CHAPITRE 3

L’IDÉALISATION DU CHAMANE ET DU CHAMANISME

Au programme

Les années 1960 marquent un bouleversement dans l’histoire de l’Occident. C’est l’époque de la décolonisation, qui remet en cause la façon dont les Occidentaux évaluaient les peuples colonisés et la haute idée qu’ils se faisaient d’eux-mêmes. C’est aussi l’époque du déclin des grandes idéologies collectives et de la critique des hiérarchies ; elle laisse le terrain libre à l’individualisme et crée un vide d’où surgissent des désirs d’évasion dans la spiritualité. Elle voit se succéder de façon spontanée une série de mouvements contre-culturels nourris de littérature exotique repensée selon les libertés de l’imaginaire et sans souci des contraintes du réel. Surgit ainsi une vague hippie qui découvre et réinterprète les religions orientales, puis, mais sans rapport avec elle, une vague chamanique qui sera l’une des sources du new age dans la décennie suivante et laissera une empreinte durable.

Cette vague chamanique exprime un véritable renversement de valeurs. Jusqu’alors dénigré pour diverses raisons et, surtout, considéré comme condamné à disparaître sinon déjà disparu, le chamanisme est réactualisé de façon positive ; repensé dans son principe même, il est étendu à l’ensemble de l’humanité depuis ses origines et surtout redécouvert en Occident même. Des mouvements néochamanistes se forment en Amérique du Nord et en Europe ; ils préconisent des pratiques d’apparence exotique qui en réalité répondent à des besoins occidentaux par la reformulation des valeurs associées. Par ailleurs, un vaste courant de littérature grand public identifie rétrospectivement comme chamanes de grandes figures de l’histoire de l’Occident.

Un modèle de quête spirituelle

La contre-culture californienne

C’est dans le cadre de la contre-culture effervescente sur la côte Ouest des États-Unis que prend effet la réhabilitation du chamanisme lancée par l’ouvrage d’Eliade, grâce à la publication de sa traduction anglaise en 1964.

Aux origines du new age

Ce livre, Le Chamanisme et les techniques archaïques de l’extase, fait partie, avec celui de Carlos Castaneda, L’Herbe du diable et la petite fumée1, des principaux repères du new age comme des mouvements néochamanistes à leurs débuts. Ils témoignent de l’origine essentiellement livresque de ces mouvements, lesquels se propagent d’abord dans les milieux intellectuels et artistiques aisés. Ils ont en commun d’exalter l’idée de quête spirituelle et d’en offrir des modèles.

Un succès trompeur

Le livre de Carlos Castaneda se présente comme un récit ethnographique relatant les « enseignements » que l’auteur aurait reçus d’un « sorcier » yaqui, peuple indien du nord-ouest du Mexique. Exaltant la prise d’hallucinogènes comme source d’enrichissement spirituel, il contribue à l’épanouissement de la drug-culture. Cependant, après quelques années de succès littéraire, ce livre est reconnu comme une œuvre de fiction, et son auteur considéré comme un imposteur.

L’attrait de l’« extase »

Par contraste, le livre d’Eliade rassure. Outre qu’il fait appel à une abondante documentation et regorge de notes érudites, il érige en modèle de chamanisme le cas sibérien qui est exempt de recours à des psychotropes. La coloration mystique qu’il lui donne à travers le vocabulaire de l’extase le rend plus directement accessible au lectorat chrétien. L’accent qu’il met sur le caractère d’« expérience » individuelle de la démarche trouve un fort écho dans les milieux en quête de voies spirituelles de « développement personnel » se voulant scientifiquement fondées.

L’émergence du néochamanisme

Changer l’homme, changer la société

Sous l’influence du postmodernisme en plein essor, ces milieux revendiquent le caractère scientifique de leur démarche. Ils se fondent sur les avancées récentes relatives aux interactions entre le corps et le psychisme. Bénéficiant de l’intérêt ambiant pour les médecines parallèles, ils tirent argument des démonstrations révélant l’efficacité que peuvent avoir les placebos, à condition d’avoir confiance en eux. Ils en infèrent que la transformation de l’individu peut entraîner celle de la société.

