Lucie profitait du pur bonheur de la nature, sur ces terres pourtant attristées par l’hiver, alors que le vent soufflait légèrement et que les branches des peupliers argentés qui entouraient le champ vibraient d’une mélodie sans feuilles ; le soleil bas de l’après-midi de janvier virerait facilement au rose, l’humidité qui montait du marais tout proche se transformerait vite en brouillard – les cultures de Lucie avaient beau se trouver en dehors du marais proprement dit, un peu plus en hauteur, il était déjà arrivé, lors d’une année exceptionnellement pluvieuse, que les choux, les salades et les blettes se retrouvent noyés sous cinquante centimètres d’eau, et que les serres deviennent des piscines couvertes : mais c’était de plus en plus rare, les derniers temps étant plutôt à la sécheresse. Elle savait qu’elle allait bientôt devoir quitter cet endroit – sa séparation était bien réelle, le partage était fait : Franck conservait ses terres et ses serres et elle, ses cals sur les mains et sa glaise sous les ongles. Elle regarda autour d’elle ; bien sûr tout cela était à Franck, il en avait hérité de ses parents ; elle n’avait fait que vivre avec lui, participer à la production et vendre les légumes sur les marchés. Franck n’était pas riche, mais elle, elle avait quoi ? Deux paires de bottes et une bagnole pourrie. S’ils avaient été mariés ou associés tout aurait été différent. Franck lui aurait dû une soulte, en échange de toutes ces années à trimer en commun. Elle aimait ce mot, soulte, pour son côté historique, médiéval. On sentait que le bon droit venait de très loin. Ou peut-être pas. Ces choses sont complexes. Lucie avait la sensation que les femmes étaient toujours celles qui trinquaient dans ces histoires. EARL, Gaec, parts, entreprises, la modernité inventait certes de jolis acronymes, mais l’inégalité persistait. On ne se marie pas et on garde sa liberté, mon cul. Lucie ne se sentait libre de rien du tout. Elle s’était fait avoir – pas par Franck, non, par quelque chose qui venait de plus loin, comme le bon droit, quelque chose d’aussi historique que la soulte. Quelque chose qui écrasait les femmes à la campagne depuis longtemps.

Une chance qu’elle puisse habiter chez son grand-père. Avoir un toit pour quitter Franck. Enfin, une chance. La maison était sordide. Le vieux la dégoûtait. Heureusement elle adorait Arnaud. Il était complètement fou mais il la faisait rire. Et il était tendre. Sa mémoire extraordinaire des dates était à la fois inquiétante et miraculeuse. Lucie avait assez peu fréquenté la mère d’Arnaud, la sœur de son père ; elle était morte cinq ans auparavant, d’une maladie effrayante, une maladie qu’on pourrait appeler le poids de la vie, la tristesse et l’abandon ; Franck et Lucie habitaient alors à quelques kilomètres de là, de l’autre côté de la route de Vendée, où se trouvaient les champs et les serres – Lucie s’était tout naturellement occupée de son cousin et de son horrible grand-père, qui avait effrayé son enfance ; son père, pourtant retraité, ne leur rendait presque jamais visite : il gardait de son paternel un respect craintif et quelques cicatrices de boucle de ceinturon.

Lucie avait hâte de déménager, de retrouver une vie et une maison “normales”. Mais où ? Et avec quel argent ? La mère de Lucie possédait des terres, entre Secondigny et Bressuire, dans la Gâtine fertile, des terres plantées de pommiers avec une petite habitation qu’elle rêvait de reprendre, pour y installer quelques serres et légumes de plein champ, ce serait le paradis – pas gigantesque, mais avec de l’eau et d’excellents sols ; malheureusement l’ensemble était loué depuis des décennies pour une bouchée de pain à un agriculteur du coin. Et quand bien même en eût-elle obtenu l’usufruit qu’elle aurait eu besoin de 80 000 ou 100 000 euros pour s’y installer. Franck s’était proposé de lui donner un coup de main, de partager des machines, mais il fallait que la distance soit raisonnable. Et puis elle n’avait plus envie de le voir. Pas depuis qu’il lui avait demandé 50 000 euros pour poursuivre comme associée. Elle avait eu l’impression que Franck chiffrait le prix de la séparation, ni plus ni moins. 50 000 euros pour acheter le droit de travailler sans coucher avec lui. Elle avait marné sur cette terre et dans ces serres pendant près de dix ans – et maintenant qu’ils se séparaient Franck lui demandait 50 000 euros. La compagnie, physique et sentimentale, valait donc 50 000 euros, estimait-il. Bref. Cela l’avait atrocement blessée. Donc elle continuait très provisoirement à travailler pour Franck moyennant quelques minuscules billets et une commission sur les marchés qu’elle assurait elle-même. De quoi mettre un peu de beurre dans les prestations sociales. Et encore. Mais comme chaque fois qu’elle se retrouvait dans les champs, chaque fois que la tombée du jour la surprenait, que l’humidité montait pour devenir brume et voleter dans le crépuscule, chaque fois que la fraîcheur du Marais envahissait l’air et qu’elle devinait, dans l’ombre, l’ultime agitation des grives, une mélancolie lui serrait la poitrine, un sentiment de cloches, de glas, à l’idée qu’il faudrait bientôt quitter cette vie et cet endroit – l’épais paillage doré sur les planches de culture reflétait les dernières lumières du soir, Lucie frissonna, pourquoi penser au fric, le pognon, le pèze, le blé, la galette, les sous, comme un été trop sec le manque d’argent asséchait toute sa vie, bienheureux ceux qui obtenaient la liberté en se dépossédant de tout, elle, elle était sur la paille et pourtant les mauvaises herbes poussaient, les emmerdements grandissaient sur cette paille comme le profond chiendent ou le liseron obstiné – il commençait à faire plutôt frais, elle arracha deux poireaux, cueillit un chou de Milan trop petit pour être vendu, passa récupérer quelques carottes et pommes de terre dans le stock. La perspective de la soupe à venir, auprès de la cheminée, dans cette bicoque puante, acheva de la déprimer. Elle sortit un instant son téléphone de sa poche (avec l’excuse de consulter l’heure, que le crépuscule lui indiquait déjà pourtant assez précisément). Elle jeta un dernier regard autour d’elle et vérifia qu’elle n’avait pas laissé traîner un outil, siffla le chien qui furetait derrière les peupliers à la recherche de ragondins à débusquer, retira ses gants, changea sa polaire noire maculée de terre pour un pardessus molletonné bleu, ouvrit le hayon de la voiture pour que le chien s’y engouffre, puis elle s’assit au volant et, comme chaque soir, observa son visage quelques secondes dans le rétroviseur : c’était bien elle, rien à craindre de ce côté-là ; légères pattes-d’oie naissant au coin des yeux, rides d’expression sur le front, fossette au menton, lèvres très rouges, tout est OK, pas de traces noires sur les joues ni de paille dans les cheveux ; le chien enfila son museau entre les sièges et lui poussa gentiment le bras, comme pour lui dire, allez ma vieille, tu te regarderas dans le miroir plus tard, on y va : Lucie sourit, caressa le front du clébard et mit le moteur en route. Il était 18 h 15, et on ne distinguait déjà plus les hauts fûts des peupliers, dévorés par l’obscurité.

