VIII

Irène Messier avait accepté l’invitation. Lucie, dont l’existence était la platitude même, ne contenait plus son impatience. Elle avait tiré de sa mère tout ce que celle-ci pouvait en dire :

— Une jeune fille de notre monde. Très bien éduquée.

— Elle est jolie ?

— Pas vraiment, mais elle a de la classe.

— Elle est blonde ? brune ?

— Brune. Plutôt grande et bien faite.

Elle s’était rabattue sur Madeleine, qui en savait encore moins.

— Tu es sûre que tu ne l’as même pas aperçue ?

— Oui, Mademoiselle Lucie. Son entrée n’est pas visible depuis la fenêtre de la cuisine, et c’est là que je me tiens la plupart du temps.

— Mais c’est toi qui lui as apporté l’invitation ?

— Quand j’ai cogné à sa porte, elle a pas répondu. Alors, j’ai laissé l’enveloppe dans la boîte aux lettres.

En attendant l’arrivée de la jeune fille, le dimanche après-midi, Lucie s’était attelée à la confection d’une sempiternelle paire de bas. Elle y mettait encore moins de cœur que d’habitude et sa mère finit par intervenir.

— Ça fait trois fois que tu défais ce que tu viens de tricoter. À ce rythme-là, tu n’arriveras jamais au bout. Fais attention.

Elle lui répondit un Oui, Mère légèrement impatient et son père s’en mêla.

— Lucie, change de ton !

— Voyons, Adélard, c’est à cause du tricot. Elle n’a pas voulu me manquer de respect.

Avant que cela s’envenime, Lucie s’excusa :

— Pardonnez-moi, Mère. C’est ma maladresse qui m’irrite, je vais faire un effort pour ne plus me tromper.

Satisfait, le notaire n’insista pas. Sa fille ressentit une bouffée de haine, comme à chaque nouvelle humiliation. Le reste du temps, il l’indifférait, ou parfois, elle le méprisait lorsqu’il affichait des certitudes reposant sur une totale incompréhension de ses proches et de leurs activités. Il se mêlait de chaque chose, y compris des tâches ménagères dont il ignorait tout, allant jusqu’à répéter chaque jour à la bonne, lorsqu’elle desservait :

— N’oublie pas de conserver la graisse et les os, Madeleine, et de les apporter au boucher. Cela fait partie de notre effort de guerre. D’un kilo de vieille graisse, on tire assez de glycérine pour lancer cinq obus antichars, ne l’oublions pas.

— Bien, Monsieur, répondait poliment la bonne.

Mais un jour, Lucie l’avait surprise à lever les yeux au ciel après avoir tourné le dos au notaire. Madeleine savait tout cela aussi bien que lui grâce à la radio qui le répétait quotidiennement. Et l’effort de guerre dont il se glorifiait, c’était elle qui le faisait. Personne d’autre, dans la maisonnée, ne se serait sali les mains à envelopper les os dans un vieux journal, ou ne serait resté dans la cuisine empuantie par l’odeur de la graisse, qu’il fallait chauffer et filtrer afin qu’elle ne rancisse pas, avant de la remettre au boucher qui la collectait.

— Mon ami, demanda Julienne Bélanger avec une gaieté forcée, si visiblement destinée à alléger l’atmosphère qu’elle en était gênante, as-tu lu ce qui est arrivé lundi sur la Grande Allée ?

Il marmonna une réponse dans laquelle elle choisit de voir un encouragement.

— C’est dans Le Devoir. Je crois que tu es à la bonne page. Regarde en bas, à droite.

Il posa le journal sur ses genoux et dit d’un air résigné :

— Eh bien, raconte-le-moi, puisque tu en meurs d’envie.

Sa femme se lança dans le récit de la balade impromptue qu’un ours apprivoisé avait faite dans les rues de Québec après avoir sauté d’un camion transportant des soldats. L’animal, mascotte d’un camp militaire, était si peu farouche qu’il s’était approché des passants, ce qui avait provoqué quelque émoi. Les soldats l’avaient rattrapé et lui avaient remis sa chaîne, et tout s’était bien terminé. Elle conclut avec un petit rire sur l’humour du journaliste qui supposait une certaine culture au plantigrade puisqu’il avait été récupéré sur le perron de la bibliothèque de la rue Saint-Augustin.