Ils y trouvent des raisons de promouvoir une vue globale du monde où tout est lié et utilisent le vocabulaire de l’« interconnexion » bien avant que la culture Internet ne le popularise. La marque de cette vue globale et de la valeur scientifique dont elle se réclame imprègne le langage qu’adoptent les mouvements néochamaniques, à commencer par le premier d’entre eux, appelé Center for Shamanic Research à l’époque de sa création par Michael Harner, en 1979.

Michael Harner et le core shamanism

Michael Harner mène d’abord une vie d’anthropologue. Il découvre le chamanisme chez les Shuar (Jivaro) en Amazonie péruvienne dans les années 1960. Trouvant dans les techniques observées un effet relaxant, il se forge une pratique personnelle et l’enseigne au cours de stages payants à finalité thérapeutique. Le succès l’encourage. Il veut apporter le chamanisme au monde occidental. En 1980, il publie The Way of the Shaman, A Guide to Power and Healing, puis transforme le Center en Foundation for Shamanic Studies. En 1987, il quitte l’université pour se consacrer au développement de sa fondation, qui essaime dans plusieurs pays européens et passe de la thérapie au développement personnel. Bill Brunton et Jonathan Horwitz comptent parmi les principaux organisateurs de stages dans ce cadre.

À partir de 1992, Michael Harner se rend souvent en Sibérie pour « réapprendre » aux peuples autochtones leur chamanisme. En 1994, sa fondation décerne le titre de « trésor vivant » du chamanisme à quatre chamanes sibériens.

Pour Michael Harner, le chamanisme est le « chemin spirituel le plus ancien sur la planète Terre […]. [Il] nous garde connectés avec la Terre mère et toute créature ». Il dédie sa fondation « à la préservation, à l’étude et à l’enseignement du savoir chamanique pour le bien-être de la planète et de ses habitants », en vue de le propager dans le monde entier et d’en faire connaître les usages pratiques dans la vie quotidienne.

Il définit un core shamanism, ou « chamanisme de base ou essentiel », n’imitant aucune tradition, exempt de toute référence culturelle et détaché de tout contexte pour pouvoir être adopté partout. Ce chamanisme se fonde sur l’accès à une expérience subjective liée à un état de conscience particulier et offre à qui le met en pratique une voie le menant tant à l’acquisition de « pouvoir » qu’à la capacité de guérir.

Les « états altérés de conscience »

À la différence du terme « transe » dont elle prend en partie le relais à partir des années 1980, l’expression « états altérés (ou modifiés) de conscience » est centrée sur le psychisme chamanique et exempte de tout contenu ou référent culturel. En cela, elle semble constituer un gage de scientificité, ce dont pourrait aussi témoigner l’usage de la notion d’état de conscience en psychiatrie et plus largement dans les neurosciences.

Cependant, dans les propositions du mouvement néochamanique créé par Harner, l’accès aux états de la conscience appropriés demande la mise en œuvre de techniques corporelles enseignées au cours de stages. En outre, ces états sont régulièrement associés à des valeurs d’ordre spirituel ; il est fait état, par exemple, d’« état de conscience supérieur » à propos de la méditation. Par la suite, Harner introduira la notion d’« état de conscience chamanique », c’est-à-dire l’état que la pratique qu’il enseigne permet d’atteindre et qui donne accès à une « réalité non ordinaire », source de connaissance et de pouvoir.

L’un des organisateurs français de stages néochamaniques lancés dans son sillage, Mario Mercier, parle quant à lui d’« état d’être ».

L’« expérientiel »

Une autre notion se veut également gage de scientificité, celle d’expérience, dont Eliade avait fait le moyen et la preuve de la démarche chamanique. L’emploi d’« expérientiel » pour la désigner modifie l’évaluation de cette expérience ; en tant qu’adjectif associé, « expérientiel » se distingue d’« empirique » et d’« expérimental » en ce qu’il s’applique à « ce que le sujet ressent ». Son emploi fait glisser la démarche chamanique de la thérapie vers la spiritualité, et donne ainsi à la pratique une valeur positive.