 

*

 

Quand le père Largeau avait un coup dans le nez, lorsque la goutte commençait à agir ou que le picrate, à défaut d’oubli, lui procurait une joie diffuse et un déplacement de ses peines, alors il ne pensait plus ni au Christ, ni au trouble de sa Foi, mais laissait son imagination s’emparer d’un objet du quotidien et s’y fixer, son regard s’accrocher à une plante ou ses yeux contempler un animal, un des chats de Mathilde par exemple ; il observait, depuis sa chaise, le petit félidé se glisser dans son jardin, louvoyer, se frotter contre le tronc du grand catalpa, essayer d’attraper une mouche ou un papillon d’un coup de patte, se rouler dans l’herbe, et cette observation permettait à Largeau de ne penser à rien d’autre, de rester absolument immobile derrière sa vitre, les coudes sur la toile cirée à carreaux rouges et blancs, et il ne demandait rien de plus que ce répit soudain, cet arrêt de la pensée. Puis, quand les questions recommençaient à tourner, que les doutes et les images morbides revenaient, il s’énervait soudain ; il agrippait sa casquette, passait une veste et sortait. Il traversait le village presque en courant, pour rejoindre la frontière de la plaine ; il ne pouvait croire que ces étendues fussent soudain sans Dieu, que le souffle de l’esprit eût quitté la campagne, que la rivière de la foi n’irriguât plus ces terres – la marche était sa méditation. Il traversait les champs, vers le sud-est ; il franchissait la Sèvre à Saint-Maxire, puis longeait la belle ferme de Beaulieu, laissait à sa droite la route qui descendait vers Mursay et poursuivait devant lui vers le calvaire de pierre au carrefour des routes de Chauray et d’Échiré : le Christ était le seul arbre que le remembrement avait bien voulu abandonner à cet endroit, cette ondulation pelée de terre déserte, au long sol nu, sillonné de cailloux blancs bien répartis par les fraises du tracteur, et quel sens prenait-il ici, ce Jésus des pauvres, mis à mort à un embranchement oublié, qui empêchait les automobilistes de bien voir si une voiture arrivait à droite, ou à gauche ? Largeau essaya de prier, ânonna pendant quelques centaines de mètres avant de renoncer. Il préféra se concentrer sur sa marche, sur sa respiration, sur les paysages autour de lui – parvenu au tertre, le vent faillit lui arracher sa casquette. Dans le lointain, on pouvait suivre du regard la vallée de la Sèvre, d’un côté vers Siecq et Surimeau, de l’autre vers Saint-Maxire et Échiré ; au-delà de Saint-Maxire, on apercevait les pales du rideau d’éoliennes qui marquait la frontière entre Saint-Rémi et le village – Largeau devinait, plus qu’il ne le voyait, le clocher de son église. Le lendemain, il devait se rendre pour un baptême à Faye-sur-Ardin, là-bas, à quelques kilomètres, puis pour un mariage à Villiers-en-Plaine, et le surlendemain pour un enterrement à Béceleuf ; ses paroisses étaient innombrables, il ne se passait pas un mois sans qu’une nouvelle mission lui soit confiée – et s’il était réellement le dernier ? L’archevêque de Poitiers allait bientôt regrouper les vingt-cinq paroisses du nord de Niort en une seule, qu’on baptiserait du nom d’un saint local ; finis les doyennés ; une seule paroisse de quarante milles ouailles, pour un prêtre ou deux, quelques diacres plus lui-même, aidant, espérait-il, même retiré, pendant de longues années – la spiritualité s’effaçait dans ces contrées ; elle était devenue une nappe de brouillard, elle voletait avant de disparaître. Pour Largeau, les quarante dernières années avaient tout bouleversé ; il avait la sensation de s’éveiller, à soixante-cinq ans passés, dans un monde où plus rien ne lui était connu ; il avançait à tâtons dans la ténèbre des temps, une masse noire et vénéneuse.

Il rajusta son couvre-chef et poursuivit son chemin ; il savait, bien sûr, qu’il n’y avait pas de pont sur la Sèvre avant Surimeau – pousser jusqu’à Surimeau, puis à Siecq par Sainte-Pezenne pour regagner le village signifiait deux bonnes heures de marche en plus, soit quatre ou cinq en tout. Le prêtre jeta un coup d’œil aux nuages : le soleil du début de printemps était comme Largeau lui-même, certes vaillant, mais pouvant flancher à chaque instant. Il redescendit dans la vallée à Mursay, et longea la rivière, entre les arbres et les chevaux – par chance le sol était assez sec, on n’enfonçait pas trop. L’air sentait l’herbe et la pourriture ; de loin en loin, haut dans les branches, le gui égayait seul les ramures sans feuilles des saules et des peupliers. Le château de Mursay était une triste ruine – il avait perdu son enceinte et tous les toits du corps principal s’étaient effondrés ; d’immenses béances s’ouvraient dans les tours, leur noblesse d’antan était décalottée par l’abandon. La ronce et le lierre rongeaient de vert l’ensemble, pénétraient les fenêtres, chatouillaient les meurtrières, tentacules d’une créature mortelle qui finirait par jeter à bas les hauts ouvrages de pierre, les fenêtres à meneaux, les voûtes d’arêtes, et même le petit balcon au premier étage sur la rivière – seuls les trois cygnes et les deux canards semblaient ne pas se soucier de la dévastation qui surplombait leurs ronds dans l’eau.

Largeau ne priait plus depuis des semaines, des mois peut-être – il ne répétait plus que des mots qui, sans le cœur, étaient vides de sens et d’effet. Il disait la messe mécaniquement ; il avait l’impression qu’un disque parlait et chantait à sa place. Il se rendait compte que de plus en plus souvent, dans les mariages ou les enterrements, personne ne connaissait les chants d’église ; personne ne savait qu’il fallait se lever lorsqu’on lisait l’Évangile. Largeau n’en voulait qu’à lui-même ; son angoisse montait avec le soir et il savait, en arrivant chez lui, après avoir retiré ses godillots crottés, enfilé ses pantoufles de laine, défait son col romain et troqué son chandail pour une robe de chambre, qu’il se servirait plusieurs petits verres de blanc, suivis d’autant de petits verres de rouge et de dés à coudre de gnôle, pour retrouver l’apathie, tuer l’angoisse et attendre que, peut-être, comme elle le faisait souvent, Mathilde passe lui rendre visite – il redoutait autant cette visite qu’il l’espérait, il savait qu’elle attiserait son désir comme si le Malin soufflait lui-même sur les braises de son cœur. Largeau était bien conscient que ce désir n’était qu’un symptôme, une marque de la déréliction ; plus l’esprit l’abandonnait, plus le corps, le démon, prenait le dessus ; la chair qu’il avait si bien maîtrisée pendant toutes ces années réapparaissait alors qu’il basculait dans le grand âge et cela le laissait si désemparé, si seul, qu’il ne pouvait, malgré lui, que s’enfoncer plus encore dans cette paresse de l’âme que les moines nomment acédie.

 

*

 

Gary, en rentrant chez lui ce matin-là, après avoir aperçu le sanglier gambader dans la neige, alors que la tempête redoublait, ignorait qu’il avait été, au gré de ses renaissances antérieures, une femme de tête, patronne d’un débit de boissons de la commune de Lezay ; une ouvrière des peausseries niortaises morte en couches ; un caporal d’artillerie de La Chapelle-Bâton décédé de la grippe espagnole dans un hôpital militaire de Reims en 1918 ; un puisatier borgne de Rouvre mort centenaire en 1896 et une louve, une louve grise de la forêt de l’Hermitain, entre Aigonnay et La Mothe-Saint-Héray – les loups, on les entend hurler l’hiver, à la nuit tombée, quand ils s’approchent des villages de pierres sèches coincés au bord des châtaigneraies ou à la lisière des chênaies ; on les aperçoit au printemps, lorsqu’ils s’abreuvent dans le ruisseau sous la lune près de la Pierre au diable – on les chasse pour le frisson et la prime, on place des pièges à puissantes mâchoires de métal qui coupent les chats en deux et amputent les renards, et parfois on en prend un, un loup, on lui taille alors les oreilles et la queue pour toucher l’argent, à la mairie, qui envoie les comptes à la préfecture de Niort. Le loup n’attaque l’homme que lorsqu’il a la rage, on le sait, il est alors mortel, par contagion autant que par blessures – en 1894 le département paye la prime pour treize loups tués, sept en 1895, six en 1896, seulement quatre en 1898 et un seul en 1901, et puis c’en sera terminé, finis les canidés grands mangeurs de brebis et d’enfants dans les contes populaires, il n’y en aura plus.

