Chapitre 31

Le retour de Jeanne

Laurent ne comptait pas voir revenir Jeanne avant quinze jours. Malgré tout, il espérait chaque matin son retour. Il l’attendit vainement tout au long de cette deuxième semaine. Sachant qu’elle devait s’embarquer un lundi à Rimouski, il devint impatient de la voir se poindre le mardi ou le mercredi suivant. Il passa presque tout son mardi en haut de la tour à scruter le fleuve avec la lunette d’approche, se faisant un devoir de suivre le parcours de la moindre goélette. Son attente fut déçue. Tôt le lendemain, il recommença ses observations. Il fut récompensé en début d’après-midi, quand une goélette se dirigea en direction du phare. Il descendit de la tour à la course, attela Oliver, et sans attendre, le fit avancer dans le fleuve.

La journée était belle et l’eau, sans être chaude – elle ne l’était jamais dans ces parages –, permettait toutefois d’y séjourner un moment. Il attendit impatiemment qu’on mette une barque de la goélette à l’eau. Il vit que non pas une, mais deux femmes y montaient. Bientôt, il reconnut Jeanne. Que se passait-il? Il eut sa réponse quand Jeanne lui présenta sa tante Florence, une femme tout en chair, un monument qu’il parvint, non sans difficulté, à faire passer de la barque dans la charrette. Elle avait tenu à faire le voyage jusqu’à Anticosti pour deux raisons: servir de témoin au mariage de sa nièce et connaître son futur mari avant les noces.

— Je te dirai, avait-elle lancé à Jeanne, si ce sera un bon mari pour toi.

— Voyons, ma tante, vous ne devinerez pas ça en le voyant.

— Ma fille, tu peux te fier sur moi. J’en ai vu d’autres. Si tu savais le nombre de futures mariées à qui j’ai conseillé de ne pas le faire. Elles ne m’ont pas écoutée et s’en sont mordu les pouces ensuite. Est-ce qu’il boit?

— Ça fait bien cent fois que je vous répète que non. Laurent est le mari qu’il me faut.

— Bon. Tu apprendras qu’il vaut mieux prévenir que guérir. Quand tu auras dit oui, ne viens pas te plaindre ensuite si tu découvres qu’il boit. Tu sauras me dire que j’avais raison de te mettre en garde. Il n’y a rien de pire qu’un homme qui se soûle. Crois-moi, j’en sais quelque chose. Ton oncle, Dieu ait son âme, aimait beaucoup plus la bouteille que moi. Heureusement qu’il n’a jamais levé la main sur moi, parce qu’il serait mort avant son temps.

Tout en s’efforçant de ne pas la contredire, Jeanne rageait de l’entendre. Sa tante était têtue. Elle ne démordait pas facilement de ses idées arrêtées et il valait mieux ne pas la contredire parce que si on avait le malheur de le faire, on n’avait pas fini de l’entendre déblatérer au sujet de tous ces mâles indignes de se marier. Ils n’étaient tous que des profiteurs. Il n’y en avait pas un seul qui arrivait à la cheville de leur pauvre épouse. Les femmes étaient toutes soumises et toujours dévouées à leur devoir. Aucun homme ne les méritait. «Nous faisons des enfants, nous les élevons et tout ce qu’ils veulent, c’est en avoir d’autres et en plus, dès qu’on a le dos tourné, ils les font avec d’autres. Mon Dieu que la vie est donc mal faite!»

Combien de fois, au cours des journées passées chez sa tante, Jeanne avait-elle entendu pareil refrain? Elle avait touché rapidement les cinq cents dollars de l’héritage et n’ayant plus rien à faire à Saint-Cyprien, elle serait revenue au bout d’une semaine à Anticosti, mais la tante avait insisté pour l’accompagner et Jeanne avait dû patienter encore une autre semaine…

— Pourquoi es-tu allée enseigner si loin? Il n’y a pas d’écoles dans notre coin? Avais-tu besoin de t’exiler à l’autre bout du monde et sur une île à part ça?

— Mais ma tante, il n’y a rien qui vous oblige à venir là-bas.

— C’est ça! Dis donc franchement que tu ne veux rien savoir de moi.