Il a aussi l’avantage d’impliquer l’être entier : du point de vue de celui qui vit cette expérience, il spiritualise le corps tout autant qu’il corporalise l’âme. Il s’ensuit une spiritualisation généralisée : les objets de la vie quotidienne sont aptes eux aussi à procurer un ressenti « expérientiel » au terme duquel ils peuvent être dotés d’une valeur spirituelle.

Cette extension se concrétise dans le néochamanisme, en 1985, avec la création d’une revue trimestrielle : Shaman’s Drum. A Journal of Experiential Shamanism and Spiritual Healing. Cette revue comporte des récits d’« expériences » chamaniques. Leurs auteurs racontent les bienfaits qu’ils en ont retirés : sentiment de bien-être, perception du soi authentique, créativité artistique. Elle fourmille d’annonces de voyages sous une rubrique intitulée « tourisme chamanique, mystique ou de l’extase » et de propositions de formations très diverses : participer à une action écologiste, faire l’apprentissage du phénomène de Near Death Experience, acquérir les pouvoirs et les techniques en vue d’exercer dans le domaine du conscious business ou du leadership coaching.

À ses débuts, la revue vante la consommation de psychotropes puis diffuse des mises en garde contre le danger d’en abuser, tout en continuant d’en recommander sous le nom d’« enthéogènes ». Elle cesse de paraître en 2010.

À noter

Renvoyant non à l’expérience même mais à la subjectivité de l’individu qui la fait, l’expérientiel est par là même incontestable et de fait incontesté. Pour les néochamanistes, le ressenti du sujet est ce qui garantit l’authenticité de son expérience.

De l’individuel à l’universel

Dans son principe, ce qui est expérientiel permet au sujet de se sentir à la fois unique et représentant de tous les êtres, et par là fait en quelque sorte se rejoindre l’individuel et un certain universel. Or, ce qui valide une expérience chamanique comme telle est la reconnaissance du récit que le sujet en fait par le milieu néochamaniste dont il fait partie. Ce récit doit donc réussir à transformer l’expérientiel émotionnel en spirituel, et cela de façon conforme au modèle d’expérience chamanique en vigueur dans le groupe.

Il en résulte que les récits présentent un caractère stéréotypé, qui est révélateur du groupe d’appartenance. Il en résulte aussi que rien ne permet de décider si le sujet qui fait le récit de son expérience a atteint ou non un « état de conscience chamanique » ; il en est seul juge. De ce fait, personne ne se dit chamane ni ne qualifie l’autre de chamane, ce qui permet d’éviter toute forme d’institutionnalisation.

« Le chamanisme est une voie de savoir, non de foi, et ce savoir ne peut venir ni de moi ni de personne d’autre dans cette réalité. Pour acquérir ce savoir, y compris le savoir sur la réalité des esprits, il est nécessaire de franchir la porte du chamanisme et d’acquérir une évidence empirique. Les programmes de formation au core shamanism ont été soigneusement définis et testés pour procurer une expérience chamanique authentique et des résultats pratiques. »

Michael Harner

Cercles de sagesse, groupes de tambour, huttes de sudation

La fondation créée par Harner a servi de modèle à d’autres organisations de même ordre mais de moindre ampleur. À son image, toutes proposent sur leur site Internet des stages payants d’initiation ou de formation au chamanisme, qui partagent de nombreux traits communs.

Joindre les esprits

Les stagiaires sont regroupés pour faire ensemble mais chacun à sa manière l’apprentissage des diverses techniques qui composent la « conduite chamanique » (shamanic behaviour) en tant qu’outil de quête spirituelle. Il leur faut les assimiler dans leur dimension spirituelle pour entrer en « contact direct » avec les esprits, en sorte de pouvoir inclure ces esprits dans leur vie en tant que « conseillers ». Pour y parvenir, chacun est incité à « trouver sa propre voie », qu’il s’agisse de battre du tambour, de manier le hochet, de faire un « rappel d’âme » ou d’enraciner un arbre de vie.