Le 23 frimaire de l’an V, veille de la naissance du puisatier, à La Couarde en Deux-Sèvres, tout jeune département dont s’éloignent doucement les feux de la guerre, laissant les campagnes désertées, les champs abandonnés, les troupeaux décimés, le 13 décembre 1796 donc, l’agent Proust signe pour Marie-Jeanne Landron veuve Bouchet, qui ne sait pas signer, “une requête aux membres de l’administration municipale exhortant les citoyens administrateurs à bien vouloir solliciter du département une récompense pécuniaire pour l’action généreuse de son mari Jean-Pierre Bouchet : occupé à fermer la barrière d’un pré, Bouchet fut assailli par un loup enragé qui lui déchira la main et lui fit à la cuisse une légère blessure ; se sentant blessé, Pierre Bouchet s’écria en se jetant sur cette bête féroce « je fais le sacrifice de mes jours pour délivrer mon pays des ravages que peut lui faire ce loup enragé. Heureux si ma mort conserve la vie à mes voisins ». Il s’engagea alors un combat singulier entre lui et cet animal : couvert de sang, il eut la force de lui trancher la tête avec la hache qu’il tenait à la main pour sa défense. Jean-Pierre Bouchet est mort à la suite de ses blessures, et il a laissé en mourant une veuve avec une nombreuse famille qui ne trouvait des moyens de subsistance que dans le produit des journées de travail de son infortuné mari”.

La louve grise, qui sera un puisatier puis un caporal puis une cabaretière, a été contagiée par l’urine et la salive d’un renard roux ; la maladie l’éloigne de l’eau tout en rendant sa soif inextinguible, ses mâchoires se serrent sur tout ce qu’elles trouvent, une branche, une pierre, une barrière ; une écume baveuse lui pend des babines, lui colle aux canines ; elle hurle étrangement, un hurlement aigu de souffrance. Elle ignore qu’elle est perdue ; le virus a incubé doucement dans son organisme, atteint son cerveau, rongé ses nerfs ; elle a mordu un de ses louveteaux à l’encolure, sans savoir qu’elle le précipitait lui aussi dans la maladie ; elle a erré pendant des jours avec une soif atroce, une soif à boire des cailloux – la douleur est si forte dès qu’elle absorbe une goutte d’eau, si intense, si insoutenable, que la louve fuit jusqu’aux gouttelettes de rosée sur les brins d’herbe, jusqu’aux traces de bave des limaces sur les feuilles, tout accentue sa rage, tout la pousse en avant vers l’épuisement. Elle n’évite plus l’orée des bois et l’odeur de l’homme, qu’elle esquivait pourtant depuis sa naissance ; elle s’avance droit vers les lisières, les yeux noyés d’un feu mortel, elle crie, son pelage a des vagues bleutées, se hérisse de sueur.

La louve aperçoit un homme en mouvement – elle se précipite, l’attaque comme le font les loups lorsqu’ils s’en prennent à forte partie, un cerf, une vache, on mord à la jambe, pour faire plier l’adversaire et avoir accès à son cou. C’est la première fois que la louve sent de si près l’odeur de l’humain, fumée, laine, sang et oignon. Puis la louve essaye d’attraper la main sur la barrière en bois, la déchire entre ses crocs ; le paysan crie – elle a peur de ce hurlement qui ne ressemble ni au bêlement des ovins, ni au feulement des renards, ni au brame de la biche quand on égorge son faon. La louve essaye d’abattre l’homme mais elle veut aussi mordre la barrière de bois pour soulager ses mâchoires et faire cesser la souffrance atroce de sa gorge, elle grogne, elle ne peut laper le sang qui dégoutte de la main blessée, elle bondit, cette fois pour atteindre le cou de l’homme, la gueule grande ouverte. Par réflexe, l’homme se protège, ils basculent, elle mord aussi fort que possible, au bras, à la poitrine, à la cuisse – l’homme fait des moulinets avec une chose dure et violente qu’elle essaye d’attraper, l’homme se dégage et l’assomme à moitié avec sa cognée, elle est fourbue, elle halète, elle est désorientée, le sang dans sa gueule l’affole de douleur, elle a peur, elle a très peur, l’ombre métallique s’abat sur elle, le soir tombe, c’est un éclair noir sur ses prunelles, le noir se fait devant ses yeux de louve et le paysan regarde, interdit de souffrance, la tête de la louve séparée de son corps, dans l’herbe, le pelage sanglant et ses propres plaies avant de s’évanouir de peur et d’épuisement pendant que l’âme du canidé s’en va vers le Bardo et le village de Rouvre, près de l’église Saint-Médard, pour devenir puisatier pendant près de cent ans, puis caporal, puis tenancière de cabaret à Beauvoir-sur-Niort, puis enfin Gary, qui rentrait chez lui ce matin-là après avoir aperçu, à quelques pas d’une haie, sur la neige qui avait saupoudré la plaine, le sanglier qui avait été le père Largeau.

En arrivant à la ferme, Gary embrassa Mathilde et lui ra­­conta l’apparition d’un possible porcin sauvage à la lisière du village et de la coiffeuse à domicile chez le gros Thomas, sans oublier celle des gendarmes ; Mathilde appréciait Lynn qu’elle connaissait un peu, même si elle préférait, quant à elle, les coiffeurs des galeries marchandes des supermarchés qui offraient, pour le même service, une distraction en plus, on sortait de chez soi, on se promenait et on pouvait en profiter pour faire ses courses.

Mathilde savourait les derniers jours de l’avent et se préparait à fêter la naissance du Sauveur. Elle attendait avec impatience la nuit de Noël : depuis son plus jeune âge, elle se rendait à la messe de minuit – on rentrait à pied dans l’obscurité et le froid après l’office ; on mangeait une orange, juteuse et sucrée ; on buvait une tasse de chocolat chaud avant de se mettre au lit. Le lendemain, la famille se réunissait. Le patriarche René, père de Mathilde, au bout de la table parée, les oncles, les tantes, les cousins, les frères et sœurs autour de lui ; les huîtres, les terrines, la volaille, les marrons, la bûche qu’on appelait cosse, en patois, la cosse de na, qu’elle fût celle qui se consumait dans la cheminée ou celle, de crème et de sucre, qu’on mettait sur sa table. Mathilde repensait aux objets d’alors, le pot à cornichons en grès, le service à huîtres en forme de coquille, la poubelle de table émaillée, les porte-couteaux, toutes choses qu’elle associait aux années 1970 et qui avaient disparu en même temps que l’ouvre-boîte électrique orange vissé au mur, les ronds de serviette gravés et la messe de minuit elle-même, qui maintenant était à 10 heures et à vingt kilomètres de chez elle. Avant la Noël, elle achetait toujours un ou deux magazines, de ceux que l’on trouve près des caisses des supermarchés, pour avoir des idées de décoration (fleurs, vases, bougies, serviettes, pommes de pin argentées, gui, houx), pour son sapin (boules, guirlandes, angelots dorés, flocons blancs en bombe) ou même sa cour (père Noël lumineux, second sapin, niche du chien illuminée), ce qui la mettait en joie, car tous ces préparatifs signifiaient simplement (au-delà de la venue au monde du Sauveur) que les enfants seraient là, qu’on se retrouverait tous ensemble, qu’on se chérirait, se câlinerait et s’offrirait des cadeaux. Ce rituel de la bonté, elle y tenait particulièrement ; elle préférait quand ces cadeaux étaient attribués au petit Jésus plutôt qu’à ce barbu rouge un peu ridicule, certes sympathique, mais qui pour elle ne menait nulle part et dont les rennes ne signifiaient absolument rien. Elle avait d’ailleurs du mal à se rappeler à quel moment exactement ce père Noël s’était imposé comme le bienfaiteur de ces contrées – ailleurs on attendait encore saint Nicolas ou les Rois mages mais ici, entre la Loire et la Dordogne, le petit Jésus, peut-être car il s’agissait d’un nouveau-né, avait été complètement supplanté, voire carrément viré de la carte des cadeaux. Mathilde était la secrétaire de l’association de fidèles ; ils étaient encore quelques-uns à essayer d’entretenir la flammèche de la foi et à se rappeler que les églises signifiaient sans doute autre chose qu’une dépense superflue lorsqu’il fallait en refaire la toiture.

