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Taim san i go daun i gat bikpela singsing. Voilà comment un Papou vous invite à faire la fête au coucher du soleil. Sa langue chante, sa langue danse, elle sent bon l’oiseau de paradis, la mangrove, le poisson-clown, le canoë. Depuis sa découverte d’un lexique franco-pidgin dans la benne jaune de son immeuble, Alice s’imaginait en partance. Elle se rêvait sur le tarmac, prête à embarquer pour la Nouvelle-Guinée, prête à partir s’oublier dans les couleurs d’un ailleurs inconnu.

Bien joli tout ça mais il était temps de s’agiter, son client l’attendait porte Maillot. Alice referma le lexique à regret. Pour commencer, l’armoire à pharmacie, pensa-t-elle. Elle récupéra un comprimé contre la migraine, chercha en vain un médicament contre le mal d’estomac, mit le cap sur la douche. Elle se frictionna avec vigueur en fredonnant sur un air de sa composition : Au coucher du soleil, on ira tous au dancing !

Elle dissimula le bleu de ses yeux sous des lentilles de contact marron, se maquilla soigneusement. Quelques pensées lugubres profitèrent de l’occasion. Tu n’iras nulle part, dit son reflet à Alice, tu te morfondras à Paris parce que c’est la ville de Diego, Diego Carli, l’homme à la peau douce et au cœur de crin. Tu es une grande lâche d’un mètre soixante-huit, tes années disparaissent une à une dans le Grand Incinérateur. Et puis voilà, c’est comme ça et c’est tout. Ou peut-être pas. Un grain de volonté suffit parfois pour enrayer la mécanique, n’est-ce pas, ma petite Alice ? En hommage à ses rêves d’évasion, elle glissa le lexique dans son sac à main.

Elle fit un détour par la pharmacie du quai de Valmy. Le pharmacien était inconnu au bataillon et plus jeune que d’habitude, elle décida de le chambrer.

– Vous avez un patch contre les chagrins d’amour ?

– Euh, non… mais…

– Ça ne fait rien, donnez-moi un pansement gastrique à la place. S’il vous plaît.

Le garçon fouilla l’un de ces longs tiroirs maigres dont les pharmacies ont le secret, posa le médicament sur le comptoir et ne trouva plus ses mots.

– Combien vous dois-je ?

– Cinq euros soixante-trois, mais…

– Oui ?

– Excusez ma curiosité, mademoiselle, vous ressemblez terriblement à… enfin, c’est-à-dire que pendant quelques secondes, je vous ai prise pour Bri…

– Brigitte Bardot ! Bravo, bingo ! Vous associez maîtrise de la pharmacologie et sens de la physionomie.

Alice récupéra sa monnaie, fit bouffer sa chevelure telle l’inoubliable interprète de Et Dieu créa la femme puis quitta le pharmacien et sa pharmacie en ondulant des hanches, en agitant d’invisibles maracas pour rythmer sa chanson. Au coucher du soleil, on ira tous au dancing ! / Pour rien au monde je ne raterai le singsing !

– Bardot ! Et puis quoi encore ! Non mais quelle culottée ! déclara une vieille dame, outrée.

– À vrai dire, j’avais cru reconnaître Britney Spears, dit le jeune pharmacien un rien chamboulé.

– Britney Soupir ?

– Une chanteuse américaine.

– Je ne connais pas Britney Soupir, mais cette belle petite blonde cause le parisien à la perfection, fit remarquer le mari de la dame.

– J’ai même pensé à une émission de caméra cachée, reprit le pharmacien.

– Vous avez raison ! C’est à cause de la télé tout ça, dit la dame. Les jeunes se croient en représentation. Et puis vous avez remarqué comment parlent les présentateurs ? Sans compter ces déballages d’intimités variées devant tout le monde. Moi, je dis que ça nous fait du mal. À la longue.

– Ça nous chamboule grave le mental global, admit le pharmacien encore remué par sa rencontre.

– Vous parlez comme à la télé, dit le mari de la dame.

De retour quai de Valmy, Alice ouvrit la boîte avec impatience et avala le gel rose. Il fallait le reconnaître, hier elle avait forcé la dose. L’animation de fêtes familiales avait ça de bon et de mauvais à la fois : les clients vous offraient toujours à boire. Cela permettait de supporter leur progéniture. En milieu de soirée, ces mômes gâtés pourris l’avaient virée du podium pour installer leur karaoké. Quel était désormais l’intérêt de faire le sosie de Britney en play-back quand tout le monde s’éclatait en chantant du Jean-Jacques Goldman à pleins poumons, et faux en plus ?

