Au programme
Les données sur lesquelles se fondent ce chapitre et le suivant concernent l’époque présoviétique – fin du XIXe, début du XXe siècle –, où l’état de société peut être dit « traditionnel » car encore peu affecté par la colonisation russe qui est pourtant à l’origine de la plupart de ces données. Celles-ci concernent les peuples toungouses ainsi que deux de leurs voisins, dont les langues appartiennent à la même famille que la leur.
Trois peuples de la famille altaïque
La famille linguistique altaïque comporte trois branches représentées en Sibérie orientale : toungouse-mandchoue, mongole (peuple bouriate) et turque (peuple iakoute).
Alors que les Toungouses vivent dispersés quasiment d’un bout à l’autre de la taïga qui couvre une large partie de cet immense territoire, les Iakoutes vivent rassemblés dans des zones de taïga et de toundra au nord, et les Bouriates dans des zones de taïga et de steppe au sud. Les Toungouses sont majoritairement chasseurs, mais ont aussi des rennes domestiques. Pour les Iakoutes et les Bouriates, la chasse n’est plus qu’une activité secondaire, la principale étant l’élevage des chevaux et des bovins. Mais ils sont dans l’ensemble restés « chasseurs dans l’âme », et ceux d’entre eux qui n’ont pas développé l’élevage ressemblent moins à leurs parents majoritairement éleveurs qu’aux Toungouses majoritairement chasseurs.
Au fil des sources s’installe l’idée que la vie de chasse dans la taïga « uniformise » la culture des peuples qui y vivent, marqués par une faible démographie, une organisation sociale égalitaire et l’absence de pouvoir central. C’est seulement dans ce type de société que le chamanisme constitue un système religieux à part entière, opérant au niveau global de la communauté tout en imprégnant la vie quotidienne de ses membres.
Représentative de la vie de chasse en général, la vie dans la taïga se caractérise en outre par l’immensité de l’espace, très peu peuplé, et par la nature du gibier comestible. Le « gibier par excellence » est constitué des grands cervidés (élan et renne) et des gallinacés (tétras).
Vivre directement des ressources offertes par l’environnement naturel revient à prélever dans un « donné », ce que l’on ne saurait faire sans prendre des précautions dans l’instant ni sans se préoccuper de la réapparition de ce donné naturel dans l’avenir. C’est pourquoi la chasse ne peut être une activité purement technique ; elle est aussi, de façon nécessaire et indissociable, une activité religieuse. Celle-ci doit rendre légitime le fait de prélever dans le donné naturel tout en en garantissant la perpétuation ; c’est la raison d’être du chamanisme en tant que système religieux « central » dans une société vivant majoritairement de chasse.
Le gibier est l’exemple par excellence du type de bien visé par une démarche chamanique. Il ne peut être produit, son apparition est aléatoire et il n’y en a pas pour tout le monde tout le temps. Le chamanisme n’est au centre de la vie collective que lorsque l’on vit de chasse. Il recule à la périphérie lorsque s’installe une économie productive, car les types de biens « improductibles » recherchés alors (pluie, fécondité, santé, amour, bonheur, succès…) ne déterminent pas l’existence aussi radicalement que le gibier.
Que le gibier soit à la fois vital et limité en quantité le singularise parmi les biens « improductibles » aussi à un autre égard : les pratiques chamaniques qui lui sont liées devront absolument en garantir le partage et la reproduction ; ce sera l’un des objets majeurs des rituels périodiques rythmant la vie de chasse.
Pour les Toungouses, comme pour leurs voisins iakoutes et bouriates, la forêt est « riche » car elle est la source de leur nourriture, de même que les voies d’eau qui la traversent, dont le nom porte souvent le qualificatif de « riche ». Ce sont leurs deux milieux nourriciers ; ils sont conçus comme juxtaposés à l’horizontale, chacun se déployant en profondeur : la notion de forêt englobe les arbres de leurs racines à leur cime, celle de rivière englobe le cours d’eau de sa source à son embouchure.
En forêt, les humains sont une espèce parmi d’autres. Leurs huttes, couvertes selon les saisons de peaux fourrées ou de plaques d’écorce, tiennent pour eux le rôle que tiennent nids, tanières et terriers pour d’autres espèces.