Mathilde observa Gary partir avec le chien et son fusil dans des tourbillons de neige vers l’orée nord du village, le haut de la côte, avant le petit bois du Luc où se trouvait cette Pierre au diable que Mathilde se refusait à appeler ainsi, bien sûr, la Pierre c’était bien suffisant. Mathilde ignorait tout de ses vies précédentes, des infinités de mouvements de la Roue qui avaient trimballé son âme de-ci, de-là, qu’elle ait été une sorcière aux sombres aquelarres rêvant du Grand Bouc, un cheval de trait mort à la tâche, un chat de ferme, des paysannes, des paysans, des ouvriers, un loriot, un chêne déraciné par une tempête finissant sous la hache des charpentiers, quand tout autour du village s’étendait la forêt, une immense forêt jusqu’aux contreforts de la Bretagne : le Marais protégeait la forêt, et la forêt protégeait le Marais – le Marais était une dentelle d’îles que baignaient des eaux saumâtres, le golfe des Pictes, que Strabon appelle des Deux Corbeaux, à l’aile blanche et à l’aile noire : presqu’à l’océan, à l’extrémité de cette lagune, bien avant que les légions de César n’apparaissent dans la région, se trouvait une île peuplée exclusivement de femmes, des femmes possédées par un dieu obscur, auquel elles rendaient des sacrifices, un dieu qu’elles apaisaient par des cérémonies et des libations. Aucun homme ne pouvait aborder l’île, ce sont les femmes qui allaient à terre, lorsqu’elles souhaitaient s’unir à des hommes ou s’entretenir avec eux ; elles étaient les prêtresses d’un temple secret, et tous leurs jours se consacraient à l’entretien du bâtiment de leur temple, battu par les tempêtes en hiver. On ne sait rien de la divinité qu’elles révéraient ainsi, un Dionysos fou, démesuré, ivre sans doute, avant qu’il ne soit assagi par les druides, ou la fille de Zeus et de Déméter, avant qu’elle ne règne sur les profondeurs des Enfers, on l’ignore, tout comme Mathilde ignorait qu’à proximité de cette Pierre Levée qu’elle ne pouvait s’autoriser à appeler “au diable”, et prononcer ainsi le nom du Malin, se tenait un sanctuaire où se retrouvaient les druides, ces prêtres sans Dieu qui croyaient à la migration des âmes, eux aussi, de corps en corps et pour l’éternité ; on pouvait brûler la chair, l’âme renaissait – Jules César y voyait une source de courage, les guerriers gaulois ne craignaient plus le trépas, ils savaient qu’ils allaient renaître s’ils avaient l’honneur de périr au combat : leur crainte, c’était la défaite et la lâcheté, la chute et la couardise. Heureux sont ceux qu’aucune peur ne pénètre, affirmait Lucain dans sa Pharsale, heureux sont ceux qu’aucune peur ne pénètre, pas même la pire, celle de la mort. Les bardes guidaient les âmes vers la réincarnation par leurs chants et les druides étaient comme les bergers qu’on voit observer le troupeau d’un œil bienveillant. Non loin du village était un bois sacré, longtemps inviolé, dont les branches entrelacées, écartant les rayons du jour, enfermaient sous leur épaisse voûte un air ténébreux et de froides ombres. Ce lieu n’était point habité par les Pans rustiques ni par les sylvains et les nymphes des bois. Mais il cachait un culte barbare et d’affreux sacrifices. Les autels, les arbres y dégouttaient de sang humain ; et, s’il faut ajouter foi à la superstitieuse Antiquité, les oiseaux n’osaient s’arrêter sur ces branches ni les bêtes féroces y chercher un repaire ; la foudre qui jaillit des nuages évitait d’y tomber, les vents craignaient de l’effleurer. Aucun souffle n’agite leurs feuilles ; les arbres frémissent d’eux-mêmes. Des sources sombres versent une onde impure ; les mornes statues des dieux, ébauches grossières, sont faites de troncs informes ; la pâleur d’un bois vermoulu inspire l’épouvante. L’homme ne tremble pas ainsi devant les dieux qui lui sont familiers. Plus l’objet de son culte lui est inconnu, plus il est formidable. Les antres de la forêt rendaient, disait-on, de longs mugissements ; les arbres déracinés et couchés par terre se relevaient d’eux-mêmes ; la forêt offrait, sans se consumer, l’image d’un vaste incendie ; et des dragons de leurs longs replis embrassaient les chênes. Les peuples n’en approchaient jamais. Ils ont fui devant les dieux. Quand Phébus est au milieu de sa course, ou que la nuit sombre enveloppe le ciel, le prêtre lui-même redoute ces approches et craint de surprendre le maître du lieu.

Ce fut cette forêt que César ordonna d’abattre, elle était voisine de son camp, et comme la guerre l’avait épargnée, elle restait seule, épaisse et touffue, au milieu des monts dépouillés. À cet ordre, les plus courageux tremblent. La majesté du lieu les avait remplis d’un saint respect, et dès qu’ils frapperaient ces arbres sacrés, il leur semblait déjà voir les haches vengeresses se retourner contre eux-mêmes.

César, voyant frémir les cohortes dont la terreur enchaînait les mains, ose le premier se saisir de la hache, la brandit, frappe, et l’enfonce dans un chêne qui touchait aux cieux. Alors leur montrant le fer plongé dans ce bois profané : “Si quelqu’un de vous, dit-il, regarde comme un crime d’abattre la forêt, m’en voilà chargé, c’est sur moi qu’il retombe.” Tous obéissent à l’instant, non que l’exemple les rassure, mais la crainte de César l’emporte sur celle des dieux. Aussitôt les ormes, les chênes noueux, les aulnes amis des eaux, les cyprès virent pour la première fois tomber leur longue chevelure, et entre leurs cimes il se fit un passage à la clarté du jour. Toute la forêt tombe sur elle-même, mais en tombant elle se soutient et son épaisseur résiste à sa chute. L’arbre répugne à mourir, le chêne les tient ensemble et les miracles du druide agissent – les branches tombent en faisceaux de lances déjà taillées, le lierre devient rétiaire, le laurier n’oublie pas son essence divine et tous combattent Rome, les guerriers de Nature, le bois devrait briser mais Rome plie, recule et laisse derrière elle armes et plastrons, hommes et torches. Votre sombre lumière n’envahira pas ces arbres – leur mystère reste entier.

