On tangue toujours un peu, lorsqu’on n’a pas mis le pied sur la terre ferme depuis près de six mois.

Le port de La Rochelle sent la poix, le feu de bois et les souvenirs. Il bruinait à moitié depuis l’île de Ré et maintenant que la frégate est dans le chenal, que les débardeurs commencent à manœuvrer les palans pour remplir les soutes de vivres, de bois de charpente et de poudre, un pauvre soleil astique les pavés des quais et les moellons des deux tours bancales, l’une basse et obèse, l’autre plus haute et guindée, au garde-à-vous, qui ferment le bassin. La matinée est bien entamée et, sitôt la cloche qui le libérait sonnée, le marin a pris la première chaloupe pour se rendre à terre, en manteau, un tricorne sur le crâne, avec douze autres matelots ; il lui semble que le môle roule comme un simple ponton de bois. Six mois qu’il n’a pas fait escale, et cinq ans qu’il n’est pas revenu à La Rochelle. Chez lui. Chez lui jusqu’à présent c’était La Marseillaise, cette frégate fragile, le canon qu’il y a chargé, les drisses et les écoutes sur lesquelles il a sué, les compagnons de bordée, les voisins de hamac. Les batailles. Le sang qui imbibe le pont. La sciure. L’odeur de brûlé qui vous reste dans les narines autant que celle du port de La Rochelle. On le bouscule. Hé, Le Rochelais, toi tu connais bien une auberge, une taverne, qu’on aille vider le pot ! Aimery aussi, il est rochelais. Oui, mais il est trop jeunot, c’te nigaud ! Il finit par accepter de les conduire. Après tout, pourquoi pas ? Boire le pot, ce sont des choses qui se font. Être accompagné rendra les retrouvailles plus faciles, pense-t-il. Je connais une bonne auberge, oui. Avec une belle hôtesse et du vin blanc. Pas très éloignée, de l’autre côté du port. Les marins sifflent entre leurs dents et lancent leurs couvre-chefs en l’air. Le Rochelais les guidera donc. Ils sont tous bretons, sauf Pimbeau et Gantier, qui sont normands. Il revoit son départ, cinq ans plus tôt, sur le même quai, les adieux, l’embarquement. Les promesses de lettres, lui qui ne sait pas écrire. La petite corvette Saint-Jean, son premier bâtiment, coulé six mois plus tard par une flottille anglaise devant Gibraltar. Les flammes, les cris, la mer glacée assombrie par la fumée et la houle. Repêché par La Marseillaise, resté à bord pour remplacer un marin mort. L’entrepont, la lourde compagnie des canons. La guerre dure encore. Presque plus de marine, presque plus de bâtiments, mais il faut encore lutter contre ces satanés Anglais. En tout cas c’est fini pour lui. Il ne rembarquera pas. Il tient, plié dans son gilet, son passeport avec le tampon sec de l’aigle impériale. Le roi, la République, l’Empire, tout cela l’importe peu. Beh Le Rochelais, t’es-t-y pas content de rentrer chez toi ? Ça me fait drôle, c’est tout. Il sourit. Il regarde autour de lui, rien n’a changé ; il reconnaît les maisons, les baraques de la garde qui ferment l’accès au port ; la tour de l’horloge, qui ouvre sur la ville ; les nuages aussi rapides que les mouettes qui planent entre les tours ; trois pêcheurs, des caisses de poissons luisants et des drèges qui sèchent, pendues au bord du quai ; des femmes, des paniers au bras, des fichus, des coiffes qui jettent un coup d’œil rapide au contenu des cageots avant de passer leur chemin ; des enfants couverts de boue qui écrasent des crabes verts d’un coup de talon, s’en servent d’appât pour leurs lignes de fortune et essayent d’attraper les gros mulets qu’on voit tournoyer au fond de la rade ; les cloches de midi qui sonnent, au haut de l’église Saint-Louis, et résonnent, renvoyées par les murailles, comme si elles flottaient quelque part en mer, entre Ré et Oléron. Pas de doute, il est chez lui ; il a été ce gamin jouant dans la boue à marée basse, jusqu’à ce que sa mère l’attrape en hurlant par le col avant de le jeter dans un baquet d’eau glacée pour le décrotter ; il a été ce jeune pêcheur désespéré de la maigreur des prises, ce soldat jouant les fiers-à-bras pour séduire une fille qui n’était dupe de rien. Il commence à rire ; il pousse ses compagnons gentiment du coude, ah il sera bon, vous verrez, le pot de blanc de l’Auberge du Pertuis ! Et tous rient, parce qu’ils sont heureux pour lui, parce qu’ils aimeraient eux aussi revoir Brest, Roscoff ou Fécamp, les femmes, les enfants qui les y attendent. Dis, Le Rochelais, t’avais-t-y pas femme et drôles ? Où c’est-y qui t’attendent ?