Comme les espèces animales qu’ils y voient vivre, les peuples chasseurs sibériens se sentent partie prenante de la chaîne alimentaire qui permet à toutes d’y vivre. Ils en ont généralement une grande conscience ; ainsi certains d’entre eux mettent-ils sur les sentiers des arêtes de poisson à la disposition des fourmis. Ils déposent les cadavres de leurs défunts sur de hautes plateformes entre les arbres (« tombes aériennes ») pour les offrir aux rapaces et carnassiers.
« Enfants de la nature »
À une question de Patkanov, qui dirige le recensement national de l’Empire russe en 1897, un Toungouse répond que son peuple est « fait pour vivre et pour mourir en forêt ». De nos jours, ses descendants citadins se veulent toujours des « enfants de la nature » et tiennent leur chamanisme pour le plus authentique précurseur de l’écologie moderne.
L’évidence de la chaîne alimentaire est le fondement empirique de la démarche qui conduit les humains à établir des relations avec les espèces gibier pour pouvoir vivre de chasse.
Ce qui rend possible d’établir de telles relations est la conception animiste inhérente au chamanisme. Selon cette conception, le corps animal est « animé » par une composante spirituelle individuelle ou « âme » semblable à celle qui anime le corps humain. Les âmes animales sont pensées homologues des âmes humaines en nature et en fonction, et spécifiques de chaque espèce. La notion d’être animé couvre à la fois celle d’« avoir une âme » et celle d’« être en vie ». Mais l’âme est conçue à la fois comme nécessaire à la vie du corps et survivant à sa mort.
Chez les animaux comme chez les humains, l’âme individuelle est censée résider dans les os et survivre à la mort du corps pour revenir, plus tard, vivre une nouvelle vie sur terre. Aussi en prend-on grand soin à la mort : on dépose les corps humains et les crânes animaux sur des « tombes aériennes » pour ne pas enfermer les âmes. À son retour sur terre après une sorte de recyclage posthume, chaque âme revient « animer » un nouveau corps de la même lignée humaine ou de la même espèce animale ; ainsi les ossements qui sont le réceptacle de l’âme pendant son recyclage posthume représentent-ils la continuité de son espèce d’appartenance.
Le lien souple de l’âme à sa lignée
Selon cette conception, l’âme individuelle ne peut, à l’issue de son recyclage posthume, passer d’une espèce à l’autre pour en « animer » un membre : ce serait contredire la notion même d’espèce et contrevenir à l’établissement de relations stables entre espèces. Cependant, lors de cette phase de recyclage où elle est libre d’attache corporelle, l’âme est censée pouvoir emprunter d’autres corps que ceux de son espèce pour y loger ou pour se déplacer. Ainsi les Mongols imaginent les âmes des morts voyageant accrochées aux poils ou aux plumes d’animaux sauvages. Il n’y a pas pour autant « transformation » ou « métamorphose ».
Être en vie implique de se nourrir. La chair du gibier qui nourrit le corps des humains est le support concret de la « force vitale » qui nourrit leur âme. Il y a interdépendance entre chair et force vitale comme entre corps et âme durant le temps de la vie.
Les peuples samoyèdes de Sibérie occidentale nomment le renne sauvage « ce dont on vit ». En français, « viande » vient du verbe latin vivere, « vivre ». La notion de force vitale est souvent confondue, mais à tort, avec celle d’âme individuelle, parce que de nombreuses langues emploient le terme d’« âme » dans les deux cas (ainsi le français parle aussi bien d’« âme sœur » que de « force d’âme » ou de « manque d’âme »). À la différence de l’âme, la force vitale n’est pas une entité fixe et autonome ; elle peut varier en qualité et en quantité chez un même individu selon les circonstances.
La notion d’esprit est un élément essentiel de la pensée chamanique. Entité immatérielle comme l’âme, l’esprit s’en distingue par son caractère générique et par son indépendance de tout corps vivant particulier.
L’esprit d’une espèce sauvage n’est lié à aucun animal vivant de cette espèce ; il est conçu comme atemporel : il ne peut être affecté par la mort et représente la perpétuation de l’espèce au-delà du renouvellement des générations. Il est en quelque sorte l’âme générique de cette espèce, abstraite et intangible, non réductible à la collectivité de ses membres vivants. L’attribution d’un esprit à une espèce rend possible à la communauté humaine d’établir avec les esprits d’espèce gibier des relations institutionnelles indépendantes des individualités et des circonstances.