Au village on avait depuis longtemps oublié les druides et les bardes, la forêt disparaissait presque sans discontinuer depuis l’Antiquité, seuls deux petits bois, le Luc et les Ajasses obscurcissaient la plaine, deux grains de beauté sur une peau claire – on avait vaguement le souvenir que le Luc devait son nom à une divinité gauloise, mais les pacifiques Pictons n’avaient pas laissé de trace et Mathilde, si d’aventure on lui avait posé la question, aurait été bien en peine de dire ce qu’il y avait de gaulois autour d’elle, alors qu’elle aurait facilement pu citer bien des monuments romains et des citations latines. Elle avait oublié que cette bûche de Noël servait autrefois, dans la longue ténèbre du solstice, à consteller l’obscurité d’étincelles, en frappant le bois incandescent avec une épée, comme on abat un dragon – on lisait alors les volutes de flammèches, dans la nuit la plus noire, comme on déchiffre des constellations dans un ciel d’été, comme on écoute l’avenir dans le vent, comme on le découvre dans le vol des oiseaux. Les étincelles dessinaient des tores rougis autour des amas stellaires, dans le froid fumant de décembre, et tout le village était là, pour voir frapper sur les troncs incandescents – l’enfance est païenne ; et même si cette coutume s’était perdue des siècles auparavant, car les prêtres n’aimaient pas d’autres dieux que les leurs, il restait encore la forme et le nom de la bûche dans toutes les pâtisseries d’Europe.

Mathilde regarda un long moment la neige tomber, comme hypnotisée, avant de se mettre en cuisine, car il était déjà près de midi.

Gary, couvert de neige, finit par se persuader, une fois parvenu presque en haut de la pente, alors que le vent soufflait fort et que les flocons piquaient les joues et le nez comme des aiguilles, que le chien n’aurait aucun flair dans cette tempête, que cela ne servait absolument à rien d’observer des haies à la recherche d’un quartanier fantôme, que de toute façon il n’allait pas le tirer comme ça, tout seul, qu’avec cette visibilité ridicule, il risquait de coller une balle dans tout autre chose qu’un sanglier, tiens, un gendarme par exemple, comme ceux qu’il apercevait tourner autour de leur estafette un peu plus loin au milieu des champs, des ombres bleues sur un tapis blanc.

Il s’approcha par acquit de conscience de l’endroit où il avait aperçu le Sus scrofa à peine une heure plus tôt ; le chien débusqua un faisan rescapé du lâcher de la semaine précédente – l’oiseau bondit à l’opposé de la haie sans vraiment s’envoler, le rouge de sa tête parut soudain strier la neige de sang. Gary épaula par réflexe, mais s’abstint de tirer ; il avait chargé à balles. Le chien empêchait le faisan de se carapater à couvert ; le volatile faisait une tache ocre, verte et rouge, immanquable, sur le champ blanc. Les faisans d’élevage étaient vraiment de piètres gibiers ; Gary pensa qu’il aurait eu dix fois le temps de changer de munitions, mais renonça. La bestiole lui faisait vaguement pitié ; il siffla le chien, qui se retourna vers lui puis vers l’oiseau avec un air d’incompréhension. Gary le caressa gentiment pour lui expliquer qu’il avait bien fait son travail, que c’était son maître qui n’était pas d’humeur. Et au moment précis où il jetait un coup d’œil aux deux gendarmes qui s’agitaient autour de leur Trafic, juste avant les pylônes électriques du transformateur, il aperçut nettement, qui courait transversalement, traversant le champ pour rejoindre la haie plus profonde de l’autre côté, vers les Ajasses, le sanglier lancé à pleine vitesse. Gary épaula de nouveau, se rendit compte que les gendarmes étaient dans la ligne de mire et que, même si son tir était sans risque, ils pouvaient avoir vraiment l’impression qu’on leur tirait dessus : il baissa son fusil pour la seconde fois et observa le sanglier qui avait été le père Largeau se mettre à couvert au nez et à la barbe des cognes qui tournaient autour de leur véhicule sans que Gary réussisse à bien comprendre, étant donné la distance et la visibilité réduite par la neige, ce qu’ils pouvaient bien foutre au beau milieu de ce chemin de remembrement par un temps pareil.

 

*

 

Lorsqu’Arnaud, cousin de Lucie, rentra chez lui ce midi-là, tout excité et heureux de la neige qui tombait dru, il salua son grand-père dans son fauteuil devant la cheminée, se prépara un déjeuner rapide (soupe instantanée Knorr® “Cup a Soup Velouté de champignons”, boîte de sardines des Dieux® “Les dieux se nourrissent de sardines et d’ambroisie, Iliade chant XXV” à la tomate, baguette La Festive™) dont le plus amusant consistait à lever consciencieusement les filets des sardines avant de les étaler dans la baguette pour s’en faire un sandwich. Arnaud s’essuya la bouche avec la manche de son bleu, huile sur huile, puis il débarrassa son assiette et recueillit une à une les miettes de pain sur la toile cirée, miettes de pain qu’il déposa dehors, dans le petit jardin et l’assiette prévue à cet effet, où les mésanges et les pinsons viendraient les picorer ; il en profita pour jouer avec le chien à attraper des flocons comme des lucioles, avant de retrouver la salle, grelottant, de se changer (laisser le bleu de travail sur une chaise, enfiler un jogging) et de s’installer devant la guirlande de Noël et la cheminée – il se rendit compte immédiatement que, si le gaz fonctionnait (il avait pu faire bouillir l’eau pour son potage), il n’y avait pas d’électricité, car la guirlande refusait de s’allumer. Il partagea son inquiétude avec le grand-père qui se contenta, en traînant ses charentaises sur le plancher noirci, de remettre une bûche dans le foyer sans lui répondre – qu’à cela ne tienne, Arnaud s’installa dans son fauteuil, parallèlement au vieillard, et, persuadé que Lucie n’allait pas tarder à rentrer, il s’endormit du sommeil du juste : avec le sommeil vinrent les visions. Il fut un instant frêne têtard au bord d’une conche gelée en surface, une mince pellicule de givre douce et craquante ; il quitta l’arbre pour un autre temps, loin, très loin dans le passé, où il fut un blaireau au profond terrier – cette vie s’acheva dans la gueule d’un renard roux, et Arnaud vit son âme retourner dans le Bardo aux profondes couleurs, pendant quarante jours, avant de choisir une réincarnation humaine, un noble dans un château fort, un puissant roi de la région, qui aimait la guerre, les voyages, les chants et la poésie – cette vie était passionnante et luxueuse, la cour de ce roi était brillante ; il avait nom Guillaume. Arnaud l’écouta chanter une longue chanson érotique pour ses amis, qui réjouit la compagnie ; le comte Guillaume était drôle, savant dans l’art du trobar – il inventait une langue en la chantant. La maîtresse de ce comte Guillaume de Poitiers était une femme désirable appelée Dangereuse, dite la Maubergeonne ; Arnaud rêvait dans le temps comme un oiseau au gré du vent – il suivit le comte de Poitiers à la croisade, à Jérusalem trois fois sainte qui fumait d’encens ; puis il observa le comte de Poitiers vieillir, puis chanter, lorsqu’il sentit la mort approcher,

 

Toz mos amics prec a la mort

Que vengan tut e m’ornen fort,

Qu’eu ai avut joi e deport

Loing e pres et e mon aizi.

Aissi guerpisc joi e deport

E vair e gris e sembeli.

 

“Tous mes amis je demande après ma mort qu’ils viennent et m’honorent, car j’ai eu joie et plaisir – aujourd’hui je laisse la joie et le plaisir, je quitte le vair, le gris et la zibeline” et Arnaud trouva ce chant fort émouvant. En songe, il appréhendait l’immense toile d’araignée des âmes, la pelote de laine des existences, entremêlées dans le temps, et il pouvait suivre une vie comme on tire un fil, sauter d’un instant à l’autre et même, depuis les ciels infinis, observer les énergies qui meuvent les étoiles, d’immenses flux sombres comme des traits de néant. Dans son sommeil Arnaud avait un savoir illimité – il voyait la multitude du vivant autour de lui, les réincarnations infinies du chien, du grand-père, des araignées, des moucherons, jusqu’aux plus terrifiantes strates invisibles, les bacilles, les paramécies, les êtres microscopiques qui sont une foule aveugle, qui naissent et meurent dans l’immense souffrance de l’ignorance, et Arnaud avait de la compassion pour tous ces êtres dont il comprenait les tourments, même si cette clairvoyance était aussi une forme de douleur : souvent, lorsqu’il s’éveillait de ses rêves, il ressentait une lourde tristesse dont il devait se défaire en s’ébrouant longuement, comme on se secoue pour se débarrasser d’une volée de cendres.

