouva Giuseppe très ému.
— Tu t’en vas, bambina. Tu étais mon soleil…
— Je reviendrai, Giuseppe.
— Bien sûr…
— Et vous m’écrirez.
— Oh non. Je ne peux pas. Si j’écris en Italie, on va me prendre pour un espion. Et tu ne dois pas m’écrire non plus.
— Jacinthe viendra vous donner des nouvelles.
— Oui, je sais qu’elle le fera. C’est une bonne petite.
— Il y a longtemps que vous avez quitté l’Italie ?
— Plus de vingt ans.
— Et vous n’avez jamais eu envie d’y retourner ?
— Je ne pouvais pas. Un jour, qui sait ? Quand il n’y aura plus de fascistes… Si ça peut arriver.
— Ne soyez pas pessimiste, Giuseppe, on finira par gagner cette guerre et les chasser. Il vous reste de la famille là-bas ?
— Je ne sais pas. Ma mère, peut-être. Mais elle serait bien vieille.
— Vous n’avez jamais eu de nouvelles ?
— Non. Ils croient que je suis mort. Si j’avais donné signe de vie, je les aurais mis en danger.
— Donnez-moi votre adresse. Je ferai tout mon possible pour y aller et m’informer.
— C’est sur la rive gauche du Tibre, au 12 de la via Tor di Nona, dans l’ancienne Rome. Si tu vas dans ce quartier, bambina, méfie-toi, ne parle pas de moi. Toi aussi tu pourrais être en danger.
Quand elle l’embrassa en le quittant, elle vit qu’il se retenait de pleurer et elle s’enfuit.
Jacinthe arriva avec la valise récupérée chez Irène.
— Je lui ai appris que tu partais. Je pouvais, n’est-ce pas ? Elle n’en revenait pas. Elle aurait bien aimé quelques explications, mais pour ça, je l’ai renvoyée à son cousin. Qu’il s’arrange !
Jacinthe voulut absolument l’aider à faire ses bagages. À chaque article que Lucie rejetait, elle s’exclamait :
— Mais tu ne pourras jamais t’en passer !
— Soulève la mallette de matériel.
Jacinthe grimaça.
— Tu devras porter ça tout le temps ?
— Si je veux faire des photos, il me faut des appareils et des pellicules. Et ça pèse. Alors, tu comprends, le reste doit être aussi léger que possible. Je ne pars pas en villégiature.
— Je vais garder à la maison tout ce que tu laisses. Si tu en as besoin, je te l’enverrai.
— Tu es tellement fine, Jacinthe !
— Tu es tellement fine, Lucie !
Elles s’embrassèrent en riant, mais Jacinthe finit par fondre en larmes.
— Lucie, tu vas trop me manquer ! Et je vais avoir tellement peur pour toi.
— Je n’ai pas le choix, tu le sais, il faut que je parte.
— Mais tu aurais pu aller ailleurs, dans un endroit moins dangereux.
— Arrête, Jacinthe, ne m’enlève pas mon courage.
— C’est vrai. Pardonne-moi. Au point où tu en es, il est trop tard pour te faire changer d’avis.
Elles se donnèrent rendez-vous à la gare, le lendemain.