L’esprit de la principale espèce gibier
Les Toungouses et les Iakoutes appellent Bai Baianai, « Riche Riche » l’esprit de l’espèce gibier cervidé dominante – l’élan (et par extension les autres espèces de cervidés) – ainsi que la forêt qui l’abrite, elle aussi qualifiée de « riche ». Les Bouriates appellent l’esprit homologue Baian Hangai, « Riche Rassasieur », et l’imaginent aussi sous la forme d’un gigantesque élan.
C’est avec cet esprit de la plus grande espèce de cervidé, coextensif à l’idée même de forêt nourricière, qu’il est capital d’établir des relations pour rendre possible l’activité de chasse.
Entrer dans une relation d’échange avec les espèces gibier constitue la fonction chamanique essentielle. Les peuples sibériens résument la conception de cet échange ainsi : de même que les humains se nourrissent de gibier, de même les esprits des espèces sauvages se nourrissent de la force vitale portée par la chair et le sang des humains. Ainsi, l’échange est proclamé symétrique et réciproque. La consommation mutuelle préserve l’intégrité de chaque espèce tout en garantissant un temps de vie à chacun de ses membres.
L’objet des grands rituels chamaniques est d’instaurer cet échange et d’en gérer le déroulement en sorte d’allonger au maximum le temps de vie des humains.
Tout dans la conduite du chasseur vise à souligner qu’il ne prend du gibier que la chair. Il ne dit jamais qu’il « tue » sa proie et dispose ses restes osseux en forêt avec le plus grand soin pour que son âme s’échappe de son corps, se recycle et revienne ensuite dans un nouvel animal de son espèce. Il se défend de supprimer un animal et revendique d’agir pour préserver l’espèce. Ainsi l’échange est-il loin d’être perçu comme illustrant l’adage « la vie des uns se paie de la mort des autres » ; bien au contraire, il est conçu comme assurant le renouvellement de la vie de part et d’autre grâce à la consommation mutuelle.
Le principe de l’échange place dans l’ordre des choses le fait que les humains perdent leur vitalité au fil des ans et qu’ils finissent par perdre la vie. Que quelqu’un s’égare en forêt ou tombe à l’eau est tenu pour une fatalité dont l’interprétation surgit aussitôt, toute prête : le monde des esprits animaux s’est remboursé lui-même pour le gibier ou le poisson pris.
Partir au terme de sa vie pour « se rendre » à la forêt en contrepartie du gibier qui a permis de vivre est un idéal pour le chasseur, mais n’est pas une pratique régulièrement observée dans la réalité de ces sociétés. Encore ne serait-ce la « mort idéale » qu’à condition d’avoir assuré sa descendance, c’est-à-dire d’avoir un petit-fils en âge de chasser. Cet idéal disparaît lorsque la pratique de l’élevage permet de sacrifier des animaux domestiques en échange de moyens de subsistance.
Les esprits qui consomment la force vitale des humains ne sont pas ceux des espèces gibier qui ne sont pas carnivores, mais ceux d’espèces carnassières ou rapaces qui agissent pour eux (l’imaginaire des chasseurs respecte les réalités empiriques). Leur tâche est de prélever de la force vitale humaine pour protéger les espèces gibier d’un excès de consommation humaine.
En retour, pour se protéger d’un excès de consommation sauvage, les humains interposent des médiateurs qu’on regroupe sous le nom mongol d’ongon : ce sont soit des animaux vivants – des jeunes d’espèces carnivores, aiglons, louveteaux, renardeaux –, soit de petites figurines en bois représentant ces espèces, munies d’une bouche. « Nourrir » les ongon vise à faire attendre les esprits des espèces carnivores et donc à retarder pour les humains l’échéance fatale.
Le traitement de ces médiateurs occupe une place importante dans la vie quotidienne des chasseurs. Toute famille en « nourrit » chez elle dans l’idée que, bien alimentés à travers leurs ongon, les esprits des espèces carnivores correspondantes seront moins pressés de la priver de gibier ou de la frapper d’anémie. La pratique de nourrir les ongon, animaux vivants et figurines, a pour pendant celle de les priver de nourriture en cas de pénurie de gibier ou de maladie à la maison lorsqu’elles sont jugées excessives et injustes.
