CHAPITRE 7

SYSTÈMES CHAMANIQUES ET RELIGIONS UNIVERSALISTES

Au programme

Mise en perspective historique

La propagation des religions universalistes

D’une manière générale, les « grandes » religions à vocation universaliste se sont propagées à la faveur des entreprises expansionnistes ou colonisatrices menées à différentes époques de l’histoire par les pays les ayant pour religion nationale. C’est ainsi que, par exemple, le christianisme orthodoxe s’est répandu en Sibérie, le catholicisme en Asie du Sud-Est, en Afrique de l’Ouest et en Amérique du Sud, le bouddhisme en Asie orientale, l’islam en Asie centrale et dans les pays de l’océan Indien. Telle ou telle d’entre ces religions a pu devenir quasiment une religion indigène, comme le christianisme orthodoxe en Alaska1. Souvent, elles ont puisé dans les systèmes chamaniques des éléments similaires aux leurs de façon à faciliter leur propagation2. Toujours, elles ont dû s’adapter aux contextes locaux déjà composites, donnant lieu à des configurations très diverses.

Les événements survenus depuis un demi-siècle – décolonisation, déclin des idéologies et succès du new age, extension mondiale de l’économie de marché, du libéralisme et de l’individualisme – ont profondément bouleversé leur position et altéré leur influence.

De ces bouleversements résultent des situations complexes et inédites qu’il est difficile de définir en termes d’emprunts précis et vain de noyer dans un fourre-tout syncrétique. Mieux vaut s’interroger d’abord sur l’implantation des religions universalistes et passer en revue les facteurs qui ont favorisé leur propagation comme ceux qui en ont limité l’impact.

Une propagation superficielle

De prime abord, il paraît évident que les religions universalistes devaient avoir facilement raison des pratiques locales caractérisées comme chamaniques puisque, à leurs yeux, celles-ci n’étaient pas de véritables religions mais seulement le fruit de superstitions exploitées par des charlatans aux dépens de populations trop crédules.

Or, les réalités imposent une tout autre évidence : celle de formes entremêlées. Non seulement des pratiques chamaniques se rencontrent dans les franges des religions universalistes, mais celles-ci semblent, du moins sous leurs formes populaires, comporter des éléments de type chamanique. Assurément, il y a eu adaptation mutuelle, et celle-ci n’a cessé d’être mouvante. Mais peut-être faut-il aussi tenter un parallèle entre ce qui fait le « caractère élémentaire » du chamanisme et ce qui fonde les démarches religieuses élaborées des religions universalistes.

… mais une supériorité politique

Il reste que seules les religions universalistes sont de nature à accompagner un processus de centralisation étatique. L’ordre social et politique est de leur côté, d’où la conformité morale aussi. Des éléments chamaniques ne perdurent que dans les pratiques qu’elles interdisent (divinatoires par exemple) ainsi que dans diverses pratiques circonstancielles (thérapeutiques par exemple).

Des sources inégales

Rares sont les études centrées sur les interactions et les réalités entremêlées qui en résultent, et plus rares encore sont les comparaisons entre les données qu’elles présentent. Aux différences intrinsèques entre ces trois religions (bouddhisme, christianisme, islam) s’ajoutent les différences entre les sociétés chamanistes chez lesquelles elles ont pénétré.

Les approches respectives diffèrent elles aussi : centrées principalement sur la lecture des textes doctrinaux d’un côté, elles le sont sur l’observation des pratiques de l’autre côté. Il en résulte que les sources existantes privilégient l’aspect savant des religions universalistes au détriment des pratiques populaires souvent dominantes dans la vie courante, et que, inversement, elles privilégient par souci d’authenticité l’oralité informelle du chamanisme. Toute généralisation semble de ce fait devoir être exclue.

À noter

On trouvera un fructueux rassemblement d’études de cas dans La Politique des esprits. Chamanismes et religions universalistes, publiée en 2000 sous la direction de Denise Aigle, Bénédicte Brac de la Perrière et Jean-Pierre Chaumeil, par la Société d’ethnologie (Nanterre).

Le déséquilibre des sources reflète celui des institutions et des visions du monde respectives, et attire l’attention sur les différences entre les types de société auxquels elles correspondent et les différences entre les types de fonction qu’elles assurent.