Elle prit le métro à la gare de l’Est, le quitta station Porte-Maillot et descendit le boulevard Gouvion-Saint-Cyr. La tour de l’Astor Maillot grandissait au fil de ses pas. Un des rares buildings dignes de ce nom à Paris ; certains jours, Alice avait la sensation de vivre dans un musée. La découverte du lexique avait bel et bien ranimé l’idée de s’exporter vers un ailleurs plus vibrant. Et le plus loin possible de Diego.

 

Elle pénétra à l’Astor Maillot sous l’œil appréciatif du portier et partagea l’ascenseur avec des Américains. Ils entamèrent la conversation, prêts à lui demander si elle était bien leur chanteuse mais son accent les détrompa. Elle se présenta comme la présidente du fan-club français de Britney Spears comptant huit mille cinq cent quatorze blondes dont pas mal de travestis, et les touristes dégustèrent l’histoire avec délice. Elle les quitta au 34e étage, en même temps qu’un ado en partance pour la piscine qui lui proposa un verre au bar du 46e. Elle lui répondit que ce serait avec plaisir dès qu’il aurait atteint l’âge légal.

C’était la première fois qu’un client lui louait une chambre en guise de loge. Elle avait soupçonné un plan glauque, un pervers qui aurait eu envie de sauter Britney Spears en douce. Et puis le nom de Pierre Maréchal lui était revenu en mémoire. Le ponte d’une compagnie financière. Elle avait déjà animé l’anniversaire de son fils Gildas, à Neuilly. Aujourd’hui, le gamin fêtait ses douze ans et aimait toujours autant Britney.

Elle avait comme d’habitude proposé d’immortaliser l’événement sur DVD, et Maréchal avait accepté sans mégoter sur le prix. Alice pensa au cousin Jules. Pourvu qu’il arrive à l’heure et fasse son travail correctement. Il ne jurait que par le journalisme, difficile de lui faire admettre qu’un souvenir familial se fignolait autant qu’un reportage télé.

À travers la paroi en verre du club de fitness, on voyait des gens soulever de la fonte, barboter dans la piscine. L’ado faisait mine de lire le programme en lui jetant des regards à la dérobée. Alice lui adressa un petit signe d’adieu. Elle glissa la carte magnétique dans la serrure, et entra dans la 3406.

Elle laissa la porte entrouverte, rapide issue de secours potentielle, fit l’état des lieux pour vérifier qu’aucun maniaque ne se planquait dans un placard. Parfait, rien à signaler. Sauf une chambre élégante et des attentions délicates. La baignoire emplie d’eau parfumée, une bouteille de Cristal de Rœderer, une assiette de boudoirs rosés. Et un bouquet composé. Magnifique mais un rien étrange. Des fleurs des champs mêlées à des lys.

Elle verrouilla, mit la chaîne de sécurité, décida qu’une gueule de bois pouvait se soigner de la manière forte et se servit une coupe de champagne. La bouteille dans une main, la coupe dans l’autre, elle pénétra dans la salle de bains. L’odeur du bain moussant concurrençait celle des fleurs. Ça sentait bon l’île lointaine, le sable chauffé à blanc, le pidgin pour tous. Elle trempa le bout d’un orteil. La mousse était dense comme une douzaine d’œufs d’autruche battus serré mais l’eau trop tiède. Alors Maréchal, tu imaginais ton bain patientant pour moi à la bonne température ? Elle remplit à nouveau sa coupe, le champagne était délicieux.

Elle retourna dans la chambre pour profiter du panorama. Vu d’ici, Paris avait beaucoup plus de gueule. L’Arc de Triomphe était tout blond dans le soleil radieux, et la trouée du boulevard Pereire dessinait une chenille géante, d’un vert fluorescent. Le gâteau en sucre du Sacré-Cœur chavirait. Alice imagina un énorme cœur sanglant palpitant dans l’édifice au point de faire trembler ses murs.

Sur le périphérique, les voitures, scarabées brillants. Une cohorte d’insectes sous amphétamines tournant sans arrêt autour de Paris, et en plus dans les deux sens. Et les passants fourmis. Où était Jules dans cette fourmilière ? Alice aurait pu lui offrir une coupe avant le show. Mais ce moment de paix était trop appréciable. Et puis le cousin n’avait jamais été un rigolo. Il filmait la réalité parce qu’il ne savait rien proposer en échange.

