Chapitre 20

Laurent chez Lorraine

Depuis que Jacques Cartier avait pris possession d’Anticosti au nom du roi de France en 1535, les gens qui s’établissaient sur cette île inhospitalière avaient à peu près le même tempérament: ils étaient indépendants, n’acceptaient pas qu’on leur impose des règlements et aimaient vivre en paix loin des embêtements. Ils subsistaient dans un milieu rude, loin de tout, mais chérissaient leur liberté. Ils pêchaient et chassaient comme et quand ça leur convenait, voyant à ne manquer de rien et se contentant du peu qu’ils possédaient. Même la terre où ils résidaient ne leur appartenait pas. Ils n’en étaient que les locataires. Ils n’auraient toutefois jamais changé leur sort contre celui de quiconque.

Anticosti était faite pour des gens aptes à se suffire à eux-mêmes. Les moyens de subsistance ne manquaient pas, tant du côté de la terre ferme que de la mer. Un bon pêcheur pouvait facilement nourrir sa famille par ses prises et se faire suffisamment d’argent en vendant les surplus pour vivre fort décemment. Ils ne nageaient pas dans le grand confort, mais ce genre de vie leur plaisait, et à tous les fruits de la mer − morue, hareng, capelan, saumon et homard − qu’ils prenaient, ils ajoutaient également celui de leurs chasses, si bien qu’ils n’enviaient personne.

Bill, le mari de Lorraine, était ce genre d’homme ne craignant pas la solitude, heureux de pêcher et de chasser, et surtout jaloux de son temps. Étonnamment, quand Lorraine lui avait annoncé qu’elle était enceinte, il n’avait pas sauté de joie. Il appréhendait peut-être le fait d’avoir moins de liberté en ayant des enfants. À tout le moins, c’était la conclusion à laquelle en était arrivée Lorraine. Elle ne se plaignait pas, mais seule à la maison, elle s’ennuyait du temps où elle vivait entourée de ses parents, et de ses frères et sœurs. Elle recevait rarement de la visite. Étant nouvelle à Baie-des-Anglais, si elle avait de nombreuses connaissances, elle n’avait pas encore de véritables amies.

Un jour, revenu plus tôt de la chasse aux loups-marins, son frère Laurent décida de lui faire la surprise d’une visite. Il aimait lui jouer des tours. Aussi, plutôt que de frapper à la porte, il s’amusa à gratter dans les fenêtres en disparaissant quand il croyait la voir surgir. Il recommença ce manège trois ou quatre fois et s’apercevant que Lorraine ne réagissait pas, il finit par pousser la porte en disant:

— Salut, grande sœur, c’est ton petit frère détestable qui vient voir comment tu te portes, ou mieux, comment se comporte le fruit de tes entrailles.

Elle était à l’évier et lui tournait le dos. Il fut étonné de la lenteur qu’elle mit à lui répondre.

— Nous allons bien tous les deux, petit frère.

Au ton de sa voix, et d’autant plus qu’elle n’était pas venue vivement à sa rencontre, il se rendit compte qu’elle ne filait pas comme elle le laissait entendre. Il s’approcha d’elle et la serra dans ses bras comme il avait toujours aimé le faire. Ce n’est qu’à ce moment qu’il vit son visage tuméfié.

— Qu’est-ce qui t’est arrivé?

— Je me suis enfargée dans une chaise et je me suis blessé le visage en tombant contre le coin de la table.

— Et le bébé?

— Ma chute n’a rien changé. Il est bien accroché comme un bon Cormier.

— Et sans doute aussi un bon Bérard.

— Peut-être bien.

Ils en étaient là dans leurs échanges quand Bill arriva. Laurent ne put s’empêcher de penser: «En parlant de la bête, on lui voit la tête.» Son beau-frère entra en jurant:

— Sacrement, le beau-frère! Qu’est-ce tu fais icitte?

— Je suis venu voir Lorraine.

— T’en profites pendant que j’sus pas là?

Laurent hésita avant de répondre:

— Ça me fait doublement plaisir quand tu y es. De même, je peux vous voir tous les deux.

Bill ne daigna même pas jeter un coup d’œil à Lorraine. Il se dirigea droit vers le fond de la pièce. Il en revint, une bouteille à la main.

— Un peu de gin, l’beau-frère?

— Certainement. On va pouvoir trinquer à nos chasses.

Bill lui tendit un verre qu’il remplit. Il s’en versa un et le leva:

— À nos chasses!

— Et au futur petit Bérard, ajouta Laurent.

À cette évocation, il vit le visage de Bill s’allonger. Son beau-frère avala le contenu de son verre d’un trait et le temps de le dire, il le remplit pour le vider de nouveau. Laurent avait à peine entamé le sien que Bill demanda:

— Pis? Tu fais des bonnes chasses?

Laurent lui fit part des succès de ses expéditions récentes et lui parla également de leur mésaventure quand le canot avait chaviré. Bill le semonça:

— Ça t’apprendra à chasser avec un autre que moi!

— Il y a des années que je chasse avec Côme et c’était la première fois que ça nous arrivait. Dans quel bout chasses-tu et avec qui?

— Noël pis moé, on va par en bas du côté du golfe, des fois jusqu’à la gueule d’la Jupiter. Ça dépend des jours et du temps. On a nos spots.

— Au fond, à ce que je vois, on chasse pas mal tous dans les mêmes parages.

Tout en parlant, Bill avait vidé son verre et s’en servait un autre. Laurent n’avait toujours pas terminé le sien. Son beau-frère lui offrit de le remplir. Laurent refusa, disant qu’il lui fallait retourner au phare. Bill se fâcha:

— Coudonc, sacrement! T’aimes pas mon gin?

— Allons donc! Ton gin est bien bon, mais comme je te le dis, j’ai du chemin à faire.

Laurent pensait qu’il lui offrirait de partager leur souper, mais Bill, dérangé par les effets de la boisson, devenait chicanier et vindicatif.

— Quand t’auras l’goût de prendre un bon coup avec moé, tu r’viendras. Maintenant, scram!

— Ne te fâche pas, reprit Laurent. N’oublie pas que j’étais d’abord venu voir ma sœur.

— C’est ça. Ta sœur passe avant l’beau-frère. Y est pas gardien d’la lumière, lui. C’est seulement un p’tit pêcheur d’morues pis un chasseur d’loups-marins. Bill Bérard, y prend un coup pas mal fort. Y est pas d’notre monde à nous, les Cormier. Sacrement! Y a pas rien que les Cormier qui sont du monde honorable à Anticosti!

Laurent resta quelque peu interloqué de ce discours. Il l’attribua au fait que son beau-frère commençait à être paqueté, ce qui le faisait déparler. De retour au phare, il laissa entendre à sa mère que Lorraine se portait bien. Son père était occupé au télégraphe. Il avait toute une série de commandes à expédier. Laurent aurait aimé lui faire part de ses doutes à propos de Bill, mais il ne voulut pas le déranger, se promettant de lui parler plus tard.