— C’est tout ?

— Ce n’est pas mal, tu ne trouves pas ? Les gens qui l’ont vu de près ont dû être secoués.

— Ma pauvre Julienne, tu ne t’intéresses qu’à des frivolités.

Elle pinça les lèvres et se remit à tricoter pendant qu’il reprenait la lecture du compte rendu des combats de Salerne auxquels participaient des troupes canadiennes, notamment le régiment de François. Une fois de plus, il l’avait blessée sans raison. Par pure méchanceté, pensa Lucie. Il ne s’échangea plus un mot jusqu’à ce que Madeleine introduise la jeune fille.

Lucie eut un choc : c’était sa voisine du Terminal Club. Elle aussi la reconnut. Elle le vit à son regard et frémit à l’idée qu’elle pourrait faire allusion à cette pitoyable soirée. Si son père découvrait ce qui s’y était passé ! Elle n’eut pas le temps d’en imaginer les conséquences parce qu’elle fut aussitôt rassurée : quand sa mère les présenta, la nouvelle venue, qui avait dû percevoir son trouble, fit semblant de la voir pour la première fois.

Adélard Bélanger soumit Irène Messier à un interrogatoire en règle. Elle s’y prêta de bonne grâce, leur apprenant qu’elle s’était inscrite en médecine à l’Université de Montréal. Lucie suivait les pensées de son père à l’expression de son visage, qui se fermait de plus en plus. L’université, c’était déjà beaucoup trop, mais la médecine, c’était inqualifiable. Elle l’avait entendu en parler avec son ami le docteur Vermette, qui était farouchement opposé à la présence de femmes dans la profession, et ils étaient du même avis. Selon eux, les spectacles impudiques qu’un médecin est appelé à voir ne sont pas pour une jeune fille.

— Et votre père est d’accord ? s’enquit-il.

Irène esquissa un sourire.

— Il avait des réticences, mais maman a su le convaincre.

De mieux en mieux, devait penser le notaire qui se contenta d’un Hum… assez explicite.

— Et pourquoi Montréal ? L’Université Laval de Québec offre ces cours, si je ne m’abuse.

— Parce que mon oncle, le professeur Messier, enseigne à l’Université de Montréal.

— Il ne pouvait pas vous loger ?

— Il habite à Cartierville, près de l’hôpital du Sacré-Cœur où il exerce. Il aurait été très difficile pour moi de me rendre aux cours depuis chez lui. Sa maison est assez loin de la gare la plus proche et le trajet est long. Sans compter que le tramway est toujours bondé de travailleurs qui se rendent aux usines d’armement. Depuis chez vous, je peux y aller à pied.

Jugeant sans doute qu’elle en avait assez dit sur elle-même, Irène se tourna vers Lucie.

— Toi aussi, tu es étudiante ?

— Non, répondit-elle sèchement sans rien ajouter.

Il y eut un silence que le notaire combla en exposant sans équivoque la situation de sa fille. Un petit discours essentiellement destiné à Lucie, qui ne s’y trompa pas.

— Ma fille n’a pas besoin d’étudier ni de travailler. À la fin des hostilités, elle se mariera et s’occupera de son foyer. Elle est fiancée depuis le début de la guerre.

— Félicitations, dit Irène. Ton fiancé est cantonné au Québec ?

— Non.

— Il combat en Italie, précisa son père. Il fait partie du Royal 22e Régiment en tant que secrétaire d’un membre de l’état-major. Un poste important.

Pour faire oublier le mutisme de Lucie, Julienne Bélanger ajouta :

— Il s’est engagé au début de la guerre, comme notre fils. Mais il ne faut pas croire que Lucie reste inactive en l’attendant : elle fait des colis pour les soldats, leur écrit des lettres et tricote des bas.

Lucie avait honte. Sa mère, en essayant de la mettre en valeur, la faisait paraître plus insignifiante encore.