Facteurs institutionnels

Ce sont des facteurs d’ordre institutionnel qui, dès le début, confèrent aux religions universalistes une position dominante dans les sociétés parmi lesquelles elles s’implantent.

Le poids de l’histoire et de l’écriture

Contrairement aux systèmes chamaniques, qui sont en quelque sorte consubstantiels aux structures mêmes des sociétés où ils occupent une place centrale, les religions universalistes ont un point de départ défini dans l’histoire. Elles revendiquent un fondateur unique, penseur ou prophète, qu’elles tiennent pour éminemment supérieur, et dont elles ont fixé la parole par écrit. L’écrit sera dès lors un support extérieur de la pensée du fondateur, traversant le temps et se situant au-dessus de toutes les particularités.

Le contraste est radical avec le caractère oral et pluriel qu’ont les discours chamaniques, nécessairement personnalisés, volontiers improvisés et en incessant renouvellement.

Les écrits sacrés, source d’autorité légitime

Qu’ils soient dits ou non « révélés » au fondateur par une autorité spirituelle suprême, ces écrits sont tenus pour sacrés. Ils constituent une source de légitimité incontestable pour les institutions et les cultes qu’ils fondent et pour les clercs qui les servent.

Innovations « lettrées » de chamanes

Le prestige que l’écrit vaut aux religions du Livre a souvent suscité des innovations chez les peuples chamanistes. Cependant, ces innovations paraissent dans l’ensemble avant tout formelles. Pour ceux qui y ont recours, il s’agit moins de fixer un contenu que de se doter d’outils rituels générateurs de prestige et d’autorité. En effet, le projet de fixer un contenu est voué à l’échec tant que prévaut l’idéal pragmatique du chamanisme : tel fut le cas des tentatives, faites en Iakoutie à la chute du régime soviétique, d’établir dans des « catéchismes » la liste des esprits à vénérer et des rituels à leur adresser. En Amérique du Sud, certains chamanes indiens ou métis afro-indiens se sont mis à utiliser des pages des Évangiles comme accessoires rituels lors de cures ou à recourir à la lecture pour accroître leur autorité3. On recense également des tentatives de création de livres et même d’écritures.

Création de livre

Chez les Kalash, païens confrontés au début du XXe siècle à une forte vague de propagation de l’islam dans les montagnes du Pakistan, un dehar, spécialiste rituel, appelé Tanuk, dit un jour avoir reçu des « fées », esprits féminins peuplant les lieux sauvages, un livre « écrit dans un langage surnaturel échappant au commun des mortels ».

Il s’en servait de la manière conseillée par les « fées » : assis, il le contemplait, l’embrassait, le portait à son front et finalement le posait sur sa tête. Le livre s’envolait, faisait quelques tours, puis revenait se poser sur sa tête. Il le refermait puis le portait à sa bouche : le livre, disait-il, l’avait informé. Sur les quatre épais feuillets en écorce de bouleau, étaient tracés des « griffonnages » qui ne constituaient pas une écriture4. Ce dehar n’utilisait le « livre » qu’il avait confectionné que comme accessoire rituel de divination.

Création d’écriture

Des tentatives de création d’écriture marquent l’histoire des Hmong, montagnards vivant à la frontière entre le Laos, la Chine, le Vietnam, la Thaïlande et la Birmanie. Les conflits qui ont déchiré la région ces deux derniers siècles ont provoqué l’émergence de mouvements de contestation imprégnés de l’influence conjuguée du taoïsme, du bouddhisme et du christianisme. Ces mouvements étaient menés par des personnages qui, originaires du milieu des chamanes traditionnels mais en rupture avec eux, étaient dotés de pouvoirs surnaturels particuliers et appelés « fils du seigneur du Ciel » ou « messies ». Ces « messies » ont inventé des écritures qu’ils disaient avoir « redécouvertes » et ont fixé par écrit des projets abstraits de fondation d’une nouvelle forme de société5. Ces projets sont restés à l’état d’utopies.