Le traitement des ongon
Tout jeune couple, à l’heure de prendre son autonomie, demande à un chamane de lui fabriquer des figurines ongon et d’y « introduire » les esprits animaux correspondants. S’il revient de la chasse chargé de gibier, l’homme les gratifie d’un morceau de gras dans la cavité qui leur sert de bouche. S’il revient bredouille et trouve son enfant malade à son retour, il les accuse d’ingratitude ; il peut alors s’abstenir de les régaler, les fouetter et même les répudier. Il lui faudra ensuite demander à un chamane de les remplacer par de nouvelles figurines.
Pour les chasseurs, bien traiter les ongon est aussi automatique et indispensable qu’éviter les odeurs et les bruits qui font fuir les animaux gibier. Cela témoigne que le principe de la circulation de nourriture entre les espèces vivant en forêt est profondément intériorisé. Mais c’est aussi tenter de contourner à l’échelle privée la réciprocité proclamée de l’échange avec les espèces gibier, en retardant et en réduisant la contrepartie à rendre.
Tout jeune garçon étant dans ces sociétés destiné à devenir chasseur doit s’entraîner aux relations avec les esprits des espèces sauvages tout autant qu’aux techniques de chasse – les deux vont de pair. Il doit aller seul en forêt, guetter tout ce qui s’y déroule et s’essayer à imiter les cris d’appel et les mouvements de certaines espèces animales. Y passer une nuit est une épreuve quasi initiatique que certains groupes imposent à leurs membres adolescents.
Il arrive aussi que des tambours chamaniques miniatures soient donnés comme jouets à des enfants. Si tous les jeunes s’exercent à chanter et danser à la manière chamanique, seuls certains d’entre eux seront plus tard reconnus par leur communauté comme pouvant ou devant devenir chamanes dans l’intérêt collectif. Mais tous pourront continuer à s’adresser à des esprits, ce qui sera souvent compris comme « chamaniser » pour eux-mêmes. Toute communauté tient à toujours avoir en réserve des chamanes potentiels.
La place de la femme
Face au monde naturel, la femme est, tout autant que l’homme, membre de la communauté humaine qui vit de chasse et, à ce titre, elle peut en principe « chamaniser ». Mais les structures sociales limitent son activité dans le domaine de la chasse : elle y coopère (rabattage, dépeçage) mais en règle générale ne tire pas et s’abstient de tout contact avec les objets de chasse pendant ses périodes menstruelles. Elle contribue à nourrir les ongon de son mari, mais n’a pas de relations personnelles avec des esprits animaux. Elle peut effectuer certains rituels chamaniques, notamment divinatoires, mais ne peut diriger les grands rituels collectifs périodiques. Si son mari est chamane, elle est souvent son assistante.
L’accès à la fonction est progressif. Il commence à se dessiner à l’adolescence.
Deux facteurs en décident : l’intérêt que lui porte le jeune homme et le talent à l’exercer que lui reconnaît son entourage. Ce talent est fait de qualités à la fois physiques et psychiques : le jeune homme doit être bon chasseur, tenace et perspicace ; il doit être robuste, sauter haut, avoir une belle et forte voix pour plaire aux esprits animaux. Des fugues longues et répétées en forêt sont vues comme des signes de son goût et de son talent, et tiennent lieu d’épreuve initiatique. Il ne reçoit pas de formation spéciale. Il se forme en assistant aux rituels, en écoutant les récits des chamanes, en les regardant faire. Il commence à accompagner de la voix et du geste les chamanes confirmés qui l’y invitent. Peu à peu il se met à officier seul, avec un simple bâton divinatoire qu’il utilisera ensuite comme battoir de tambour.
L’importance d’être jugé efficace
C’est la reconnaissance sociale de la pratique qui décide de l’entrée en fonction : en effet, la pratique n’est encouragée que si elle est jugée efficace. Mais l’accès d’un individu au statut de chamane n’est confirmé que lorsque la communauté lui confie la direction de son grand rituel collectif annuel. C’est alors qu’il est officiellement investi.