Quand il ouvrit les yeux, le grand-père était toujours à ses côtés et venait de remettre une nouvelle bûche dans le feu. Arnaud se gratta, puis se renifla l’avant-bras, façon de reprendre possession de son corps ; la lumière commençait à baisser, l’orangé des flammes contagiait tout, les murs, la table, jusqu’au visage du grand-père, soudain immense, papi, est-ce qu’on peut pêcher des écrevisses quand il neige ?

Arnaud envisageait de prendre son vélo pour aller pêcher des écrevisses ; il adorait pêcher des écrevisses de Louisiane à la balance. Arnaud appâtait les décapodes avec quelques croquettes pour chien dans un filet à oignons qu’il coinçait dans le maillage métallique et c’était merveille de voir comment, à la tombée du jour, une fois la balance immergée, en quelques minutes plusieurs dizaines de crustacés se battaient entre eux pour accéder à la pitance ; il suffisait de remonter la balance pour les voir grouiller au fond du panier, ce qui réjouissait Arnaud – il aimait jouer avec ces horribles bestioles, asticoter leurs pinces ornées de points rouges ; c’étaient les plus voraces des animaux, capables même, en cas de pénurie de nourriture, de se manger les uns les autres.

Le vieillard, comme à son habitude, ne répondit pas à la question, il se contenta d’éclater de rire : la perspective d’aller pêcher quoi que ce soit sous la neige lui paraissait du plus haut comique – effectivement les écrevisses de Louisiane se cachent dans d’immenses terriers creusés dans les berges quand l’eau est froide ; elles sortent peu.

Arnaud lisait dans autrui à livre ouvert – lui seul savait que son grand-père avait été, pêle-mêle, des métayers hommes et femmes, des filles de basse-cour, un braconnier errant, plu­­­sieurs chevreuils, un chien, des étourneaux, ou que lui-même, Arnaud, devait ses connaissances mécaniques au fait qu’il était la réincarnation d’un garagiste de Villiers, dont il avait conservé le savoir-faire – ces expériences, ces souvenirs de vie, il pouvait les explorer et les parcourir, comme on suit d’un doigt la ligne de chance de la paume d’une main amie. Arnaud voyait les souffrances et les tristesses, les violences et les joies qui marquaient une âme comme un visage les rides et un tel miracle lui semblait naturel ; il écoutait les vies de son grand-père comme on entend couler une source sur des pierres, sans prêter attention au son, la plupart du temps, que rendent les cailloux roulés par la cascade, mais il pouvait aussi, s’il en ressentait l’envie, tendre l’oreille pour apprécier, l’espace d’un instant, tel ou tel épisode – Arnaud aimait les échos lointains des batailles, la violence du fer et des épées ; il était mort lui-même (une de ses innombrables morts) dans un affrontement reculé, perdu là-haut près des berges du Clain, sur la voie romaine qui conduisait vers Tours, au milieu du cent quatorzième mois du jeûne depuis l’Hégire, un siècle tout juste après la mort de ce Prophète barbu qui avait fondé, dans la lointaine Arabie, une foi qui était un royaume et un mode de vie, où les anciens esclaves devenaient chefs de guerre et n’étaient plus esclaves que de Dieu. Des milliers de guerriers avec leurs femmes, leurs tentes et leurs chevaux, des milliers de soldats arrivèrent d’Al-Andalus la neuve sous le commandement de son gouverneur, Abd el Rahman al-Rafiqi – ces guerriers de l’Espagne musulmane venaient-ils pour piller les territoires au-delà des Pyrénées ou pour les conquérir au nom du calife de l’Islam, on l’ignore. Il suffisait à Arnaud de répéter, 14 octobre 732, bataille de Poitiers, pour entendre soudain les chevaux renâcler dans le fracas des cimeterres, les flèches siffler dans le ciel d’automne et les blessés hurler puis mourir, rougissant les pavés romains du sang des martyrs et se sentir expirer lui-même, dans le froid glaçant de la rivière, où une charge puis un trait maure l’avaient précipité – Arnaud ne vit pas l’issue du combat, amené à devenir une des batailles les plus célèbres de France et dont on ne sait très bien si elle fut une victoire, bien qu’Eudon fils de Loup, duc d’Aquitaine, y sauvât son duché et Charles Martel y gagnât la postérité. Les Sarrasins, rêvait Arnaud, avaient laissé autour de chez lui (entre la peupleraie et les marais, entre l’Autize et la Sèvre, entre les frênes et les églantiers) leurs flèches, leurs cimeterres et leurs tentes, un peu de leur musique, un peu de leur souvenir et quelques années plus tard, aux temps de Charlemagne, ils revinrent, commandés par la légende et le roi Agoulant, après la prise d’Agen ; Sarrasins, Maures, Moabites, Éthiopiens, Turcs et Persans se regroupèrent dans l’Ouest et Charlemagne leur octroya la bataille face à Taillebourg emprès Saintes, dont les Maures occupaient le château. Un miracle se produisit la veille du grand combat ; alors que les Francs avaient formé leurs faisceaux devant leurs tentes pour la nuit, ils découvrirent au matin que le bois de leurs lances avait pris racine, qu’elles étaient couvertes d’écorce et que, sur certaines, des feuilles avaient poussé : c’étaient les lances de ceux qui devaient trouver le martyre dans la bataille, pour l’amour de Jésus le Christ. Ces futurs martyrs se jetèrent dans la mêlée avec toute la force que leur avait octroyée le Seigneur – ils tuèrent de nombreux Sarrasins avant de périr : quatre mille furent martyrs ce jour-là, et Charles le Grand lui-même fut en grande difficulté, son cheval occis sous lui. Le roi Agoulant finit par prendre la fuite, par le fleuve qu’on appelle Charente et c’est là que mourut le roi de Bougie, noyé avec son destrier, qu’on enterra tourné vers La Mecque, sur une hauteur avoisinante, fier chevalier de Mahomet, avant de passer les ports et de se replier vers Pampelune.