Création d’une catégorie de « lettrés »

L’apparition de l’écriture peut aussi donner lieu à une scission au sein de la fonction chamanique. Se forme ainsi une catégorie de ritualistes lettrés qui s’appuient sur des textes et officient de façon quasi sacerdotale ; cette catégorie prend peu à peu l’ascendant sur celle des ritualistes « traditionnels » fidèles à l’oralité. Les Yi ou Nuosu du Yunnan en offrent un exemple éloquent : tout le prestige va aux ritualistes bimo qui se réfèrent à des écrits sacrés et non aux suni, dont la pratique est orale6.

À noter

Il est difficile d’évaluer ce que, chez les peuples chamanistes, le développement de certaines formes narratives élaborées comme les épopées doit aux traditions écrites côtoyées. L’épopée est liée au chamanisme chez les Palawan aux Philippines7 ainsi que dans de nombreuses régions d’Asie centrale islamisée où fusionnent les fonctions de chamane et de barde. Mais elle connaît un essor autonome en Haute-Asie bouddhisée.

Emprunt d’objets rituels

Dans le même temps, d’autres objets rituels caractéristiques des religions universalistes entrent peu à peu dans la panoplie d’accessoires des chamanes : la croix en Amérique du Sud, le rosaire en Asie centrale islamisée, les clochettes en Asie orientale bouddhisée…

Une organisation de type clérical

Des spécialistes solidaires

La notion d’Église, au sens de corps social hiérarchiquement organisé, est couramment utilisée dans le catholicisme et le bouddhisme. Si elle ne l’est pas à propos de l’islam, il reste que celui-ci s’appuie comme le catholicisme et le bouddhisme sur des corps de spécialistes ou clercs et que ceux-ci sont par principe mutuellement solidaires et soucieux de favoriser l’expansion de leur religion.

Le contraste est fort avec les systèmes chamaniques, caractérisés par les rivalités perpétuelles entre chamanes. La rivalité est tout autant inhérente à leur fonction que la solidarité l’est à celle des clercs appartenant à un même corps.

Des lieux de culte bien identifiés

Les religions universalistes ont également en commun d’avoir des lieux de culte bien identifiés où accueillir les fidèles. Et l’histoire montre que ces lieux de culte – églises, temples, monastères, mosquées, tombeaux et autres sanctuaires – ont été des éléments décisifs dans les processus d’urbanisation et de contrôle social et politique.

À cet égard aussi, le contraste est fort avec les systèmes chamaniques qui, d’une manière générale, privilégient les cadres naturels pour les grands rituels collectifs et les habitations des demandeurs pour les rituels privés.

À noter

La présence de ces facteurs institutionnels fait la force des religions universalistes – elle les aide à s’implanter –, leur absence fait celle des systèmes chamaniques – elle les rend insaisissables et difficiles à déraciner.

Facteurs idéologiques

La domestication du monde naturel

Toutes les religions universalistes vont de pair avec des modes de vie organisés et avec l’imposition d’un ordre humain au monde naturel. Toutes ont pris grand soin de marquer de leur sceau l’espace naturel (y installant monastères, temples, sanctuaires de type divers) et le temps (en établissant un calendrier et la tenue de fêtes religieuses à certaines dates).

Toutes ont relégué les figures spirituelles à composante animale des systèmes chamaniques au rang de diables, de monstres ou de démons, en les déclarant par principe à combattre et éliminer. Corrélativement, toutes ont interdit ou limité la pratique de la chasse, interdisant du même coup toute perspective de relation avec des figures spirituelles animales.

De la croix à une peau d’ours

C’est pour une tout autre raison que la figure de l’ours a été « divinisée » en Sibérie sous l’Empire des tsars : c’est devant une peau d’ours que les autochtones animistes devaient prêter le serment d’allégeance au tsar en lieu et place de la croix ou de la Bible ; comme ces dernières, elle ne pouvait être « trompée » ; la prendre à témoin était donc l’engagement par excellence8.

Un corps de principes

Le « salut » de l’âme dans l’au-delà

Toutes les religions universalistes imposent des règles de conduite corporelle et font dépendre de leur respect, au moins en partie, le sort de l’âme de l’individu après la mort.

Dans le discours populaire, il est question d’accès au « paradis » en cas de bonne observance, de chute en « enfer » en cas de transgression. Les notions de paradis et d’enfer, situées dans le prolongement des principes de Bien et de Mal, ont comme eux un caractère absolu qui heurte les peuples chamanistes habitués à penser la vie et la mort en termes relationnels.

