Chapitre 12

La tante Aline

L’hiver sortait de plus en plus ses griffes. Les bécasseaux en pleine migration vers le sud se montraient nombreux sur les platiers de l’Anse-aux-Fraises. Des faucons pèlerins leur faisaient la chasse et il fallait les voir alors s’envoler comme un essaim, tourner au-dessus de l’eau en changeant brusquement de direction pour déjouer l’intrus. En quête de nourriture après ce ballet aérien improvisé, mais fort bien ordonné, ils revenaient se poser souvent à l’endroit d’où ils étaient partis. Les moyacs s’abattirent eux aussi par milliers vers le Cap-à-l’Aigle près de la Pointe-Ouest, s’y nourrissant de chaboisseaux pendant plusieurs jours.

Laurent empruntait régulièrement le chemin vers l’école de l’Anse. Il s’y rendait avec la charrette en passant par la grève, l’unique route qui y menait. La berge était jonchée de bois échoué obstruant le passage. Il s’empressait de le ramasser et en remplissait la charrette. Ce bois de grève s’avérait un excellent combustible pour l’âtre et les foyers de la maison. Afin d’éviter les commérages, il restait peu de temps avec Jeanne. Tous deux se promenaient main dans la main dans l’unique rue de l’Anse, échafaudant les projets de leur future vie commune. Ils s’arrêtaient à l’église en construction afin d’en examiner les progrès. Mais là comme ailleurs à l’Anse-aux-Fraises et sur l’île, tout se faisait lentement. La vie prenait son temps comme pour les inviter à la savourer à plein.

Libérée par sa communauté, la tante Aline arriva à l’île. C’était une femme marquée par ses années chez les sœurs. Elle semblait souvent perdue dans ses pensées et rarement voyait-on se dessiner un sourire sur ses lèvres. Elle était malade et angoissée. Wilfrid lui donna la chambre qu’avait occupée Lorraine. Comme son travail de juge de paix l’obligeait à quitter le phare pour deux jours afin de se rendre à Fox Bay, il confia sa sœur à Rose.

— Tu sauras t’en occuper jusqu’à mon retour?

— Je ferai de mon mieux pour qu’elle se sente bien parmi nous.

Rose mit tout en œuvre pour aider Aline à s’intégrer dans la famille. Mais elle ne paraissait pas avoir tous ses esprits et tout l’effrayait. Elle semblait sur ses gardes et sursautait chaque fois que quelqu’un lui adressait la parole. Invitée par Laurent à visiter le phare, elle ne monta pas plus d’une vingtaine de marches avant de se mettre à trembler de la tête aux pieds et de redescendre en panique.

— Vous n’avez rien à craindre, la calma Laurent. Je présume que vous montiez bien les trois ou quatre étages de votre couvent? Ce n’est pas pire ici.

Prenant soudainement un air méfiant, Aline demanda d’une voix pointue:

— Qui t’a dit que notre couvent avait quatre étages?

— Personne. Je l’ai tout bonnement supposé puisque les maisons des religieuses sont ordinairement des bâtisses imposantes. J’ignore même dans quel couvent vous étiez.

Elle sembla se détendre et chuchota:

— Je te pardonne, mon enfant.

Wilfrid allait partir quand Laurent lui fit part de cet épisode singulier.

— Ta tante est affectée mentalement. Il va falloir s’y faire. Les médecins m’assurent qu’elle n’est pas dangereuse, mais il ne faudra pas nous surprendre des bizarreries de sa conduite causées par sa maladie.

Heureusement qu’il avait prévenu son fils, car le soir même, Laurent, dont la chambre voisinait celle de sa tante, fut réveillé par les gémissements aigus qu’elle émettait. Il alla s’enquérir de ce qu’elle avait. Il frappa sans obtenir de réponse. Les plaintes se poursuivirent. La porte de la chambre n’étant pas verrouillée, il ouvrit et vit sa tante en robe de nuit, debout devant la fenêtre, gesticulant en fixant le ciel. Il pensa: «Elle a des visions.» Elle poussa une plainte et il l’entendit prononcer clairement: «Père, éloignez de moi ce calice!» Elle répéta cette phrase une dizaine de fois. Croyant qu’elle rêvait, il chuchota:

— Ma tante! Ça va?

