VI

L e mercredi suivant leur retour à Montréal, Jacinthe, surprise de ne pas voir Lucie à l’église pour la confection des colis aux soldats, se précipita chez son amie.

— Qu’est-ce qui se passe ? Tu es malade ?

— Non.

— Mais alors, pourquoi n’es-tu pas venue ?

— Mon père ne veut plus que je sorte sans ma mère.

Devant son air stupéfait, elle expliqua, la voix amère :

— Je suis punie. Comme une petite fille.

— Punie ? Pourquoi ? Qu’est-ce que tu as fait ?

Malgré la perspective des représailles si son père l’apprenait, Lucie avait pris le parti d’avouer la vérité à Jacinthe, quitte à perturber, voire compromettre leur amitié. Mais il était plus facile de décider de parler à Saint-Donat que de s’exécuter à Montréal. Jacinthe, qui adorait François, en serait blessée.

Comme Lucie hésitait, elle insista :

— Alors, pour quelle raison ?

— J’ai dit que je ne voulais pas vivre à Saint-Donat.

— Mais tu y seras avec François ! Moi, j’irais n’importe où avec celui que j’aime.

Lucie soupira. Elle allait être obligée d’énoncer crûment la vérité, car Jacinthe, qui n’avait jamais mis en doute l’attachement de son amie pour son frère, refuserait de comprendre à demi-mot. Elle se demanda, une fois de plus, si elle voulait aller jusqu’au bout, au risque de perdre Jacinthe. Mais il le fallait : il s’agissait de sa vie. Elle avait vingt ans, il était exclu qu’elle passe à Saint-Donat les cinquante prochaines années en compagnie d’un homme qu’elle n’aimait pas, et l’avouer à Jacinthe serait le premier pas vers la délivrance.

— Écoute, Jacinthe, ce que je vais te dire, tu dois me promettre de ne pas le répéter. Si mon père l’apprenait, il me ferait enfermer à l’asile.

— À l’asile ? répéta la jeune fille de plus en plus stupéfaite.

— Oui, à l’asile, confirma Lucie, excédée. Tu promets ?

— Bien sûr. J’ai toujours gardé tes secrets.

— Il s’agissait de petits secrets. Celui-là, c’est un gros.

— Tu me fais peur, Lucie. Parle. Tu m’inquiètes avec tes mystères.

Lucie pressentit qu’elle avait tort, que cela finirait mal, mais il était trop tard pour reculer : Jacinthe attendait, le visage inquiet.

— Je n’aime pas François et je ne veux pas me marier avec lui.

C’était fait. Elle avait enfin lâché ce qu’elle retenait depuis quatre ans et, contrairement à ce qu’elle espérait, elle n’en était pas soulagée. Pour cela, il aurait fallu pouvoir faire abstraction des sentiments de Jacinthe, si faciles à décrypter : l’incrédulité, d’abord, puis, très vite, le chagrin.

— Tu… ? Ce n’est pas possible. Pourquoi ne me l’as-tu jamais dit ?

— Je ne pouvais pas. Pour commencer, François m’a prise de court en déclarant qu’il voulait m’épouser, puis il a considéré que mon silence était une acceptation. Quand il l’a eu annoncé à tout le monde, c’était trop tard. J’étais si jeune, souviens-toi.

— Je ne m’en suis jamais doutée.

— Admets que je ne t’ai jamais dit que je l’aimais.

— C’est vrai, mais je mettais ta discrétion sur le compte de la pudeur. François est au courant ?

— Non. Je vais attendre son retour. Il sera peut-être soulagé. Lui aussi était jeune. Qui sait s’il n’a pas changé d’avis et n’ose pas me l’annoncer ?

— Et mes parents ?

— Jacinthe ! Tu m’as promis de ne rien dire !

— Ça va, calme-toi. J’ai l’habitude de tenir mes promesses. Explique-moi plutôt ce qui s’est passé avec ton père. Je ne comprends pas pourquoi tu lui as parlé, à lui.

— J’ai appris par hasard l’achat de l’étude. C’est le curé qui a vendu la mèche. Quand j’ai entendu ça, j’ai paniqué. J’ai dit que je ne vivrai jamais à Saint-Donat et que je ne voulais pas épouser François.

— Comment ton père a réagi ?

— Il a décrété que j’étais folle et que les folles on les enfermait.

— Et alors, qu’est-ce que tu as fait ?

— J’ai fait semblant de céder parce qu’il aurait exécuté sa menace. Je me suis excusée et il a condescendu à me pardonner. Sans oublier de me punir, il va de soi.

—  Que comptes-tu faire ?

— Rien pour le moment. J’attends d’être majeure.

— Et à ce moment-là ?

— Je quitterai la maison.

— Beau programme. Je suppose que maintenant je sais tout ?

— Oui.

— Dans ce cas, je n’ai plus qu’à m’en aller.

— Jacinthe, je t’en supplie, comprends-moi ! Tu es ma meilleure amie.

Jacinthe la regarda gravement.

— Une meilleure amie à qui tu mens depuis quatre ans.

Elle partit, et Lucie n’osa pas la suivre. Quand elle l’entendit ouvrir la porte puis la refermer, elle ressentit une impression de vide qui lui donna le vertige.

Jacinthe ne fut pas la seule à s’étonner de l’absence de Lucie. Le vendredi soir, le notaire Bélanger revint fâché d’une réunion de la fabrique où mademoiselle Landreville s’était enquise auprès de lui des raisons qui avaient empêché sa fille d’accomplir son devoir de guerre.

— Peux-tu me dire, Lucie, pourquoi tu n’es pas allée faire des colis à l’église ?

— Mais je n’ai pas le droit de sortir seule, répondit-elle, faussement surprise.

— Ne fais pas l’idiote. Et ne t’avise pas de recommencer.

Lucie n’avait jamais pensé que les activités caritatives faisaient partie des interdits, mais elle avait feint de le croire dans l’espoir que son père se trouverait, ainsi que cela s’était produit, dans une situation désagréable. Un petit plaisir. Elle en avait si peu.

Elle se contenta de baisser les yeux tandis qu’il enchaînait en disant à sa femme :

— Julienne, invite cette jeune fille qui loge chez nous à venir prendre le thé dimanche, que je puisse voir de quoi elle a l’air.