Vous verrez, il sera bon le pot de blanc de l’Auberge du Pertuis !

Les cloches, la ville familière retrouvée effacent l’appréhension du retour pour laisser la place à un fort serrement de poitrine. Ils les verront bien assez tôt, sa femme et ses enfants. Avec le pot ! Le blanc ! Puis il laissera ses camarades s’enivrer dans les tavernes sombres de la ville. Sa femme. Ses enfants. Ils doivent être bien grands.

Il ne leur reste qu’à franchir le canal à l’extrémité du port. Et la barrière. Vers Saint-Nicolas.

L’enseigne n’a pas changé. Les rideaux aux fenêtres, il ne s’en souvient pas. La porte lui paraît plus lourde, plus massive ; la troupe de marins s’engouffre en riant dans l’auberge déserte, et s’installe autour d’une des longues tables en chêne. L’odeur lui revient en mémoire. Le ragoût, la soupe de poisson, l’aigreur du vin. Au mur, le portrait d’un vieil homme, avec une pipe.

L’hôtesse est belle, elle a l’air heureuse de voir arriver tous ces matelots. Elle leur sourit. Elle ne fait pas spécialement attention à lui. Il cherche à mettre ses yeux dans les siens. Elle lui verse une rasade de blanc, dans un godet de bois, qu’il sèche d’un trait, pendant qu’elle l’observe. Il retire son tricorne, relève la tête. Il croit la voir trembler. Elle détourne le regard.

Ils boivent tous, à grands traits, le vin blanc de l’hôtesse, un peu tristes de ne pas être à Paimpol, à Roscoff ou à Morlaix, de ne pas avoir la chance d’être rentrés chez soi.

— Alors Le Rochelais, te voilà au pays, Dieu de Dieu !

Ils trinquent à la santé du marin, qui n’a d’yeux que pour la belle hôtesse.

On se donne des petits coups de coude en le désignant du menton.

L’hôtesse a resservi les matelots ; elle leur demande de quel bâtiment ils descendent. De la frégate La Marseillaise, pardi ! À quai depuis ce matin.

Navire de guerre, alors, comme mon pauvre mari. Le marin baisse les yeux. Gantier, Pimbeau et les autres la regardent, soudain silencieux.

Mon pauvre mari. J’ai reçu bien des tristes lettres, pour me dire qu’il était mort, que son bateau avait brûlé.

Monsieur, vous ressemblez à lui, dit l’hôtesse avec un sanglot dans la voix.

Un enfant vient d’apparaître, il marche à peine, il titube comme un mousse ivre, finit par s’accrocher aux jupes de sa mère pour ne pas tomber, elle lui caresse tendrement les cheveux et le prend dans ses bras.

Le marin fixe à présent le portrait du vieil homme, avec son brûle-gueule ; voilà à quoi il ressemblera s’il vit vieux.

Il la remercie de son accueil.

Laissez, vous ne me devez rien, dit-elle quand il cherche sa bourse, j’ai plaisir à vous offrir ce vin, en souvenir de mon mari.

C’est un des Bretons qui pose la question, cet enfant, c’est le vôtre, l’hôtesse ?

Oui. Elle affiche un pâle sourire, après la mort de mon homme, je me suis remariée.

Il écoute ; il se lève, s’appuie à la table pour ne pas tomber ; ses yeux sont encombrés de larmes, il bredouille un salut, il chancelle en poussant la lourde porte. Les marins sortent derrière lui, deux d’entre eux lui attrapent les épaules, on tangue toujours un peu, lorsqu’on n’a pas mis le pied sur la terre ferme depuis longtemps. Et tous se taisent, et tous l’emportent ; ils l’emportent se perdre dans les ruelles, dans les tavernes de La Rochelle ; ils ne diront rien, ne parleront pas de l’Auberge du Pertuis, qui les effraie tous ; et le lendemain, encore ivres, ils l’accompagneront à la capitainerie, qu’il appose de nouveau sa croix au bas d’une lettre d’engagement.