Le discours savant parle de « salut » ; le bouddhisme le présente sous le nom de libération du « cycle des renaissances ».

L’appellation « religions de salut » longtemps utilisée pour parler des religions universalistes souligne que le sort posthume de l’âme doit être l’objectif essentiel de la pratique. Elle témoigne de leur soin à accaparer la gestion de la mort. L’Église bouddhique semble s’être particulièrement hâtée de s’approprier les rites funéraires partout où elle s’est implantée.

Un cas rare de gestion chamanique de la mort

Les Touvas de Sibérie méridionale fournissent un contre-exemple rare : ce peuple chamaniste bouddhisé confie aujourd’hui à des chamanes l’accomplissement des rites et commémorations funéraires qui comptent pourtant maints aspects bouddhiques, tel le délai de quarante-neuf jours après la mort9.

À noter

Le report de la récompense de la pratique religieuse dans un espace-temps qui échappe au contrôle empirique soustrait les religions universalistes à tout jugement sur leur efficacité. Aussi l’objectif du salut posthume n’est-il pas incompatible avec les objectifs chamaniques, éminemment pragmatiques et situés « ici et maintenant » ; il coexiste avec eux, mais ne se substitue pas à eux.

Une « vérité » absolue

Le contenu des textes sacrés constitue une doctrine qui fait autorité en tant que référence extérieure intangible, ce qui permet aux clercs de s’en prévaloir pour en imposer à tout auditeur la valeur absolue. Toute doctrine en tant que corps de préceptes est par essence normative, entraînant une conception absolue des principes de Bien et de Mal. L’existence d’une doctrine professée par une organisation de type clérical favorise les tendances prosélytes.

Ici encore, le contraste est fort avec les systèmes chamaniques, qui reposent sur le jeu mouvant des relations entre humains et esprits dans une ambivalence généralisée, et qui font le choix du relatif, opposé à celui de l’absolu.

À noter

L’existence d’une doctrine impose non seulement de s’y conformer mais aussi de la considérer comme « vraie ». La notion de « vérité » rend la doctrine valide par principe.

Par contraste, la validité de la démarche chamanique repose sur son efficacité : elle « marche » ou « ne marche pas ».

Des instances spirituelles toutes-puissantes

Le Dieu unique des religions du Livre est conçu comme un être personnel, à l’origine de toute création et tout-puissant. Sa transcendance, absolue, implique une rupture ontologique avec les humains. Elle s’accompagne généralement de l’instauration de figures intermédiaires, celles d’humains défunts qui ont été considérés comme prophètes de leur vivant ou comme saints après leur mort.

Le cas du bouddhisme

Le bouddhisme n’établit pas de rupture ontologique entre humains et instances spirituelles. En tant que fondateur du bouddhisme, Bouddha est défini comme un humain nommé Siddharta Gautama, dit Sakyamuni, ayant vécu sur terre avant de mourir (ce que sont également Jésus et Mahomet). En tant qu’« éveillé », Bouddha est le premier d’une longue cohorte hiérarchisée de bouddhas et de boddhisattvas, figures spirituelles issues de défunts humains qui de leur vivant avaient fait le vœu de suivre sur terre le chemin indiqué par le bouddha Sakyamuni.

La fusion du religieux et du politique

L’autorité absolue accordée aux instances spirituelles supérieures se répercute sur tout pouvoir politique qui se réclame d’elles pour établir sa légitimité. D’une manière générale, le politique et le religieux fusionnent dans les cultes publics qui leur sont rendus. Ce sont des cultes périodiques de caractère liturgique, perçus comme essentiels au maintien de l’ordre.

Les pratiques chamaniques marginalisées et féminisées

Il s’ensuit que, dans les situations complexes et mêlées, les pratiques chamaniques se marginalisent. Elles tendent également à se féminiser, les religions universalistes offrant de meilleures places aux hommes ; dans le terreau particulièrement composite qu’est l’Amérique du Sud cependant, les chamanes sont en majorité masculins.

Scission de la fonction de chamane en Chine

La Chine ancienne, à l’époque des royautés shang et zhou (XVI-iiie siècles avant notre ère), présente un cas remarquable de scission de la fonction de wu, terme dont la traduction par « chamane » fait à juste titre l’objet de débats depuis des décennies. Wu s’applique d’une part à des hommes qui accompagnent le roi lors des rituels aux divinités des monts et des fleuves, d’autre part à des femmes qui leur seront offertes ou sacrifiées lors de ces rituels10.