Trouver l’harmonie

La « barque esprit » (spirit boat) est l’un des rares exercices faits en coopération ; l’organisateur et l’individu souffrant s’installent sur des matelas, et les autres adeptes, serrés côte à côte pour former les bords de la barque, chantent et pagaient avec leur hochet. Si un adepte a du mal à « joindre ses esprits », tous peuvent l’aider à « trouver l’harmonie intérieure », à « réassembler [son] soi fragmenté » ou à « rencontrer les alliés de son existence dans la réalité non ordinaire (ou dans le monde subtil) ». Toutefois l’objectif essentiel de la formation s’exprime en termes de « pouvoir ».

L’acquisition de « pouvoirs »

La notion de pouvoir est au cœur des objectifs de la formation en chamanisme. L’adepte est invité à atteindre l’« état de conscience chamanique » et ainsi réaliser le « voyage dans la réalité non ordinaire » qui conditionne l’« acquisition de pouvoirs ». Celle-ci est la preuve même de la possibilité du self-healing ou « cure de soi ».

Au cours de son « voyage » ou « quête de pouvoirs », il doit « trouver son animal de pouvoir », « créer son chant de pouvoir », pour « se relier avec les esprits de pouvoir » et ainsi « se réharmoniser ou se reconnecter » avec l’univers entier – chaque organisation ayant sa propre terminologie. Il ne s’agit pas, précise-t-on, de pouvoir sur autrui, mais d’un pouvoir qui n’est qu’une parcelle du « pouvoir de l’Univers » et qui doit être compris comme capacité d’agir.

S’il n’en est rien dit de plus, c’est pour respecter la liberté des expériences et favoriser la variété des voies, tout en sapant à la base non seulement tout pouvoir personnel mais aussi toute velléité de s’ériger en spécialiste et instaurer une hiérarchie entre tous ceux qui s’adonnent à ces expériences.

L’intimité avec la nature

Au cours de son « voyage » qui s’apparente à un rêve, l’adepte reçoit des « signaux et des messages du monde environnant ». Beaucoup de stages se déroulent en pleine nature. Le vocabulaire utilisé (« arbre de vie », « terre-mère ») et la mythologie convoquée (« figure du cerf », « esprit du loup », « envol de l’aigle ») sont explicites à cet égard.

La présence d’un « animal » parmi les éléments de « pouvoir » que l’adepte doit acquérir alors nourrit l’idée d’un rapport direct accru avec le monde naturel. Les énergies animalières qu’il reçoit sont censées activer sa prise de conscience de la vitalité de la planète, améliorer sa propre vitalité, équilibrer sa vie émotionnelle, libérer son potentiel caché, stimuler sa créativité et développer son pouvoir intérieur en le mettant en harmonie avec les énergies bénéfiques de la nature et de l’univers.

Ce courant, plutôt informel, propage l’image du chamanisme comme philosophie fondée sur le respect de la nature, caractéristique des mouvements écologistes et du new age.

Chamanes d’Île-de-France

Certains organisateurs parisiens de stages chamaniques emmènent leurs adeptes dans la forêt de Fontainebleau ou le bois de Vincennes pour y faire des expériences nocturnes. Un « chamane de Saint-Mandé » répond à la question d’un cycliste qui traverse le bois : « C’est un rituel. Je suis ici pour faire une médiation entre l’esprit du bois et les humains qui le traversent dans leurs engins motorisés. Je facilite leur passage en les réconciliant avec la nature. Je leur rends l’énergie perdue, c’est mon travail de chamane. » (Rencontres chamaniques en Île-de-France : « L’alliance du féminin sacré et du masculin sacré », juin 2013.)

Diversification

Les néochamanismes occidentaux évoluent dans diverses directions à partir de leur vocation de thérapie spirituelle initiale. Les divergences tiennent à la fois aux courants internes qui agitent les sociétés occidentales et aux interactions avec les renouveaux en cours chez les peuples chamanistes. On peut proposer une caractérisation sommaire de leurs grandes orientations.

L’ecstasy et les raves

La plus ancienne orientation, celle qu’exprime la Foundation for Shamanic Studies, porte la marque de l’intérêt de son fondateur, Michael Harner, pour la quête spirituelle expérientielle, et de sa familiarité particulière avec les pratiques chamaniques sud-amérindiennes comportant l’usage d’hallucinogènes. La fondation s’est elle-même peu à peu émancipée de la consommation de psychotropes à laquelle elle était associée à l’origine, mais d’autres organisations ont pris le relais.

