« Chamane » et « chamanisme » sont employés dans des sens très divers selon les lieux et les époques, et par référence à des réalités passées et présentes très disparates.
Le terme « chamane » se répand en Europe au XVIIIe siècle sans avoir reçu de définition précise, pour désigner un type de personnage découvert par l’Empire russe dans ses lointains confins. Son usage s’étend un siècle plus tard aux spécialistes typiques des sociétés traditionnelles desquels on l’a jusqu’alors rapproché : devin, sorcier, guérisseur, magicien… Dans le contexte de la fin du XIXe siècle, qui voit progresser l’expansion coloniale et naître les sciences sociales, l’Occident forge le terme « chamanisme » pour englober un ensemble de pratiques que le colonisateur veut combattre et l’humaniste comprendre. Le chamanisme est donc un concept construit loin des réalités qu’il désigne. Celles-ci font l’objet d’interprétations multiples, qui oscillent entre la sphère de la religion et celle de la psychologie, évoluant au gré des intérêts occidentaux. Un renversement de valeurs s’amorce à la fin des années 1960 : jusque-là décrié, le chamanisme est dès lors idéalisé. Les néochamanismes qui émergent en Occident font déborder l’usage de chamane et de chamanisme hors de leurs références initiales ; ils appliquent ces termes aux réalités occidentales elles-mêmes et leur donnent une portée universelle.
S’agissant des sociétés traditionnelles, « chamanisme » désigne un système de représentations et de pratiques dont l’agent est souvent, mais pas nécessairement, le personnage appelé chamane. Il n’y a pas de chamanisme « pur ». Mais le chamanisme se rencontre à l’état de système central chez des peuples qui partagent les traits suivants : forte tradition de chasse, faible démographie, organisation égalitaire et absence de pouvoir central. Il est fondé sur une conception animiste du monde qui attribue à des entités naturelles une forme de subjectivité, ce qui permet d’établir des relations avec elles – notamment de s’accorder avec les esprits des espèces gibier pour pouvoir chasser. Il survit à la disparition de l’activité de chasse sous forme de pratiques fragmentées et modifiées visant à obtenir des biens qui, comme le gibier, ne peuvent être « produits » (pluie, fécondité, succès, chance…). Par convention, ce type de système sera dit ici « religieux » bien qu’il ne possède pas les critères d’une religion.
Des éléments chamaniques se rencontrent dans toutes sortes de contextes de par le monde. Ils sont généralement dispersés et mêlés à des éléments relevant d’autres systèmes religieux, d’où leur grande diversité. Un aperçu comparatif présentera quelques cas résultant d’interactions entre fond chamanique et religions universalistes (christianisme, bouddhisme, islam) dans des sociétés modernes de tradition chamaniste. À ces interactions s’ajoute, par contrecoup de la vogue occidentale des dernières décennies, un certain renouveau autochtone qui se manifeste par l’émergence de « nouveaux chamanes » ou de « chamanes urbains ». Les activités de ces nouveaux chamanes s’orientent vers les voies les plus variables, inspirant aussi bien des mouvements identitaires que des organisations de « tourisme chamanique », qui sont en plein essor aujourd’hui.
Afin de comprendre les raisons de cette diversité, la première partie de cet ouvrage retracera l’histoire de ces termes et de leurs interprétations. On identifie du chamanisme sous diverses formes : soit comme système religieux à part entière, occupant une place centrale dans la société, soit sous forme d’éléments séparés combinés à d’autres systèmes religieux. La deuxième partie examinera un exemple de chamanisme « central », celui des peuples de la taïga sibérienne, berceau du terme « chamane » (du toungouse saman), ainsi que les facteurs qui le repoussent à la périphérie et les changements qui en résultent. La troisième partie brossera un tableau de la diversité des formes de chamanisme rencontrées ailleurs dans le monde.