Chez les peuples chasseurs de la forêt, il n’est pas chamane pour la vie, car l’avancée en âge risque de lui faire perdre les qualités physiques indispensables à l’efficacité de son action, notamment sa capacité supposée à séduire les esprits animaux. Aussi doit-il être périodiquement reconfirmé comme chamane.
Dans la logique chamanique, un chamane est jugé efficace pour l’activité de chasse s’il paraît capable de séduire assez l’esprit de l’espèce gibier partenaire pour obtenir que l’échange avec elle soit aussi favorable que possible à la communauté humaine qu’il représente.
Le gibier étant en quantité limitée et son apparition étant aléatoire, tout chamane est potentiellement rival des autres chamanes. Aussi doit-il se distinguer des autres chamanes pour mieux séduire les esprits.
De plus, il doit adapter sa performance aux nécessités de la situation présente, rendre perceptible ce qu’il fait au moment où il le fait ; c’est le caractère singulier et approprié, immédiat et éphémère de son intervention auprès des esprits qui en assure l’efficacité.
C’est pourquoi la pratique varie d’un chamane à l’autre et d’un rituel à l’autre d’un même chamane. Sa personnalisation ne résulte pas de fantaisies individuelles. C’est une nécessité de sa fonction.
C’est pourquoi, aussi, l’action chamanique se présente comme un mime. Chamaniser consiste en effet, pour le chamane, à représenter de façon réaliste par ses gestes et sa voix ce qu’il fait dans le monde des esprits des espèces sauvages.
L’action rituelle par le mime
Le mime du chamane est la part effective de son activité rituelle, qui n’a rien de liturgique. Il doit réaliser une performance, car il est soumis à une exigence de résultat. Aussi jouit-il d’une large marge d’improvisation pour donner à voir son action en train de s’accomplir.
Rivaux, les chamanes le sont à la fois à titre individuel au sein de leur communauté et en tant que représentants de leur communauté au sein de la société globale.
Leur rivalité se manifeste notamment sous forme de lutte fictive au début de tout rituel visant à favoriser la chasse : le chamane doit d’abord mimer sa victoire sur ses rivaux, qu’il parvient à repousser. La rivalité peut se manifester aussi hors rituel, sous forme de lutte dans le monde des esprits, comme l’illustrent les récits de chamanes victorieux. Elle peut être source de conflits entre groupes comme en leur sein, mais elle est aussi facteur d’émulation, de dynamisme et d’innovation.
L’accent porte sur les qualités personnelles requises du chamane et sur son devoir d’adapter sa pratique à chaque situation. Une connotation de charisme s’attache par principe à la fonction chamanique quel que soit le mode de vie, mais non à chaque chamane pris individuellement : il est attendu de son action rituelle qu’elle opère ici et maintenant, mais la façon dont elle doit opérer est indéterminée. Le chamane ne promet pas le gibier au chasseur ni la guérison au malade, mais doit leur obtenir de la « chance » pour chasser ou guérir, ce qui leur donne confiance et courage ; en les faisant croire à leur chance, il transforme leur perception des réalités et les aide à avoir prise sur elles.
L’appréciation de l’efficacité d’un chamane, très subjective, conditionne son maintien en fonction. En revanche, ce qui fait à petite échelle l’intérêt de son action – circonvenir un esprit – se retourne en inconvénient à l’échelle d’un peuple ; il faut alors, pour s’imposer, se réclamer d’une autorité spirituelle supérieure, inaccessible aux tentatives humaines de le circonvenir.
Ces contraintes, imposées par le caractère « improductible » et aléatoire des biens visés par la démarche chamanique, rendent compte du troisième trait structurel du chamanisme : son incompatibilité avec toute formation centralisatrice. Des rivaux dont le maintien en fonction est subordonné au succès de leur activité ne peuvent s’organiser en clergé, instituer une Église ni un État. Il ne peut y avoir ni pape chamane ni roi chamane.
Si un chamane acquiert une position dirigeante, c’est au prix de la perte du pragmatisme et de l’horizon de la chance ici et maintenant qui caractérisent le principe même de sa fonction.
Roi ou chamane
Dans la Corée ancienne, où l’institution chamanique avait servi de base à la formation de la royauté de Sylla, le roi n’était pas habilité à faire le rituel pour appeler la pluie car, dit un texte officiel, « nous ne voulons pas exposer notre roi à la possibilité de l’échec ».