Risques de dérive

Tel est le cas du centre Takiwasi, fondé au Pérou par un médecin français. Il propose un traitement « chamanique » du mal-être par l’absorption d’ayahuasca ; il a souvent été dénoncé pour la dangerosité de ce traitement et pour son éthique douteuse.

L’association des psychotropes à la notion de chamanisme a été renforcée par l’usage du terme « ecstasy » pour nommer la pilule MDMA, terme qui fait écho au vocabulaire « extatique » lancé par Mircea Eliade. Elle s’est diversifiée à mesure que s’est étendu le phénomène des raves, dont la musique électronique est devenue peu à peu un ingrédient de premier plan. Elle est latente dans un grand nombre de fêtes campagnardes.

« Heureux comme un chamane dans le Jura. »

« On a planté notre tente au plus grand rassemblement chamanique d’Europe. Pipes sacrées, huttes à sudation, formules anti wifi : à Dole, le gratin mondial des chamanes réunissait 2000 ouailles. Parmi les sorciers, des Français comme Jean-Pierre, du Luberon : “Le peyotl m’a dit : ne cherche plus, tu as trouvé.” »

Pages sur Internet entre mai et juillet 2014

Expression corporelle et arts de la performance

C’est là une orientation présente également dès le début, mais elle l’est de façon diffuse, sans être canalisée par un mouvement particulier. Elle apparaît en liaison avec le succès des danses rituelles chamaniques dans des groupes nord-amérindiens en difficulté.

Dans certains d’entre eux, la restauration de ces danses, à laquelle ont parfois participé des intellectuels indigènes, a réussi à détourner des participants de l’alcool ou du suicide tout en leur redonnant l’estime d’eux-mêmes. L’intérêt des mouvements néochamanistes pour la libre expression corporelle s’en est trouvé renforcé.

Le chamanisme à l’origine du théâtre

Certains spécialistes américains d’art dramatique avaient déjà amorcé un rapprochement entre rituel chamanique et théâtre – Ernest T. Kirby voyait dans la ritualité chamanique l’origine des fêtes populaires, Richard Schechner celle du théâtre. Ils contribuaient du même coup à modifier la signification donnée au théâtre, en la faisant glisser de « spectacle donné à un public » à « performance de l’acteur ». Ce glissement a fini par conduire les intéressés à constituer les arts de la performance en spectacle autonome.

Une autre source exotique d’inspiration, asiatique cette fois, concrétise cette tendance. Les suites de la guerre de Corée ont permis à de nombreux Américains de voir des rituels chamaniques.

La plus célèbre chamane coréenne, Kum Hwa Kim, est invitée à se produire sur scène aux États-Unis et en Europe au début des années 1980. Le gouvernement coréen la nomme « Trésor national vivant » en 1985. Ainsi se propage un type de rituel coréen où l’accent est mis sur les chamanes qui dansent et chantent, et où tous les participants sont invités à aller danser et chanter parmi eux en fin de rituel.

Il en est ainsi lors des premières conférences internationales de l’International Society for Shamanic Research fondée par le chercheur hongrois Mihály Hoppál (notamment à Séoul en 1991, Budapest en 1993). Le chamanisme en vient à être identifié à la notion même de performance. Il apparaît durablement comme un creuset d’« arts de la performance », et le chamane comme le précurseur de l’artiste créateur.

Développement personnel, leadership, coaching

La notion de pouvoir se maintient jusqu’à nos jours dans un bon nombre de mouvements néochamaniques occidentaux, notamment européens, mais ses connotations évoluent dans le climat plus individualiste que jamais que connaît l’Occident aujourd’hui.

Au fil de la décennie 1990, l’acquisition de « pouvoirs » quitte la sphère de la psychothérapie pour celle du développement personnel au sens plein du terme : trouver sa « voie chamanique » n’est plus simplement une façon de surmonter un mal-être mais un moyen de « redécouvrir son moi profond », et au-delà, d’avoir des succès personnels et de devenir un « gagneur ».