Elle se tourna lentement vers lui.

— Oui, Seigneur! Demandez à votre servante tout ce que vous désirez!

Laurent resta interdit. Reculant lentement, il referma la porte de la chambre et resta un moment dans le corridor, l’oreille tendue. Sa tante semblait s’être apaisée, car les gémissements cessèrent et la nuit retrouva sa paix. Le lendemain, au déjeuner, elle semblait avoir repris ses esprits. Laurent lui demanda:

— Vous avez bien dormi?

D’une voix soupçonneuse, elle s’écria:

— Pourquoi cette question? Bien sûr que j’ai bien dormi! Comme chaque nuit, d’ailleurs, depuis que je suis ici.

— Ne vous fâchez pas, ma tante, je m’informais tout simplement par politesse.

— S’il te plaît, à l’avenir, mêle-toi de tes affaires!

Voulant détendre l’atmosphère, il l’invita:

— Aimeriez-vous venir à l’Anse-aux-Fraises? J’y vais ce matin, rendre visite à ma fiancée.

— Ah! Tu es fiancé? Moi aussi. Je le suis à notre Seigneur Jésus-Christ.

Rose, qui suivait leur conversation de la cuisine, s’approcha.

— Aline, tu devrais accompagner Laurent à l’Anse-aux-Fraises, conseilla-t-elle d’une voix pressante. Ça te permettrait de prendre l’air tout en voyant un coin magnifique de l’île.

Portant la main à la bouche, elle s’exclama:

— Nous sommes sur une île! Je l’ignorais. Je n’aime pas les îles.

— Voyons, Aline, nous sommes à Anticosti.

— Oui, mon frère Wilfrid habite à Anticosti. Il est le gardien du phare de la Pointe-Ouest.

— Aurais-tu oublié que tu vis maintenant avec nous à Anticosti?

— Je ne réside que dans la maison du Seigneur.

Voyant qu’Aline se retrouvait de nouveau dans son monde, Rose n’insista pas. Haussant les épaules et secouant la tête, elle s’approcha de Laurent et lui chuchota à l’oreille:

— Il n’y a vraiment rien à faire.

— Vous avez raison, m’man. D’après moi, c’est une cause désespérée.

Entre-temps, la tante Aline s’était levée de table.

— Je vais prier pour vous, leur annonça-t-elle, tout en se dirigeant vers sa chambre.

— M’man, dit Laurent, vous n’êtes pas obligée d’endurer ça. En avez-vous parlé à p’pa? S’il avait su qu’elle était si malade, il n’aurait certainement pas accepté de la garder ici.

— C’est sa sœur, il ne pouvait guère faire autrement.

— N’empêche… murmura Laurent.

— N’empêche quoi?

— Je crains qu’à un moment donné, elle finisse par nous causer de graves ennuis. Elle n’a pas toute sa raison, ça se voit. Allez donc savoir ce qui peut lui passer par la tête! Par exemple, s’il lui prenait l’idée de mettre le feu?

— Les docteurs disent qu’elle n’est pas dangereuse.

— Il faut souhaiter qu’ils ne font pas une erreur. Il faudra en parler à p’pa dès son retour.

— Tu sais comme moi qu’il ne revient que demain. Je vais l’informer de ce qui se passe.

Laurent ne sembla pas apaisé pour autant. Il pensa remettre sa promenade à plus tard. Puis, se raisonnant, il se dit: «Est-ce que je vais me priver du plaisir de voir Jeanne à cause de cette malade?» Il attela Oliver et, le cœur léger, se mit en route pour l’Anse-aux-Fraises.

La journée était splendide. Le ciel sans nuage permettait au regard de courir loin sur la mer. Tout au long du trajet, Laurent imagina ce que serait sa vie avec Jeanne. Il se signa, ferma les yeux, faisant le vœu que chaque jour qu’ils passeraient ensemble ressemble à celui qu’il vivait en ce moment. Comme pour répondre à son souhait, des mouettes toutes blanches sur le fond du ciel bleu défilèrent en cortège. Rarement Laurent avait vu un si beau spectacle. Il se croisa les doigts, se convainquant que c’était là un excellent présage.