Arnaud voyait tout cela et bien plus encore, les yeux dans les flammes de la cheminée, aux côtés de son grand-père et s’il n’aimait pas regarder la télévision, c’était que l’écran substituait à ses récits intérieurs des images moins belles, moins brillantes, moins vivantes que ces reflets sur la Sèvre ou la Charente, quand elles semblent brûler dans les couchers de soleil rouges de l’hiver ; les flammes lui montraient le pont transbordeur de Rochefort, l’estuaire et ses serpents de vase à marée basse, les avions à réaction de la base aérienne qui jouaient à se poursuivre au-dessus des îles comme des passereaux, l’arsenal où l’on tissait autrefois les savants torons des cordages, les formes où reposaient les navires le temps d’en calfater la carène ou d’en achever les œuvres vives, avant de leur imposer l’épreuve de l’eau ; il voyait l’imposant hôpital de la marine, ruiné, où l’on mourait de fièvres exotiques et de tristes gangrènes et dont l’odeur des grandes salles, dit-on, vous prenait aux tripes plus encore que les râles des mourants, malgré les parfums de résine des baumes et des collutoires ; il détournait les yeux du bagne, où tant avaient souffert, à hâler les vaisseaux sous les coups de fouet, depuis le port jusqu’à la mer – il évitait aussi les atroces prisons flottantes où crevèrent du typhus, entassés comme la vermine grouillant sur leurs soutanes, les prêtres réfractaires que la République voulait oublier, et dont les ossements blanchissent les embruns à l’île d’Aix ou l’île Madame ; il s’attardait place Colbert, pour caresser du regard la magnifique fontaine où l’Océan de calcaire mêle ses eaux à celles de la verte Charente – puis il se perdait dans le quadrilatère des rues classiques, perpendiculaires, aux rues basses, aux maisons basses, jusqu’à la sobre façade qui dissimulait la folie de Julien Viaud, l’amoureux des voyages, l’officier de marine devenu écrivain sous le nom de Pierre Loti, fils de ces rares protestants de l’Ouest que les persécutions avaient épargnés – Arnaud ignorait Pierre Loti l’auteur, celui qui avait fait rêver les dames de son temps de mariages exotiques et d’amours interdites derrière des jalousies turques ; il connaissait juste le Pierre Loti de la démesure, qui avait transformé l’austérité de sa maison rochefortaise en outrance, escaliers de marbre, hautes fenêtres gothiques en ogives, cheminée démesurée, boiseries sculptées, pesantes tentures, et l’enfance gelée d’Arnaud trouvait cet endroit fascinant, un théâtre, un théâtre pour les festins costumés de Loti dans les années 1880, hommages à Charles VII, à Louis XI, où l’on parlait ancien français, les dames en coiffes et voiles, les hommes en chausses pointues, leurs lévriers à leurs pieds, l’hermine sur les épaules, levant avec les mains les filets d’un hérisson, d’un écureuil ou découpant le dos d’un cygne dont le col blanc dressait ses plumes salies au son des luths et des cornemuses.

Au premier étage, après le Moyen Âge tardif et la Renaissance, c’était l’Orient, et la plus belle mosquée de France : son plafond de cèdre venu de Damas surplombait six colonnes veinées de rose soutenant des arcs cordouans, son mihrab de bois précieux éblouissait la qibla par sa niche de céramiques vertes et bleues, de Perse et de Turquie, ses murs alternaient les portes peintes du Cham et les carreaux d’Iznik – la mosquée était encombrée de candélabres, de tapis de prière, de hauts catafalques vides de saints imaginaires et de souvenirs d’amours mortes : la stèle ottomane de Hatice, véritable nom d’Aziyadé, donnait soudain l’impression de se trouver dehors, à l’air libre, sur une colline naissant de la Corne d’Or ; on était soudain sorti d’un mausolée pour parcourir un cimetière. Arnaud, hypnotisé, observait Julien Pierre-Loti Viaud marcher dans le cimetière d’Eyüp à Istanbul, l’âme en peine, les yeux vers la Corne d’Or en contrebas, quand le vent venu du Bosphore maltraite les bouquets de cyprès noirs qui s’élèvent comme des minarets ; Julien Viaud déambule entre les tombes pour découvrir la stèle de celle qu’il a aimée dix ans plus tôt, la jeune Circassienne à la peau de lait, à la voix de miel, au regard de pavot, Hatice, qu’il a parée, dans son roman Aziyadé, de toutes les soieries de l’Orient et dont il a appris qu’elle était morte, morte de chagrin, de solitude et d’abandon. Loti ne lit pas l’ottoman, on déchiffre pour lui les inscriptions des pierres tombales, ces épis du champ des morts – au loin, la lumière de Stamboul, qu’il connaît si bien, se reflète jusque dans les nuages. On trouve la tombe, et Julien Viaud s’émeut ; on prononce pour lui le nom de la jeune femme et la fatiha, cette brève prière qui ouvre et referme toute vie. À elle, qui dort sous cette pierre, Loti dit, comme en lui-même : “Je viendrai seul te voir, pauvre petite, je passerai la matinée de demain avec toi, dans ton désert ; tu comprends bien déjà que je t’aime, puisque j’ai fait, pour te retrouver, tout ce long voyage…” En 1905, près de vingt ans après sa première visite sur la tombe d’Aziyadé, Pierre Loti fait remplacer sa pierre tombale par une réplique et expédier la stèle à Rochefort : il la vole. Il la vole par passion mélancolique, l’écrivain-voyageur devient un pilleur de tombes ; la pierre n’a rien perdu de sa belle couleur, dans la mosquée de la rue Chanzy ; Loti possède l’illusion du temps, l’illusion du souvenir de l’amour, devant lequel il se prosterne sans doute, déguisé en Turc ou en Bédouin, car il n’aime rien tant que la magie du faux, et dans cette maison qui fait tant rêver Arnaud le benêt, cette maison qui est une malle remplie de faux et d’illusions, Loti accumule les images, les objets, les décors pour le théâtre de son existence – où écrit-il ? Devant les momies égyptiennes de chats de la chambre des momies, momies qui pourraient être un avertissement pour tous les chats vivants et trop hautains ? Ou sur les coussins du salon arabe, du salon turc, allongé sur les tapis de la mosquée, alangui comme une almée dans un caftan, un turban mal noué sur le front ? Que lit-il ? Il n’y a d’autres livres que les siens, dans cette maison. Pas de bibliothèque ou presque ; pas de rayonnages, à peine un secrétaire aux tiroirs vides – des images, des images, partout sauf dans la dernière pièce, à l’écart, la chambre, la sobre chambre de l’officier de marine protestant rochefortais, dans laquelle on trouve, pêle-mêle, deux fleurets, un masque d’escrime, un lit de fer, une malle, une table de toilette, un rasoir, un flacon de parfum et quatre murs nus blanchis au lait de chaux.

 

*

 

Le gros Thomas claqua son torchon contre le bar, la partie de belote était terminée, Paco et les autres étaient partis retrouver leur foyer ou leurs occupations, le café était désert à cette heure prandiale ; Thomas rangea quelques verres en souriant : décidément, le dieu des cartes était sauvage et imprévisible, comme il se devait. C’était une déité petite, laide et cornue ; elle mordait facilement la main qui la flattait, pensait le gros Thomas, et celui qui deviendrait une punaise Cimex lectularius achevait de mettre de l’ordre lorsque le docteur Hervé Nicoleau, le médecin de Villiers-en-Plaine, poussa la porte du Café-Pêche, ce qui se produisait assez rarement pour que Thomas s’en inquiète – le docteur Nicoleau était ce qu’on pouvait appeler une crème d’homme, dévoué à son territoire et à ses patients jusqu’à l’excès ; il approchait doucement la soixantaine et, même si son départ à la retraite était encore lointain, Dieu merci, on se demandait ce qu’il adviendrait de la contrée lorsque Nicoleau (lunettes rondes, figure ronde, poignée de main franche) n’y visiterait plus. Thomas posa son torchon sur son épaule droite et salua le praticien avec respect, tout en s’inquiétant de ce qui pouvait bien l’amener à La Pierre-Saint-Christophe – il craignait que ce ne fût pour lui ; il craignait que soudainement, avec l’ange de la mort, le médecin ne lui eût deviné une affection secrète, une tumeur invisible et maligne, dont l’odeur unique chatouillait les narines du corps médical. Le gros Thomas était hypocondriaque comme il était méchant : avec une constance d’obèse. Le docteur Nicoleau répondit, sibyllin, le froid, et commanda un Viandox® ; Thomas se rappela ce bouillon d’autrefois et se demanda s’il possédait toujours, au fond de sa cuisine, la bouteille en question. Il y a bien longtemps qu’on ne m’a pas commandé un Viandox®, songea-t-il ; ce nom lui provoqua une foule de souvenirs, le présentoir à œufs et les pêcheurs qui gobaient, à l’aube, un œuf avec leur noir, avant d’aller se perdre dans la brume des marais. Thomas alla chercher le condiment en question dans la cuisine, puis versa de cet inquiétant goudron dans une tasse, qu’il remplit d’eau chaude du percolateur. Le docteur Nicoleau suivait ses gestes avec délice, en se frottant les mains. Dehors la tempête de neige redoublait ; le médecin avait une visite difficile chez un patient moribond, il tenait à se réchauffer avant. Nicoleau aimait son métier. Il aimait ses patients, son cabinet de Villiers, ses visites ; il était sobre et amical ; il avait étudié à Poitiers, toute sa famille était des alentours : son oncle était feu Marchesseau le vétérinaire pétrochristophorien qui avait exercé pendant près de quarante ans auprès du cheptel de la région et soigné les équidés, les bovidés, les caprinés, la gent canine et même, dans des temps reculés et des cas d’extrême urgence, les hominidés, mais sans s’en vanter jamais auprès de son neveu ou des confrères de celui-ci ; son géniteur, Germain Nicoleau père, toujours vaillant malgré son grand âge et sa passion pour le cognac, avait quant à lui soigné des générations de paysans et de notables à Coulonges-sur-l’Autize ; il aimait autant déjeuner avec les notaires dans une auberge après un baptême que dans une cour de ferme au creux de l’hiver, quand on tuait le cochon et que l’air sentait les soies brûlées à la flamme – ni le père, ni le fils ne s’étaient enrichis ; ils avaient souvent reçu, en hommage pour le miracle de la guérison, des poules, des canards, des œufs, des lapins, du vin en quantité, de la gnôle, du cognac, du whisky et même un coup de fusil en l’air, pour une histoire compliquée qui s’était finalement arrangée à l’amiable. Le docteur Nicoleau fils vivait bien, confortablement, usait les voitures comme si c’étaient des pantoufles et connaissait la région mieux que la paume de sa main : il savait par cœur le nom des villages, des lieux-dits et de leurs habitants – pas un bouquet d’arbres sans qu’il en connaisse le nom, pas une ferme isolée sans qu’il sache qui y habitait, et si on y vivait encore côte à côte avec les bêtes, directement sur la terre battue.