Tel site offrira à l’anonyme une méthode pour se transformer en coach, tel autre proposera au dirigeant un moyen d’améliorer son leadership. Mais aucun, en Occident, n’a encore fait miroiter l’idée de réussite financière grâce à une pratique chamanique (ce qui est le cas dans plusieurs pays d’Asie) et on lira même sur l’un d’entre eux que « la loutre apprend à ne pas s’attacher aux biens matériels ».

Une offre abondante

Ces courants donnent lieu à une littérature surabondante et sont propagés par une multitude de sites Internet. Tous proposent des stages payants. À les suivre d’année en année, il apparaît que la plupart font preuve d’une grande flexibilité.

C’est le cas du site de Thierry Chavel, actuellement « coach sourcier », comme de celui de Thierry Piras qui pour sa part est passé du chamanisme à la psychanalyse puis au « leadership coaching », pour revenir aujourd’hui à la psychanalyse et au chamanisme.

Par ailleurs, si les fautes de français ou d’orthographe étaient, au début, fréquentes – généralement volontaires, elles visaient à accréditer l’idée du caractère inspiré de la technique proposée et de sa proximité avec les chamanismes exotiques et la vie de nature –, elles ont dans l’ensemble disparu au profit d’un vernis de connaissance en littérature de spiritualité et en sciences.

La notion de pouvoir s’est développée pour elle-même, sans référence à la source de ce pouvoir, et au détriment de la notion d’esprit qui tend à disparaître des récits expérientiels. Elle semble à son tour de plus en plus concurrencée par celle d’« énergie », qui est plus directement rattachée à tout ce qui circule dans l’Univers.

« L’énergie circule là où vous concentrez votre attention. »

Grimoire du sage

L’harmonie avec la nature

À travers l’idée de réconciliation avec la nature, le chamanisme s’intellectualise. Il se fond dans le courant de spiritualité né du « sentiment de la nature » romantique qui s’est mué en philosophie écologique. Ce courant est connu sous le nom d’« écologie spirituelle » ou « écologie profonde » (Deep Ecology), selon laquelle les humains sont interconnectés avec tous les êtres du monde naturel sur un pied d’égalité.

L’univers interconnecté

Par ses origines, ce courant rappelle la Naturphilosophie germanique qui, au XIXe siècle, propageait l’idée d’une « interconnexionalité » générale, égalitaire et permanente entre toutes les composantes de l’univers naturel2.

À la recherche de chamanes dans le passé de l’Occident

En faisant du chamanisme la technique par excellence d’accès à l’expérience religieuse à l’état brut, Eliade avait implicitement posé son universalité. À sa suite, les mouvements néochamanistes ont développé l’idée qu’il s’agissait là d’un fond inhérent à la nature humaine, latent, à condition de remonter en amont des différenciations sociales et culturelles. L’Occident se devait dès lors de retrouver ce fond chamanique dans sa propre histoire.

Dès la préhistoire

Nombreux sont, dans les années 1990, les auteurs qui s’attachent à y repérer des chamanes. Parmi eux, certains préhistoriens ont une place éminente : ils affirment l’origine chamanique de l’art rupestre, qui serait le fruit de « transes » atteintes en « état de conscience altéré ».

L’art rupestre

Le livre Les Chamanes de la préhistoire3 de Jean Clottes et David Lewis-Williams considère la « transe » chamanique comme la source de l’art rupestre tel que le manifeste, entre autres, la grotte de Lascaux. Il a suscité des réactions négatives dans le milieu des préhistoriens.

Quant à la démonstration que ce livre entend faire de la similitude entre les effets des « trois étapes » de la transe chez les chasseurs préhistoriques et chez les Américains ayant consommé des hallucinogènes à la fin du XXe siècle, elle se heurte aux évidences des données paléobotaniques qui constatent l’absence, dans l’Ancien Monde, des plantes utilisées à cette fin dans le Nouveau Monde.

