Le lendemain matin, dans son cabinet de massage, Ingrid Diesel portait son débardeur fétiche « I’m an angel, what about you ? », mais ses effets rassurants semblaient inopérants. Pour alléger sa mélancolie, elle entreprit de la dissoudre dans l’universel. Elle compara nos tracas à des navires, qui, à défaut de triangle des Bermudes, s’échouaient dans un archipel non moins fatal, le trapèze tourmenté des muscles liant nos omoplates à notre colonne vertébrale. Pour le moment, allongés sur une serviette-éponge et dans la quiétude d’une musique balinaise, Maurice Bonin et son trapèze gorgé de soucis se plaignaient en silence.
Quelques minutes passèrent, rythmées par les carillons indonésiens, et puis le vieil homme chiffonna la tranquillité.
– Ah… si j’avais le temps, tu me masserais tous les jours, Ingrid…
– C’est vrai que c’est bien plus tendu que d’habitude, Maurice. Trop de stress avec tes apprentis comédiens ?
– C’est ma fille qui me tracasse. Elle s’est entichée d’un hidalgo.
– Un hidalgo ?
– Un séducteur espagnol, quoi. Un vrai, avec l’œil charbon noir, l’accent roucouleur et tout.
– Tu l’as rencontré ?
– Bien trop souvent mais seulement à travers les récits de ma fille. Elle affirme « que c’est un garçon très cool, à la suavité en béton ». Eh bien ce type très cool ne veut plus d’elle. En conséquence, Alice s’est mise à forcer sur les spiritueux et les excentricités. Et cette nuit, elle a découché. Je le sais, on habite le même immeuble. J’espère que ce n’était pas pour pleurer sur le palier de ce gommeux.
– Ça fait longtemps ?
– Des mois.
– Fuck !
– Comme tu dis. Alice imagine qu’elle réussira à le reconquérir. J’ai essayé de la raisonner. Peine perdue. Heureusement, elle s’accroche à son métier. Elle travaille pour Paris est une fête. Une société d’organisation d’anniversaires, mariages, communions, bar-mitsva et j’en passe. Elle a un numéro de sosie de Britney Spears. C’est toujours ça, en attendant un rôle sérieux dans une comédie musicale.
Ingrid réfléchit : ce devait être dur de devenir quelqu’un si l’on était le portrait craché de quelqu’un d’autre. Il aurait peut-être mieux valu ne ressembler à personne. Ou alors à peine.
– Elle lui ressemble tant que ça ?
– Elle se teint en blonde jet-set et met des lentilles de contact pour cacher ses yeux bleus, un bon coup de maquillage et le tour est joué.
– Et l’hidalgo, c’est un artiste lui aussi ?
– Penses-tu ! Un infirmier. Il y a un monde entre elle et lui. Aucune raison que ça marche.
– Comment l’a-t-elle connu ?
– Par ma faute. De temps à autre, Alice accompagne ma troupe d’amateurs à Saint-Félicien pour remonter le moral des malades. Et ce type, ce Diego Carli qui travaille aux urgences, lui a tapé dans l’œil…
– Et dans le cœur.
– Eh oui ! Ma fille, c’est l’impétuosité incarnée. En amour, ça coûte cher. Bien sûr, mon Alice vit trois vies pendant que le commun des mortels n’en voit passer qu’une. Mais elle se fait mal. Dans le temps, ça inquiétait ma femme. Alice ne foutait rien en classe, alors qu’elle était douée pour les langues et la géographie. Elle se faisait enguirlander par les profs, et se grillait avec ses camarades à force de leur sortir leurs quatre vérités. Les psys ont parlé d’hyperactivité, ils ont voulu lui donner des médicaments. J’ai dit stop, les gars. Laissez mon Alice en paix et retournez à vos petites mesures de normalité grise.
Ingrid abandonna les reins de Maurice pour se consacrer à ses jambes. Elle l’avait rencontré aux Belles de jour comme de nuit, le restaurant de Maxime Duchamp. Depuis, le vieil homme avait naturellement trouvé sa place dans son cercle d’amitiés. Pour Ingrid la bourlingueuse, qui après des années d’errance plantait enfin ses racines à Paris, les amis formaient une famille d’adoption dont l’épicentre était le restaurant du passage Brady. À quelques encablures de celui du Désir où elle extirpait leurs cargaisons de soucis aux trapèzes endoloris. Le style de Maurice lui avait plu d’emblée. Comédien retraité, celui que certains surnommaient Papy Dynamite avait un caractère aussi bouillant qu’attachant. On disait qu’il avait abandonné la scène lorsque ses trous de mémoire avaient atteint le gabarit de ses coups de gueule. En tout cas, à la MJC de la rue du Delta, les participants de l’atelier théâtre ne se plaignaient jamais de leur professeur.