Quelques notions partagées

Plusieurs notions se rencontrent à la fois dans les religions universalistes et dans les systèmes chamaniques : la notion de « relation religieuse » (dans les religions du Livre), l’attribution d’un statut suprahumain ou quasi divin à des âmes de défunts humains et la notion de « contact direct » avec des entités spirituelles manifesté corporellement.

La notion de « relation religieuse »

Les religions du Livre prescrivent l’établissement d’une relation bien définie avec leur Dieu, qui est conçu comme un être personnel. D’une manière générale, l’adhésion à cette relation fonde l’appartenance et légitime la pratique.

… et son caractère métaphorique

N’étant par définition pas empirique, une « relation religieuse » ne peut être pensée et désignée que grâce à des expressions métaphoriques faisant référence à des modes de relation connus et éprouvés. Les expressions métaphoriques les plus répandues sont fournies par les termes de parenté.

Le choix de la notion sociologique d’« alliance » pour désigner une relation religieuse n’entraîne pas de confusion entre les deux domaines qui correspondent à des plans de réalité différents.

L’Alliance dans les religions abrahamiques

La notion d’« alliance » n’est pas élaborée dans le bouddhisme, mais elle est au fondement des religions abrahamiques, ce qui lui vaut d’être notée avec une majuscule à l’initiale. Elle définit la nature de la « relation religieuse » ; elle en organise les représentations et en structure la mise en pratique ; elle est la relation légitimatrice par excellence.

Ainsi il y a, à l’aube de l’histoire de ces religions, Alliance entre Yahvé et le peuple d’Israël son élu dans le judaïsme, entre Allah et l’umma (communauté des croyants) dans l’islam, entre le Christ et son Église dans le catholicisme. L’usage catholique de la notion d’Alliance repose sur la conception de la double nature du Christ, impliquant sa nature divine. Il n’est pas établi d’alliance avec les figures médiatrices issues de défunts humains.

Cette Alliance a de multiples aspects. Dans les contextes où elle est exprimée sur le mode matrimonial, elle implique non des individus, mais la communauté humaine qui se reconnaît dans la relation contractée avec son Dieu unique. Elle place la communauté humaine collectivement dans la position d’« épouse » et attribue à son Dieu celle d’« époux ».

Par ailleurs, la relation d’Alliance n’exclut pas l’existence d’une relation de « filiation » symbolique : un Dieu-époux est souvent aussi un Dieu-père.

Convergence, divergence

Ainsi, la « relation religieuse » est de même nature dans les religions abrahamiques et dans le chamanisme. Mais il y a inversion de l’orientation de cette relation puisque l’alliance qui fonde le chamanisme de la vie de chasse met le partenaire humain en position de mari (voir chapitre 5), alors que les Alliances abrahamiques attribuent cette position au partenaire surnaturel. Les implications de cette inversion sont multiples car les positions des deux conjoints dans l’alliance ne sont pas symétriques.

« Épouses » du Christ

Dans de nombreux ordres catholiques, les religieuses sont traitées individuellement comme « épouses » du Christ lors de leur « prise de voile ». Et certaines grandes mystiques chrétiennes font état dans leurs écrits du caractère charnel de leur relation avec le Christ.

La divinisation d’âmes de défunts humains

Un rôle médiateur dans la pratique populaire

Sous leurs formes populaires, les religions universalistes attribuent aux âmes de certains défunts humains un statut supérieur, saint ou quasi divin, et leur reconnaissent une fonction de médiation. La nature originellement humaine de ces médiateurs leur vaut d’être ressentis par les vivants comme proches d’eux et accessibles à leurs demandes, alors que les instances suprêmes sont considérées comme inflexibles. Aussi ces médiateurs se voient-ils adresser de très nombreux cultes, périodiques ou circonstanciels, publics ou privés, souvent personnalisés.

Des morts traités comme des vivants vénérés

Les cultes rendus à ces médiateurs comportent des offrandes alimentaires, ornementales (fleurs), lumineuses (cierges, lampes à huile) analogues à celles présentées dans la vie courante à des humains vivants supérieurs en échange de faveurs et bienfaits. Il en est attendu la satisfaction immédiate de la demande.