Ce jour-là, le docteur Nicoleau regardait la neige tomber dru par la fenêtre, une mousson d’hiver, en sirotant son Viandox® et en profitant de la douce chaleur du poêle à bois. Le gros Thomas observait le médecin, mais de loin, depuis la cuisine, comme on surveille un animal dangereux, un tigre qui pouvait vous mettre à la diète ou vous envoyer à l’hôpital d’un claquement de doigts. Nicoleau prenait des forces pour sa visite au vieil instituteur poète Marcel Gendreau qui avait quitté Échiré pour une chambre chez sa fille, retour à La Pierre-Saint-Christophe, où il avait enseigné tant d’années, retour dont Nicoleau savait qu’il serait cette fois-ci définitif : cette visite pourrait bien être la dernière, le vieux Gendreau était subclaquant, ses poumons graillaient comme des corneilles à chaque respiration, il était inconscient depuis deux jours, les bras gonflés d’œdème, le cœur erratique et cette situation remplissait le médecin de tristesse – on faisait ce que l’on pouvait pour adoucir ses dernières heures, et le docteur Nicoleau sécha son Viandox® comme si c’était un dé à coudre d’alcool de menthe, remercia le gros Thomas, que la peur de la maladie reléguait dans l’arrière-cuisine mais que l’appât du gain fit revenir à son comptoir juste à temps pour percevoir les 2 euros (il avait indexé le prix du Viandox® sur celui du thé, cela lui semblait juste) que le médecin lui devait, lui serrer mollement la main et le saluer du torchon lorsque Nicoleau passa la porte. Les tourbillons de neige enveloppèrent le médecin dans un linceul mouvant, glacial et féerique qui l’accompagna jusqu’à la maison de Magali, la fille du vieux Marcel Gendreau, l’instituteur écrivain dont tout le monde avait oublié le roman Nature oblige…, publié près de soixante ans auparavant, qui lui avait valu d’être pour ainsi dire expulsé du village où il enseignait et où sa fille, aujourd’hui elle-même retraitée, résidait depuis des lustres. La vieillerie avait obligé Marcel Gendreau à quitter son repaire de Chalusson emprès Échiré, les bords de la Sèvre, les gardons et le château de la Taillée, construit par l’arrière-petite-fille d’Agrippa d’Aubigné réincarnation post quem de Jérémie le pendu, père adoptif du grand-père de Lucie Moreau et d’Arnaud son cousin toujours absorbé par les flammes et la rêverie, et au moment où le docteur Nicoleau sonne à la porte de Magali Belloir née Gendreau, son père se débat encore, dans le silence d’une respiration rocailleuse, d’un râle continu, soutenu sotto voce par le ronronnement de la machine à oxygène, rythmé largo par l’horloge murale, contre la mort certaine, celle dont le médecin, une fois parvenu à la chambre ultime, sent clairement la présence, dans la mollesse de la main qu’il prend, dans le creux que laisse son doigt sur l’avant-bras, dans la faiblesse du battement du cœur, dans son arythmie, dans ce visage tourné vers le coussin qui le soutient, les yeux clos, les joues relâchées par la morphine, la bouche légèrement ouverte par le poids du menton, le corps pèse, pense Nicoleau, et il regarde Magali aux yeux cernés par la veille, désemparée par l’attente de l’inévitable, semble-t-il, la main devant la bouche, le regard vibrant – Marcel Gendreau rêve-t-il de Virgile, Omnia vincit amor : et nos cedamus amori, songe-t-il à ses poèmes maraîchins, aux reflets sur le dos des perches, aux ciels rouges de l’hiver, à l’histoire de Jérémie et de Louise, brutale comme une saison morte, ou à la tendresse de sa fille, qui l’a accompagné ces derniers mois alors que, diminué par l’âge et la maladie, il se recroquevillait dans son lit absorbé peu à peu par le coton du matelas, dissous dans les plumes de l’oreiller, on l’ignore et Magali et Nicoleau sentent que le point va bientôt mettre un terme à la phrase, que la voix s’apprête à retomber avec la fin de la proposition, que le souffle, de moins en moins soutenu par les virgules, s’épuise dans les spires des sifflantes, dans la fréquence des fricatives, après la longue envolée des nasales et s’éteint soudain. Comme si Marcel Gendreau avait attendu la présence rassurante du docteur Nicoleau pour ne pas l’entendre dire c’est fini, ne pas le sentir poser une dernière fois ses doigts sur la carotide, écouter le grand silence de son cœur, lui dont l’âme commence son séjour dans le Bardo, lui pour qui la Claire Lumière se lève comme une aube d’espoir – Marcel Gendreau l’instituteur poète, le romancier du malheur de Jérémie n’est plus, Nicoleau vient de le confirmer dans le certificat de décès bleu dont il replie la partie confidentielle pendant que Magali pleure toutes les larmes de son corps – ainsi le vieil arbre au bord de la falaise que les pattes ou l’aile d’un passereau suffisent à basculer un jour dans l’abîme, la tristesse de Magali avait tenu bon jusqu’au bout, jusqu’à déverser des mois de sanglots retenus.

Elle prit une dernière fois la main de son père.

Elle balbutia entre les pleurs une sorte de prière.

Elle referma la porte de la chambre derrière elle et retrouva le docteur Nicoleau qui terminait de remplir la partie du certificat de décès réservée à l’administration.

Elle dit en sanglotant il vous attendait, docteur. Il vous attendait.

Elle dit en sanglotant vous boirez bien un coup, docteur.

Ce à quoi Nicoleau répondit, un peu enroué, c’est pas de refus, madame Belloir. C’est pas de refus.

Et pendant que le docteur Nicoleau vidait son petit verre de gnôle, Magali décrochait son téléphone pour appeler Martial Pouvreau et les fossoyeurs aux longues figures.