Chapitre 35

Ernest et le saumon

Ernest n’était pas homme à se laisser imposer des règlements. Il savait parfaitement que la compagnie propriétaire de l’île se réservait exclusivement la pêche sur toutes les rivières coulant sur son territoire. Mais ce n’était certes pas ce qui allait l’arrêter. Anticosti était renommée pour ses rivières à saumons. L’été se prêtait d’ailleurs on ne peut mieux à cette pêche. Les ours le savaient fort bien. Ils se rendaient au bas des chutes et se régalaient de ce poisson exquis. Les saumons remontaient les rivières de l’île pour aller frayer et passaient la belle saison à l’ombre dans les fosses le long des cours d’eau avant de gagner à l’automne les frayères qui les avaient vus naître. Un bon pêcheur pouvait facilement capturer à la ligne six ou sept de ces poissons combatifs en une journée.

Monsieur Stockwell, un des plus importants actionnaires de la compagnie propriétaire d’Anticosti, ne se privait pas pour pêcher le saumon à la rivière Jupiter une bonne partie de l’été. Il invitait des amis à l’accompagner. Tout le monde de l’île le savait et ça les faisait rager de ne pas pouvoir en faire autant. Pourtant, ils ne se risquaient pas vers l’intérieur des terres où de nombreuses rivières recelaient un grand nombre de saumons. Ernest, lui, s’y enfonçait sans crainte chaque été. Il n’allait pas se priver de saumon alors que les rivières en regorgeaient.

En cet été 1894, il ne dérogea pas à son habitude.

— P’pa, si ça ne vous dérange pas, je ne viendrai pas coucher à la maison pour une couple de semaines. J’aime mieux rester sur le bateau, de même je ne serai pas obligé d’y retourner chaque matin. Comme vous savez, on part au large avec le début de la clarté et en plus, la marée est bonne très tôt.

— On te verra dimanche à la messe.

— C’est ça!

Son père ne faisait pas d’objection, car il avait Laurent pour le remplacer au besoin. Avant de partir, Ernest prit la précaution de parler à Laurent.

— Je ne serai pas à la pêche au large, mais sur une rivière de l’île. Tu me couvres si jamais, pour une raison ou une autre, p’pa me fait chercher.

— Sois sans inquiétude. D’abord, ça prendrait une raison majeure pour qu’il te fasse revenir. Ensuite, si nécessaire, je m’occuperai si bien du canon de brume qu’il ne se rendra même pas compte que ce n’est pas toi qui le fais fonctionner. Sois prudent tout de même: les ours aiment le saumon.

— À qui le dis-tu! Mais moi, je n’aime pas les ours et ils le savent. Je serai à l’Anse-aux-Fraises pour la messe dimanche prochain et l’autre dimanche aussi.

— Quand comptes-tu revenir à la maison?

— Dans deux semaines et demie. Si je retarde d’un jour ou deux, ne t’en fais pas. Si ça dépasse trois jours, tu pourras commencer à te demander ce qui se passe. Si je ne suis pas de retour après trois semaines, viens voir où j’en suis.

Il partit à la mi-juillet. Il ne se risqua pas sur la Jupiter où il aurait pu se faire prendre. Il se rendit en douce à la rivière la Loutre où il connaissait une fosse imbattable. Il pêcha à la ligne six ou sept saumons par jour, les faisant fumer la nuit afin de ne pas se trahir par la fumée durant la journée. Comme promis, il revint au village les dimanches pour la messe. Au bout de deux semaines et demie, reprenant son embarcation chargée jusqu’au bord en longeant la côte, il rapporta au phare le plus clair de ses prises, disant qu’il avait consacré à cet achat l’argent empoché depuis plus d’un mois à la pêche à la morue. Ainsi, toute la maisonnée pourrait en profiter au cours de l’hiver.

Jeanne adorait le saumon fumé. Elle lui demanda d’expliquer comment on s’y prenait pour le fumer.