Un rôle médiateur dans la propagation de la religion

Ces défunts humains « sanctifiés » ou « divinisés » jouent en outre un rôle fondamental dans la pénétration des religions universalistes chez des peuples habitués à donner le statut d’esprit à des âmes de morts humains. Ces peuples, en effet, intègrent aisément ces défunts exaltés dans des catégories conçues à partir de celles où ils classent les âmes de leurs morts, soit à partir de celle des ancêtres, soit à partir de celle des morts qui n’ont pu recevoir le statut d’ancêtre.

Les relations verticales

Cela explique pourquoi le christianisme orthodoxe et le bouddhisme ont pénétré chez les peuples pasteurs de Sibérie, alors qu’ils n’ont pu le faire chez leurs voisins chasseurs.

Partout, la présence d’un mode de vie reposant sur la transmission de biens matériels au fil des générations et par conséquent l’importance des âmes de morts dont on hérite constitue un terrain favorable à l’intégration d’entités spirituelles supérieures à celles issues de défunts humains.

Intégration parmi les ancêtres ou au-dessus d’eux

Les ancêtres sont par définition considérés comme des instances spirituelles situées au-dessus de leurs descendants vivants. Ils concrétisent une vision hiérarchique qui permet de concevoir d’autres instances spirituelles situées au-dessus des ancêtres. Et si les ancêtres d’un clan, fondus dans une collectivité anonyme, ont autorité sur leurs descendants membres vivants de ce clan, les instances spirituelles posées comme supérieures à eux auront autorité sur un ensemble de clans, voire sur toute la société.

Intégration d’individus délaissés, tels les saints

Quant aux âmes de morts qui n’ont pu recevoir le statut d’ancêtre, elles se voient adresser individuellement un culte qui vise à leur donner une place et un rôle dans le monde des instances spirituelles, comme certains saints, sanctifiés en raison de leur vie tragique ou de leur mort précoce. Elles sont donc, à la différence des ancêtres, identifiées par un nom qui leur est personnel, comme le sont les saints. Elles sont censées être transformées par le culte qu’elles reçoivent en protectrices des humains qui le leur rendent, comme certains saints.

L’affirmation des individualités

Les écrits hagiographiques préservent l’identité individuelle des saints. De même, les invocations et autres actes cultuels adressés aux âmes de morts qui n’ont pu devenir ancêtres préservent leur identité individuelle.

Ce modèle d’attribution, à des âmes de morts, d’un statut dans l’au-delà, permet aussi à une communauté d’intégrer dans son monde spirituel des individus étrangers, délaissés ou rejetés par leur communauté d’origine.

L’intégration des communards

C’est ainsi que les âmes de quelques-uns des fusillés de la Commune de Paris en 1871 se sont retrouvées, sous l’effet de l’éducation révolutionnaire dispensée par le régime soviétique à ses débuts, noyées dans le lac Baïkal. Là, elles ont connu un nouveau destin en tant qu’esprits censés favoriser la pêche en échange de quelques offrandes de nourriture11.

Rapprochement entre chamanisme et culte des saints

La plupart des peuples chamanistes ont intégré de nombreuses figures de saints, ainsi que des objets (images, statues, tombeaux) et des gestes liés à leur culte, sans que leurs systèmes chamaniques en soient affectés en tant que tels. En maints endroits cependant, ce qui reste d’un système chamanique local se confond avec le culte des saints catholiques (par exemple chez les Embera de Colombie12). Chez les peuples turcs d’Asie centrale, le culte rendu aux tombeaux des saints soufis occupe une place centrale dans les activités des chamanes13.

À l’âge baroque, le culte catholique des saints à Naples abondait en traits de type chamanique14.

Rapprochement entre le Christ et le chamane

En Sibérie, certains missionnaires et intellectuels autochtones ont, dès le début du XXe siècle, avancé des interprétations chamaniques du Christ, fondées essentiellement sur la modestie de sa vie et le caractère miraculeux des guérisons et autres services qu’il rendait aux siens.

Le « contact direct » avec des êtres spirituels

Les voies d’accès à un tel contact varient : elles peuvent être subites et radicales, ou au contraire longues et progressives.