— Voyons, ma tante, vous savez très bien que ce n’est pas ce que j’ai voulu insinuer. Je voulais simplement vous épargner un tel voyage.

— Non, je le sais. Tu as peur que je voie ton futur mari et que je t’apprenne qu’il n’est pas fait pour toi. Voilà pourquoi tu ne veux pas que je t’accompagne. Si c’est vraiment ça que tu désires, je vais rester ici et tu t’arrangeras toute seule. Tu n’es même pas reconnaissante pour ce que je fais pour toi.

Jeanne écoutait patiemment ces lamentations en cherchant comment mettre fin à ce déluge.

— Ma tante, vous savez bien que j’apprécie énormément tout ce que vous faites pour moi.

— Si tu l’apprécies, pourquoi tu n’en parles pas?

— Je viens justement de vous en faire part.

— Apprends, ma fille, que ce n’est pas comme ça qu’on montre son appréciation. Il n’y a qu’une seule façon de le faire, c’est d’approuver les conseils qu’on reçoit et, justement, je veux t’éviter de commettre une bêtise.

Jeanne en avait assez entendu. Elle répliqua:

— Comment pouvez-vous affirmer que je fais une erreur et me répéter que je me mets les pieds dans les plats alors que vous ne connaissez même pas Laurent?

— Voilà pourquoi je veux t’accompagner là-bas. Et toi, tu laisses entendre que j’y serai de trop.

— Je n’ai jamais dit ça.

— C’est tout comme. Voilà toute la reconnaissance que tu me manifestes. Sans moi, tu n’aurais jamais entendu parler de l’héritage.

— Je vous remercie de m’en avoir prévenue. Ça va me permettre d’apporter un trousseau pour mon mariage. Ce n’est pas avec le petit cent piastres que j’ai gagné comme salaire et avec lequel j’ai dû vivre toute l’année que j’aurais pu me constituer un trousseau.

— De quoi te plains-tu? Tu étais logée et chauffée gratuitement.

— Oui! Mais il fallait aussi que je mange, et la nourriture n’est pas donnée à Anticosti.

— Raison de plus pour vivre ailleurs et oublier ton jeune homme. Comment s’appelle-t-il déjà?

Jeanne se fâcha carrément. Elle haussa même le ton:

— Vous le faites exprès, ma tante. Vous savez très bien qu’il s’appelle Laurent. Je ne vous le répéterai plus. Bon, ça fait! J’ai besoin de savoir si nous partons lundi. Allez-vous vous décider une fois pour toutes? Est-ce que vous venez avec moi à l’île?

La tante ne répondit pas. Elle se contenta de bouder pendant quelques jours et quand Jeanne décida de partir pour Rimouski, elle fut du voyage.

Arrivée au phare, elle fit celle que tout intéresse. On l’installa dans la chambre qu’avait occupée Aline. Comme Jeanne ne pouvait pas retourner vivre à l’école, elle occupa la dernière chambre libre du deuxième étage. La tante en profita pour justifier sa présence:

— J’avais raison. Tu vois ce qui pourrait se passer si je n’étais pas là! Jamais je n’aurais pu croire qu’une future mariée pouvait loger dans la même maison que son futur mari. Tu vois dans quelle sorte de famille tu vas mettre les pieds.

Jeanne avait le goût de répliquer en lui conseillant fortement de prendre la première goélette pour le continent. Elle se contint et la laissa déblatérer. Son seul souhait était de la voir disparaître dès après les noces. Fort heureusement, Laurent ne perdit pas de temps. La date du mariage fut fixée une semaine après le retour de Jeanne.

Trois jours avant la cérémonie, Laurent accrocha un chapelet à la corde à linge. Puis il dit à Jeanne:

— Je me rends cet après-midi à Baie-des-Anglais afin d’inviter Lorraine à nos noces. Veux-tu m’y accompagner?

— J’irais volontiers, mais tu ne connais pas ma tante. Elle est capable de faire tout un scandale parce que nous aurons été là-bas sans elle. Choisis, elle nous accompagne et j’y vais, sinon tu peux y aller seul.

— Tu ne m’en voudras pas si j’y vais sans toi?