Elle porta un toast imaginaire au cousin Jules et à toutes les fourmis qui gigotaient trente-quatre étages plus bas. L’alcool lui aiguisant les idées, elle imagina Paris peuplé de Diego. Dieu l’avait cloné et il vivait partout, travaillait dans chaque hôpital, chaque bureau, prenait le métro dans toutes les stations à la fois, quarante-cinq mille fois par jour, se laissait apercevoir sur les bancs publics, derrière les vitrines des cafés, les colonnes Morris. Même les mémères à chiens étaient des Diego. Les conducteurs d’autobus, les portiers d’hôtel étaient d’authentiques Diego. Et tous les touristes et tous les cousins Jules. Il y avait tellement de Diego qu’on espérait enfin l’overdose, celle qui donnerait la force de rallier les terres australes et les mers du Sud au lieu de pleurer sur un garçon bien trop tout pour vous.

En attendant, il fallait faire le show. Il fallait recréer Britney pour le petit Gildas. Quel âge avait-il déjà ? Et l’heure, quel âge avait l’heure ? Alice regarda sa montre. Elle était bizarre. Nacrée, sculptée dans un coquillage de l’île lointaine.

Elle s’éloigna de la fenêtre, de la ceinture de scarabées sortis tout droit de tombes égyptiennes fracassées par des brigands et qui encerclaient la ville à l’insu de ses habitants, de cette chenille intoxiquée au plutonium. Il ne fallait pas être en retard. Maréchal de Fric City attendait.

Ses vêtements tombèrent sur la moquette dans un petit bruit d’ailes de papillon noir. Elle enfila la robe pailletée, les chaussures argentées. Et Britney Spears lui adressa la parole.

– Bonjour, Alice ! Comme c’est gentil d’être venue.

– C’est bien naturel, c’est mon métier, Britney.

– Tu es belle.

– Non, pas tant que toi.

– Mais si, puisque nous sommes exactement pareilles.

Alice eut envie de répondre que non, elles n’étaient pas tout à fait pareilles. Britney était beaucoup beaucoup beaucoup plus riche. Mais il aurait été impoli de parler comme ça à Britney Spears. Et surtout, et surtout que, que Britney venait d’arriver. Eh oui, elle était là en personne. Simplement elle était passée par la fête, euh… non, par la fenêtre, mais c’était bien normal. Alice avait toujours pensé que Britney Spears était une fée.

Elle avait voleté dans le ciel de Paris, puis elle était entrée en souplesse, le vent agaçant ses cheveux dorés, ses dents blanches comme une montre de nacre, et Alice avait eu le temps d’apercevoir sa culotte en dentelle.

Britney passa derrière Alice, alors Alice se retourna. Un homme trempé se tenait au milieu de la pièce. Et Britney avait disparu.

L’homme posa sa main sur la joue d’Alice. C’était une main mouillée. Alice pensa : cet homme ne peut être que Diego. Le Diego de la ville des Diego. Il s’avança vers la fenêtre et désigna le ciel. Dans ce ciel pâle, Britney Spears était de retour et nageait ou dansait. On ne savait pas trop. En tout cas, elle souriait. Mais ce n’était pas pour Alice, c’était un sourire gratuit, pour personne en particulier. Alice sentit une angoisse rouge innerver son corps. On avait remplacé son sang par une matière en combustion. Ça allait chauffer. La fenêtre du Grand Incinérateur était ouverte. Diego le clone voulait qu’elle y entre. D’ailleurs, il le lui disait.

– Viens, Alice, viens, c’est le moment de faire ton numéro.

Britney, gamine insouciante, nageait dans le ciel d’émail et dansait comme jamais elle n’avait dansé et chantait comme une sirène des airs.

Quant à Alice, elle n’avait plus aucun moyen de résister à la voix de ce Diego.

 

La caméra enregistra la chute jusqu’à l’écrasement sur le toit d’une voiture.

– C’est horrible ! gémit une femme.

– Maman ! C’est Britney Spears ! dit une gamine avant de fondre en larmes.

– Mais non, Clotilde. C’est quelqu’un d’autre.

– Il faut appeler la police, dit un vieil homme.

Zoom sur ces gens puis sur le corps.

– Ça va pas la tête ! Vous êtes malade de filmer cette pauvre fille !

L’homme se mit à lui bourrer les côtes. Ses coups devinrent teigneux.

– Arrête ça tout de suite ! JE VAIS TE BOUSILLER TA PUTAIN DE CAMÉRA, PETIT SALOPARD !

Le portier arrivait en courant. Des employés en uniforme de l’Astor Maillot suivaient. Un homme appelait la police.

La fillette qui avait cru reconnaître sa chanteuse favorite dévisagea le cameraman. Un barbu habillé comme un rappeur. Il était pâle mais ses mains ne tremblaient pas. Le jeune homme détourna la tête avant de partir vers l’avenue des Ternes, sa caméra serrée contre sa poitrine. Il s’éloigna sans se retourner sur la morte qui ressemblait comme une sœur à Britney Spears.