Par-delà les différents questionnements existentiels évoqués, le roman de Camus tire également sa force de la singularité du langage utilisé et de la simplicité de sa structure. On constate en effet une déroutante économie de moyens pour parler de sujets aussi élevés, qui sont, au final, traités par un individu lambda, dont le nom constitue la seule représentation. La structure est elle aussi minimaliste et ne fait que scinder le roman en deux grandes parties, séparées par le meurtre commis par Meursault. Enfin, le style est épuré à l’extrême.
Si cela peut paraître banal aujourd’hui, à l’époque, il s’agissait d’un coup de force. Camus refuse en effet de se conformer aux normes romanesques, et décide de les subvertir et de les réduire à leur plus pure essence pour en faire un moyen d’expression symbolique des thèmes qui lui sont chers. Pourtant, ce style concis et simple tranche avec la profondeur des thématiques traitées, et semble, au début, mettre à l’écart de l’œuvre toute dimension psychologique ou métaphysique. L’écriture est d’ailleurs marquée par le sceau de l’oralité, qui s’accorde peu au traitement de sujets existentiels : les liens de cause à effet, les incises et les subordonnées sont peu présents ; le style est monotone ; le passé composé est le temps majoritairement utilisé ; le langage est familier et fréquemment ponctué de fautes de grammaire et d’expressions locales. Or, malgré cela, l’œuvre est loin d’être aussi simple que l’on pourrait le croire !
Le style développé par Camus vise un but bien particulier : celui de rendre par l’écriture les thématiques traitées. Ainsi, si le texte peut sembler incohérent et que le narrateur se borne à juxtaposer des phrases les unes aux autres sans aucun effort de coordination ou d’articulation logique, ce n’est que pour mieux traduire la solitude de Meursault et son impossibilité à tisser des relations humaines saines. Cet élément est encore accentué, selon Sartre notamment, par l’utilisation majeure du passé composé, qui dénote davantage la solitude que le passé simple. Mettant également en lumière l’insignifiance du réel et l’incapacité de l’individu à le dire et à le penser de manière cohérente, cette construction hachurée colle parfaitement au climat absurde de l’œuvre. Les informations sont livrées au lecteur sans artifice, de manière froide, indifférente et directe. Ces données, à peine nommées et surtout non décrites, sont difficiles à supporter pour le lecteur qui les reçoit à vif.
Derrière des phrases en apparence simples se cachent donc toute l’horreur du monde et toute son indicibilité, ce que l’on pressent dès l’incipit du roman, le narrateur décrivant un drame personnel (la mort de sa mère) de la façon la plus froide qui soit. Le choix d’un langage familier et simple, fait d’apocopes (« stylo », « tram ») et d’expressions courantes (« jouer un sale tour »), renforce encore cette tension et l’impression d’incompréhension de l’individu face à l’absurdité du monde. Car il s’agit bien du point de vue d’un individu, même s’il est particulièrement neutre. En effet, bien que le roman soit écrit à la première personne du singulier, le narrateur dévoile pourtant très peu de lui-même au point qu’il donne l’impression de s’observer depuis l’extérieur. Le lecteur découvre les choses, les faits et les gens davantage au travers du regard de Meursault que de sa conscience : rien n’est analysé ni expliqué, tout n’est que nommé, y compris lui-même. C’est bien moins son ressenti que l’atmosphère ambiante qu’il dépeint, oppressante et aride, même si cette dernière semble pourtant refléter son état d’esprit.
En outre, le narrateur pratique l’économie de paroles : il parle peu, ne tombe jamais dans la surenchère, dans l’éloquence ou dans la description inutile. On peut voir dans cet effet un refus de la part du personnage principal – et de l’auteur – de se conformer aux habitudes sociétales pétries de veines paroles et de mensonges. En tant que protagoniste, Meursault n’a pas non plus le sens du dialogue, se contentant le plus souvent de répondre aux questions qui lui sont posées par des phrases vagues et brèves. La communication orale étant le premier pas vers la création d’une communauté, cette sobriété dénote dès le début du roman d’une tentative d’émancipation de la société qui se confirmera plus tard, lors du procès.
Le style évolue néanmoins de manière presque imperceptible tout au long du roman. On sent que l’écriture est de plus en plus maîtrisée par le narrateur, comme si l’évolution de celle-ci complétait la prise de conscience progressive de Meursault. Cette progression est également visible dans la structure du roman. En effet, le ton diffère d’une partie à l’autre : il y a un avant et un après le meurtre de l’Arabe. Dans la première partie, on est dans la constatation détachée, dénuée de toute forme de conscience, dans la monotonie, les temps passés et la discontinuité des informations ; après le meurtre, le ton apparemment neutre de Meursault évolue en quelque chose de plus complexe. Il se fait plus âpre, il apprend à se souvenir, se prête à l’introspection et s’affirme, en même temps qu’il commence à construire un récit continu, celui de son procès, dans un but de dénonciation et de révolte certain.
Par ailleurs, derrière sa prétendue banalité stylistique, le roman fait à certains moments preuve d’un lyrisme étonnant, qui tranche franchement avec l’écriture de Meursault. On a presque l’impression que l’écrivain se superpose en ces instants au narrateur afin d’apporter au lecteur une certaine poésie, des émotions et des sensations sur lesquelles Meursault est incapable de mettre des mots. Ainsi, la scène du meurtre est particulièrement éblouissante : entre décor brûlant, ambiance oppressante et hasards malvenus, une pure poésie se compose entre les lignes de L’Étranger. Ces moments d’exception, qui restent invariablement gravés dans la mémoire des lecteurs, sont par ailleurs souvent vus comme autant de préfigurations du Nouveau Roman, mouvement littéraire anti-traditionaliste qui s’épanouit dans la seconde moitié du XXe siècle et dont les principaux représentants sont Nathalie Sarraute (1900-1999) et Alain Robbe-Grillet (1922-2008).
Malgré son anticonformisme, le style de Camus reste pétri d’un certain classicisme. Le récit, écrit dans le respect de la règle des trois unités et faisant preuve d’un certain dépouillement, se situe clairement dans la tradition du roman classique français. Ce n’est pas anodin, car Camus est un fervent défenseur de ce style dont il ventera notamment les mérites dans L’Avenir de la tragédie (1955). De plus, il lui permet de refléter et de mettre en relief la rigueur et la minutie des questionnements métaphysiques qu’il aborde.
Mais au-delà de cette écriture « traditionnelle » déployée par Camus, le roman fait preuve d’une certaine modernité, puisqu’il recourt plus d’une fois à des symboles empruntés au réalisme symbolique (nous avons déjà parlé du soleil et de l’eau). En outre, beaucoup de chercheurs ont rapproché l’écriture de Camus à celle d’auteurs américains tels que John Roderigo Dos Passos (1896-1970), William Faulkner (1897-1962) ou encore Ernest Hemingway (1899-1961) : l’incompréhension et l’absurdité du monde sont chez eux traduites et renforcées par un style concis et dépouillé ; un ton abrupt et des phrases hachées ne laissent aucune part à l’interprétation, et c’est précisément ce style qu’adopte Camus pour son roman.
On constate donc que le style de L’Étranger, d’apparence si simple, renforce en réalité les idées que Camus tente de transmettre dans son œuvre, et c’est ce qui fait la grande force de celle-ci : la forme complète le fond de manière remarquable.