— Non. Je te comprends, mais reviens vite.

— J’y pense, quelle robe mettras-tu pour notre mariage?

— Ma robe du dimanche.

— Si je demandais à Lorraine de te prêter sa robe de noce?

— Tu serais bien gentil de le faire, mais je pense que je vais me perdre dedans.

— M’man devrait pouvoir arranger ça.

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Laurent ne mit guère de temps à parcourir les deux milles séparant la Pointe-Ouest de Baie-des-Anglais. Il était heureux. Dans quelques jours à peine, il allait pouvoir enfin tenir Jeanne dans ses bras. Il avait hâte de l’embrasser à sa guise et surtout de lui montrer, en s’unissant à elle, à quel point il l’aimait. Il marchait rapidement. Toutes sortes de pensées défilaient en lui. Il était soucieux du temps qu’il ferait le grand jour. Il accordait peu de confiance dans le chapelet accroché à la corde à linge et cela d’autant plus que depuis quelques jours, le temps se montrait particulièrement maussade.

Laurent repassait dans sa tête tout ce qu’il avait à faire avant le mariage: préparer la chambre du fond, celle qu’ils allaient occuper, voir à ce qu’il ne manque rien pour les noces et surtout fournir au curé tous les détails qu’il allait inscrire au registre. Il ne devait pas oublier de demander à la tante Florence son nom de famille. Comment allaient-ils s’arranger, Jeanne et lui, pour vivre en compagnie de ses parents? Il était l’aîné. C’était normal qu’il s’occupe d’eux pendant leurs vieux jours, mais ce n’était pas rare qu’une bru ne parvienne pas à s’entendre avec ses beaux-parents. Il se disait: «Jeanne n’est certainement pas comme ça. Elle est tellement tolérante! Je fais bien de marier une institutrice.»

Il arriva ainsi à la Baie, l’esprit plein d’interrogations. Une fois de plus, il voulut surprendre sa sœur par sa visite. Il fit le tour de la maison et, sans faire de bruit, entra par la porte arrière. Lorraine, qui vidait des poissons, n’eut pas le temps de se cacher. Laurent vit tout de suite que Bill l’avait encore battue. Elle eut une bonne excuse pour se dérober devant lui: une des jumelles pleurait. Elle se précipita vers son ber.

— Il t’a encore frappée. Ne tente pas de le nier! Ça se voit trop bien. Je ne peux pas m’en occuper maintenant, mais il ne perd rien pour attendre… Je veux te dire que Jeanne est revenue. Nous nous marions dimanche. Je suis venu t’inviter aux noces.

— Je ne sais pas si Bill voudra qu’on y aille.

— Je voudrais bien qu’il t’en empêche! Je vais lui régler son cas bientôt, à ce… Tu vas voir…

Il fit une pause pour se calmer, puis reprit:

— Ernest va venir te chercher avec Desneiges et Fabiola samedi matin. Sois prête! Si Bill ne veut pas venir, qu’il reste ici et se pacte la fraise. J’ai aussi autre chose à te demander. Prêterais-tu ta robe de noce à Jeanne?

— Je ne l’ai plus.

— Comment ça?

— Bill l’a donnée à Mariette à Maxime Richard.

— Elle se marie?

— Non. C’était pour rembourser une vieille dette.

— Jeanne sera déçue. Mais ne t’en fais pas, on s’arrangera autrement. Les petites vont bien?

— Ce sont des anges.

— Tant mieux. Avec le père qu’elles ont, c’est quand même étonnant. Elles doivent tenir de toi.

— Il n’est pas si pire que ça. Il est correct quand il ne boit pas.

— Mais il boit tous les jours. Grande sœur, laisse-moi me marier et tu vas voir que ton Bill va apprendre à se contrôler.

Il s’approcha du ber double, jeta un coup d’œil aux jumelles, embrassa sa sœur et partit non sans avoir répété:

— Samedi matin, Ernest va venir. Sois prête! Oh! J’oubliais. J’ai suspendu un chapelet à la corde à linge.

Lorraine esquissa un sourire. Comme l’eau du fleuve avait coulé depuis ce jour-là! Pourtant, ça faisait à peine plus d’un an…