— Il n’y a rien de plus facile, affirma-t-il d’un ton solennel. D’abord, tu t’assures d’attraper du saumon.

— Je le sais bien, dit Jeanne, je ne suis pas sotte. Comment je pourrais en faire fumer s’il n’y en a pas?

Ernest la regarda d’un air moqueur.

— Je faisais comme les institutrices à l’école quand elles veulent voir si l’élève est attentif. Bon. À part le saumon, il faut du bois et il ne se bûche pas tout seul. En plus, il est préférable d’avoir de l’érable ou du chêne, et ce sont des raretés à Anticosti. Mais, vois-tu, ceux qui fument le poisson savent tout ça et ils se procurent le bois nécessaire.

— Ensuite?

Il répondit le plus sérieusement du monde:

— Ils le font fumer.

— Tu fais ton drôle, commenta Jeanne sans s’impatienter, mais j’aimerais savoir dans les détails comment ils s’y prennent.

— Bon, dans ce cas-là, écoute bien ton beau-frère, chère belle-sœur. Il va tout t’apprendre du début à la fin.

— Je ne demande pas mieux.

— Il faut un fumoir comme un tipi indien, par exemple, de la sciure de bois, du saumon éviscéré et étêté qu’on prend le temps de bien saler. Il faut également de quoi faire brûler la sciure. On dépose les filets de saumon sur des claies de bois au-dessus d’un feu, mais de façon à ce qu’ils ne cuisent pas. Et là, on les fait fumer. Voilà! C’est pas plus compliqué que ça!

Jeanne le regarda en souriant.

— Tu ferais un bon instituteur. Tu viens de m’apprendre là des choses très intéressantes. Mais moi aussi je pourrais t’enseigner quelque chose qui te rendrait service tous les jours de ta vie. Écoute bien ta belle-sœur. Il s’agit de s’asseoir, de prendre une plume, du papier et de l’encre, et de reproduire sur le papier ce que l’on trouve dans un livre. Comme ça, on apprend à écrire: a, b, c, etc. Puis voilà qu’après quelques jours ou quelques semaines d’effort, on sait lire et écrire. Tu vois, ce n’est pas plus difficile que ça. En plus, sais-tu une chose? Moi, ta belle-sœur, je suis capable de te le montrer. Comme ça, quand tu iras dans les bois ou à la pêche, tu pourras lire toutes les informations qu’on trouve, par exemple, le long des rivières, comme: “Il est strictement défendu de pêcher sans autorisation”, ou bien: “Défense de passer”, ou encore: “Avis! Tout chasseur pris sur ces lieux est passible d’une amende de vingt-cinq dollars”.

Laurent entra au moment où Jeanne terminait ses explications. À voir la grimace qui se dessinait sur le visage d’Ernest, Laurent se mit à rire à s’en tenir les côtes. Furieux, Ernest explosa:

— Tu lui as dit?

— Quoi?

— Ah! Tu sais bien, à propos du saumon.

— Je n’ai rien dit du tout.

— Comment ça se fait, alors, qu’elle le sait?

— Voyons donc, p’tit frère! Tu ne sais pas qu’une institutrice, c’est comme une mère? Elle connaît tout et si elle l’ignore, elle le devine.

Dans son coin, Jeanne, sourire aux lèvres, ne put se retenir d’ajouter:

— Voilà, cher beau-frère! Ce n’est pas plus compliqué que ça!

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L’été filait vers sa perte. Avant de poursuivre leur vol vers leurs refuges d’hiver, les oiseaux migrateurs en quête de nourriture envahissaient déjà les berges. Comme Rose le faisait chaque année, elle se mit à la préparation de tout ce qui allait servir à la confection de confitures de fruits, de marinades et de ketchup qu’on verrait apparaître sur la table tout au long de la morte-saison. Elle était heureuse de pouvoir compter sur l’aide de Jeanne qui ne demandait pas mieux que de participer.