Ce « contact direct » peut avoir un caractère subversif pour plusieurs raisons :

Les mystiques des religions du Livre

Les mystiques des religions du Livre sont souvent caractérisés par le fait que, de leur vivant, ils s’affranchissent de toute médiation pour entretenir un « contact direct » avec Dieu (ou avec le Christ dans le catholicisme). Leur transformation en figures médiatrices après leur mort varie selon les religions et les contextes.

L’Église chrétienne a reconnu et promu au rang de saints de « grands » mystiques qui avaient laissé des écrits relatant leur expérience personnelle de l’amour divin ; celle-ci est souvent évoquée dans les termes de l’amour charnel tout en étant déclarée ineffable.

C’est sur la revendication de « contact direct » avec des instances spirituelles que reposent les rapprochements fréquents entre mystiques et chamanes ainsi que les jugements de subversion portés à leur encontre par les corps constitués des religions universalistes.

Rapprochements entre mystiques et chamanes

De tels rapprochements abondent dans le monde russe, imprégné d’une longue tradition mystique.

Des rapprochements plus spécifiques ont été faits particulièrement en Amérique latine entre les épreuves subies par le mystique catholique et l’initiation du chamane indien : l’un et l’autre doivent surmonter des périodes d’abstinence, de jeûne et de réclusion, pour se mettre en état d’entrer en « contact » avec des instances spirituelles et de recevoir d’elles des visions15.

Soufisme et « chamanisme soufisé »

Le soufisme est une forme d’« islam mystique » répandu de l’Afrique du Nord à l’Asie centrale. Il est le fait non d’individus isolés mais de confréries. Il vise à favoriser une compréhension intériorisée du Coran permettant d’atteindre son « sens caché » ; il se caractérise notamment par des pratiques ascétiques, des danses et des incantations associant le thème de l’amour de Dieu et celui de l’essence divine des humains. Si forte a été, en Asie centrale, l’interpénétration entre soufisme et chamanisme qu’elle a suscité l’expression de « chamanisme soufisé »16. Les litanies répétitives du dikhr ont été détournées de leur fonction de prière dans le soufisme pour devenir de simples formules incantatoires accompagnant des danses.

Les derviches tourneurs

Les danses des derviches tourneurs (membres de certaines confréries soufies) ont été considérées comme provoquant des états de « transe » et d’« extase », alimentant ainsi les rapprochements avec le chamanisme selon la définition qu’en donne Mircea Eliade.

Les médiums du bouddhisme tibétain

Le bouddhisme tibétain comporte une pratique oraculaire qui repose sur l’instauration d’un « contact direct » entre une divinité et un médium par l’intermédiaire duquel elle délivre ses oracles. Selon les contextes, c’est la parole du médium qui constitue l’oracle, dans d’autres où il reste muet, c’est sa gestuelle (souvent aux allures de danse).

Cette pratique était naguère investie d’un rôle important dans la vie religieuse et politique : le Tibet avait autrefois plusieurs oracles d’État dont l’un, celui du monastère de Nechung, était considéré comme l’oracle officiel du gouvernement.

Les possédés dans le catholicisme

Dans le catholicisme, le terme « possession » désigne une forme de « contact direct » jugée inférieure et néfaste pour l’individu qu’elle affecte, parce que le partenaire spirituel de ce contact est non pas divin mais démoniaque. Ce qui donne lieu à une imputation de possession est en général un comportement gestuel et verbal d’apparence désordonnée et excessivement agitée.

Quelques exemples de condamnation

Les cas les plus célèbres de possession se rencontrent chez des religieuses dans le contexte de la Contre-Réforme menée par l’Église catholique au XVIIe siècle (par exemple en France à Aix-en-Provence, Loudun, Louviers, Auxonne) ; certaines de ces religieuses accusées d’être « possédées » par le démon finirent sur le bûcher.

Lorsque les jésuites les font condamner par le pape, les jansénistes soutiennent dans le Paris du début du XVIIIe siècle les « convulsionnaires » qui « sautent sur le tombeau de Saint-Médard » pour réaliser la promesse d’Alliance faite par Yahvé à Abraham, soutenant que c’est Dieu qui inspire leurs convulsions. Puis ils prennent leurs distances pour éviter d’être rapprochés des « trembleurs » d’Angleterre et des fanatiques des Cévennes, dont l’exaltation agitée était considérée comme ne pouvant provenir de Dieu et était donc attribuée à Satan.