– C’est dans ces moments-là qu’Alexandrine nous manque le plus. Alice aurait fini par écouter sa mère. Elle était bien plus jeune que moi, et il y avait une belle connivence entre elles. Je ne suis qu’un vieux bonhomme qui s’énerve vite. Alice tient de moi. On a des caractères de sangliers.
– Tu lui as donné le virus de la scène ?
– C’est pas ce que j’ai fait de plus malin. À six ans, elle nous faisait déjà du french cancan dans la cuisine et trépignait pour venir m’applaudir au théâtre. C’est une danseuse hors pair, mais aujourd’hui, si tu fais pas la Star Académie ou la Ferme Trucmuche et si t’es pas lèche-cul patenté, c’est râpé. Y a plus que les faux rebelles pour faire bander l’audimat. Les vraies natures, on n’en veut plus.
Ingrid massa Maurice plus longtemps que d’habitude. Antoine Léger devait patienter dans la salle d’attente, en compagnie de son chien Sigmund, pour son massage thaï hebdomadaire, mais il comprendrait. De toute façon, Antoine était psychanalyste et comprenait toujours tout. Et Sigmund aussi.
– Une nuit, j’ai rêvé que j’exterminais l’Hispanique. Je le poussais et il disparaissait dans un puits.
– Un rêve éveillé ?
– Non, un vrai rêve endormi. C’est peut-être ça la solution : tuer les emmerdeurs en rêve.
– Peut-être.
– Et toi, Ingrid, c’est quoi ta recette anti-coups durs ? Tu ne te masses pas toi-même, je suppose.
– Au Supra Gym de la rue des Petites-Écuries, je galope comme une perdue.
– Ah bon ?
– Oui, sur un tapis mécanique. Je soulève aussi de la fonte avec frénésie et je ne rate jamais un cours de body-combat.
– Et ça marche ?
– Plus ou moins.
– Moi, je fais du kendo.
– L’escrime japonaise !
– Même les vieillards cacochymes peuvent la pratiquer.
– Caco quoi ?
– Ça signifie chenu, décati, très âgé quoi. Tel que tu me vois, je me fais régulièrement le coup du vieux samouraï occidental. C’est un bon entraînement pour la scène. Le souffle, la posture, tout ça.
– Quelle coïncidence ! Je rêve d’aller un peu barouder au Japon avec Lola, mais elle joue les casanières.
– Barouder ? Jolie invention. Ah, Lola, elle est si sympathique…
Ingrid avait deviné depuis un moment ce qui allait suivre.
– Crois-tu qu’elle accepterait de m’aider ?
– Bien sûr, Maurice. J’allais te le proposer.
– Il faudrait qu’on arrive à savoir si cet emmanché s’amuse avec ma fille. Parce qu’il n’y a pas de raison qu’avec son caractère, Alice ait tant de mal à décrocher. Si ça se trouve, le bellâtre joue au yo-yo. Je reviens, je repars. Je dis oui à trois mignonnes à la fois. Si encore c’était beau comme du Marivaux, mais j’en doute.
– Eh bien, Maurice, Lola c’est le bon choix ! Elle n’est pas ex-commissaire pour rien.
– Elle nous montera une filature en deux coups les gros. Vu sa prestance, elle saura le questionner sans qu’il lui manque de respect. Bien entendu je paierai ses frais. Et je vous inviterai aux Belles pour un magistral gueuleton. Qu’en dis-tu, ma jolie ?
– Que j’attends ça avec impatience. J’ai l’intention de donner un coup de main.
– Si vous n’existiez pas, il faudrait vous inventer. L’une soulage, l’autre persuade.
– Je persuade aussi quelquefois.
– Vous n’avez jamais pensé créer une boîte de détectives ? L’agence Jost Diesel, ça sonne bien.
– Lola dit que ce métier c’est 92 % de constats d’adultère, 57 % de paperasse, 71 % de vide existentiel. Et seulement 1,2 % de rigolade. Et puis elle a ses crises de casanerie aiguë.
– Tu veux dire qu’elle est casanière.
Ingrid acquiesça. Ces derniers temps, Lola Jost se faisait rare et cultivait une attitude de vieille ourse en hibernation. Mais avec ce je-ne-sais-quoi dans l’atmosphère sautillant de visage en visage, et ces primevères en compétition avec les taupes pour trouer les mottes des squares, avec ce printemps qui piaffait d’impatience, elle n’aurait bientôt plus d’excuse pour se calfeutrer dans sa tanière. Ingrid s’était remise à travailler les deltoïdes de Maurice.
– Tu es la reine des masseuses ! lâcha-t-il avec un soupir d’aise.
Les carillons balinais distillaient leurs gouttelettes sonores et chatoyantes et tropicales, le soleil audacieux forçait son chemin à travers les stores et créait des colonnes de particules dansantes, tourbillons irisés. Passage du Désir, l’atmosphère était aussi esthétique que détendue. Cette sérénité résisterait-elle à un entretien avec Lola ? La meilleure stratégie consistait sans doute à la mettre dans de bonnes dispositions en lui proposant une escapade aux Belles.