— Une institutrice, disait Jeanne, ça sait beaucoup de choses, mais elle en a encore énormément à apprendre, surtout dès qu’elle cesse d’enseigner.

Rose aimait sa bru et se faisait un plaisir de lui montrer ses meilleurs trucs en cuisine, ceux que toute cuisinière souhaite transmettre avant de plier son tablier pour la dernière fois. Jeanne ne perdait pas un mot. Elle ne manqua pas, toutefois, de faire la remarque suivante à Laurent:

— Ta mère est vraiment une femme merveilleuse. Cependant, je m’inquiète pour elle, car il me semble qu’avant, elle n’était pas comme ça.

— Comme quoi?

— Elle me paraît bien fatiguée. Tu vois, elle est obligée de s’arrêter de plus en plus souvent pour se reposer un moment. On dirait qu’elle couve quelque chose.

— Elle ne rajeunit pas et une corvée comme celle qui s’en vient n’a rien pour la faire se sentir plus jeune. C’est de l’ouvrage, tu sais, de tout préparer pour les réserves de l’hiver.

— Je sais bien, mais une fois que tout sera prêt, ce sera encore passablement plus d’ouvrage de produire tout ça. C’est certainement une méchante charge, et il me semble que ta mère est si fatiguée qu’elle n’y arrivera pas.

— Ce sont des idées que tu te fais. De toute façon, m’man est habituée de travailler dur. Une chose est certaine, je suis bien content qu’elle puisse compter sur ton aide. Tu vas voir, il y a des moments de l’année ici qu’on n’oublie jamais à cause des odeurs, et celui du temps des confitures et des marinades en est un exceptionnel.

— Souhaitons que ta mère puisse passer à travers cette corvée, conclut Jeanne.

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Le mois d’août agonisait. Ce fut le branle-bas à la maison du phare. Desneiges et Fabiola partaient pour leur année de pensionnat à la Pointe-aux-Esquimaux. Parce qu’elles quittaient la maison toutes les deux, elles se montrèrent courageuses et leur départ ne fut pas trop pénible. Elles eurent droit, de la part de leur mère, à un chapelet de recommandations.

— Écoutez tout ce que les sœurs vont vous dire.

— Ne vous inquiétez pas, m’man. Nous avons promis de bien réussir notre année.

— Écrivez-nous tant qu’il y aura des vaisseaux qui viendront à l’île.

— C’est promis.

— Mangez bien! Faites pas les difficiles.

Il n’y avait rien à répondre, et ni l’une ni l’autre ne firent de remarque. Elles étaient habituées à manger de tout, ça ne changerait pas là-bas.

— Ne manquez pas de vous laver comme il faut et de bien ranger vos affaires. Ne vous chicanez pas avec les autres. Faites attention à votre linge. Si vous avez besoin de quelque chose de spécial, faites-nous-le savoir par le télégraphe. Monsieur Vigneau, au phare de l’Île-aux-Perroquets, peut nous envoyer des messages. Arrangez-vous pour qu’il ait des nouvelles de vous autres à nous communiquer. Cet hiver et même avant, dès novembre, habillez-vous comme il faut pour ne pas attraper froid. Si vous êtes malades, écoutez bien ce que les sœurs et le docteur vont vous dire. Faites vos prières du soir et du matin.

— Pour ça, dit Laurent, les sœurs ne manqueront pas d’y voir.

— Apprenez parfaitement vos leçons et étudiez comme il faut. En plus, faites attention de bien choisir vos amies.

Desneiges et Fabiola écoutaient ces recommandations d’une oreille distraite. Elles auraient encore duré longtemps si leur père n’était pas venu les prévenir que le vaisseau qu’elles devaient prendre était en vue. Laurent avait préparé cheval et charrette. Après des adieux à leur père, leur mère et Jeanne, elles montèrent dans la voiture et Laurent la fit avancer dans le fleuve.