Merlin, Socrate et… Jésus

C’est sur d’autres bases que repose l’identification comme chamanes de certaines grandes figures de notre histoire. Sur une base magique évidente, dans le cas de Merlin l’enchanteur, modèle du chamane celte. Sur celle du désir d’« amélioration de soi », dans le cas, plus inattendu, de Socrate.

Socrate chamane

Dans Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Pierre Hadot répond à ce qu’avait écrit Henri Joly en 1974 : « Que Socrate ait été le dernier shaman et le premier philosophe fait partie désormais des vérités anthropologiquement admises. » Pierre Hadot y voit une « représentation fortement idéalisée et spiritualisée » qu’il conteste et donne une autre interprétation de Socrate. Socrate, dit-il, préconisait des « exercices spirituels », des « pratiques volontaires et personnelles » associant le corps et l’âme en vue d’« opérer une transformation du moi » ; il était à la recherche de l’harmonie avec le monde, de l’« expansion du moi dans le Cosmos », de la « contemplation de la nature qui donne sens et valeur à la vie humaine ». N’était-ce pas là, en revanche, un discours avant-coureur de « premier néochamane » ?

Jésus chamane

Ce n’est pas en Occident que naissent les rapprochements entre Jésus et le personnage du chamane, mais en Sibérie et bien avant la vogue du chamanisme en Occident. Des missionnaires s’y livrent pour faciliter leurs prédications dans la Iakoutie du début du XXe siècle. Sa formulation la plus explicite est due à l’intellectuel iakoute Gavriil K. Ksenofontov. Son livre, Hrestes. Šamanism i hristianstvo, sort à Irkutsk en 1929 et à Moscou en 1930.

C’est en tant que militant de la propagande athéiste débutante que Ksenofontov prend connaissance du christianisme et relève nombre de traits communs au chamane et au Christ (miracles, mort et résurrection, vie pauvre parmi les humbles…). Il mourut victime des purges staliniennes. Son œuvre, aujourd’hui réhabilitée dans son pays, a été traduite en français4.

Les néochamanismes occidentaux se bornent à diffuser l’idée que dans la « réalité non ordinaire » ou « autre réalité » on peut rencontrer le Christ.

Le chamanisme et l’Occident aujourd’hui

Les mouvements néochamaniques n’ont finalement qu’une audience limitée tant en nombre qu’en nature. Hormis les stages, ils organisent de nombreux festivals qui réunissent au mieux quelques centaines, voire un ou deux milliers de personnes. Parmi les participants, intellectuels et artistes sont toujours majoritaires.

Les quelques grandes orientations présentées ici ne sont qu’indicatives ; elles ne permettent guère d’en donner un panorama représentatif tant elles sont mouvantes. En outre, elles coexistent plus ou moins dans les programmes de ces stages et festivals.

En revanche, l’adjectif « chamanique » est entré dans le vocabulaire courant. Il est associé tout autant aux voies alternatives de thérapie et de spiritualité qu’à la notion même d’expérience personnelle d’évasion dans l’imaginaire. Cet adjectif connaît aussi des emplois plus inattendus, comme dans le titre d’un mémoire déposé en 2006 à l’université de Paris I Panthéon-Sorbonne, dans le cadre de l’École doctorale de droit international et européen : « Le rituel chamanique de la Cour européenne de justice ».

Par ailleurs, si plusieurs de ces mouvements entretiennent des rapports avec un renouveau en cours chez les peuples chamanistes sous la forme de « tourisme chamanique », la plupart restent en revanche étrangers à la vie des peuples qui, en certaines régions d’Amérique du Sud, se réclament du chamanisme pour servir de cadre à des causes indigénistes ou de résistance politique.

 

1. Carlos Castaneda, L’Herbe du diable et la petite fumée, Paris, 10/18, 2012.

2. Kock von Stuckrad, « Le chamanisme occidental moderne et la dialectique de la science rationnelle », Chamanismes, 281-301, Paris, PUF, 2003.

3. Jean Clottes et David Lewis-Williams, Les Chamanes de la préhistoire, Seuil, 1997.

4. Gavriil Ksenofontov, Les Chamanes de Sibérie et leur tradition orale, Paris, Albin Michel, 1999.