Les pratiques d’exorcisme destinées à délivrer le possédé du diable ou démon qui le possède sont généralement administrées par des prêtres autorisés. Elles comportent des formules et des gestes spécifiques visant expressément à le chasser hors du corps. Il existe à Paris un service de l’exorcisme habilité à agir pour les huit diocèses de l’Île-de-France.

Le pentecôtisme et la « possession » par l’Esprit-Saint

De tous les courants se réclamant du christianisme évangélique, le pentecôtisme est à coup sûr celui qui est le plus compatible avec le chamanisme : il implique la présence en soi (forme majeure de « contact direct ») du Saint-Esprit et la manifestation corporelle des « dons » (glossolalie) qu’il confère et des états de l’âme (énergie, dynamisme) qu’il génère. Il connaît depuis le dernier quart du XXe siècle une expansion considérable dans le monde entier. Il s’implante avec une facilité particulière chez les peuples chamanistes.

À noter

On appelait autrefois « énergumènes » des individus considérés comme mus par une « énergie » surnaturelle, attribuée selon les cas à Dieu, à l’Esprit ou au démon.

 

1. Andrei Znamenski, Shamanism and Christianity. Native encounters with Russian Orthodox missions in Siberia and Alaska, 1820-1917, Westport, Greenwood Press, 1999.

2. Olivier Lardinois et Benoît Vermander, Shamanism and Christianity: Religious Encounter among Indigenous Peoples of East Asia, Taipei Ricci Institute, Taipei, 2008.

3. Denise Aigle, Bénédicte Brac de la Perrière et Jean-Pierre Chaumeil (dir.), La Politique des esprits. Chamanismes et religions universalistes, Nanterre, Société d’ethnologie, 2000.

4. Jean-Yves Loude et Viviane Lièvre, op.cit.

5. Christian Culas, Le messianisme hmong aux XIXe et XXe siècles, Paris, CNRS éditions et Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2005.

6. Benoît Vermander, « The religious system of the Yi of Liangshan », Lardinois, O. & B. Vermander, eds., Shamanism & Christianity, Taipei Ricci Institute, Taipei, 65-83, 2008.

7. Nicole Revel, « C’est comme dans un rêve… », « Épopées et chamanisme de chasse. Île de Palawan, Philippines », Diogène, 181, 1998.

8. Jean-Luc Lambert, « De l’Évangile à l’ours en Russie impériale », Études mongoles et sibériennes, centrasiatiques et sibériennes, 38-39, 2007-2008 : 19-43.

9. Ksenia Pimenova, Les Sources de savoirs. Le renouveau du bouddhisme et du chamanisme chez les Touvas de la Sibérie du Sud, thèse de doctorat en sociologie, Paris, EHESS, 2012.

10. Gilles Boileau, Politique et rituel dans la Chine ancienne, Paris, Bibliothèque de l’Institut des Hautes études chinoises, XXXVII, 2013.

11. Taras M. Mihailov, « O seovremennom sostojanii šamanstva v Sibiri », Kritika i ideologii šamanizma i lamaizma, Ulan-Ude, Burjatskii kompleksnij naučno-issledovatel’skij institut, 1965 : 82-107.

12. Anne-Marie Losonczy, Les Saints et la forêt. Rituel, société et figures de l’échange entre Noirs et Indiens Embera (Choco, Colombie), Paris, L’Harmattan, 1997.

13. Thierry Zarcone, « Interpénétration du chamanisme et du soufisme dans l’aire turque : “chamanisme soufisé” et “soufisme chamanisé” », Denise Aigle et al., La Politique des esprits, 383-396, 2000.

14. Jean-Michel Sallmann, Naples et ses saints à l’âge baroque (1540-1750), Paris, PUF, 1994.

15. Danièle Dehouve, « La mort symbolique dans l’initiation chamanique et la conversion chrétienne (Mexique, XVI-XVIIe siècles) », Denise Aigle et al. (dir.) La Politique des esprits, 165-186, op. cit.

16. Thierry Zarcone, op. cit.