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Maxime Duchamp avait vu juste. Le portier de l’Astor Maillot échangea le billet d’Ingrid contre des souvenirs et quelques suppositions. Un certain Jules effectuait un reportage caméra au poing sur les portiers des grands hôtels. C’était sans doute ce jeune barbu, en vêtements de sport trop larges, style rappeur, dont on ignorait le patronyme, qui avait eu le réflexe de filmer la chute de la cliente et de proposer sa vidéo à la télé. Il l’avait peut-être prise pour la vraie Britney Spears.

– Elle lui ressemblait beaucoup. Très blonde, les yeux chocolat noir, une moue boudeuse, des jambes de danseuse. Et pas mécontente d’être célèbre trente secondes.

– Célèbre pour qui ?

– Pour moi. J’ai cru reconnaître la chanteuse. Étrange, cette histoire. Une jeune femme si contente d’elle qui change d’avis et se tue.

– Pour vous, c’est un suicide ?

– Tout le monde le pense, ici. Et d’ailleurs la cliente était seule dans sa chambre. On a un témoin.

– Qui ça ?

– Un ado américain qui se rendait à la piscine. Son père l’a forcé à témoigner. Le gamin a croisé la cliente dans l’ascenseur. Elle a laissé sa porte entrouverte, il a jeté un œil. Personne. Mais elle passait tout en revue. Elle a ouvert les placards, regardé sous le lit, derrière les rideaux avant de mettre la chaîne de sécurité.

– Qu’est-ce que vous en pensez ?

– Elle était peut-être droguée. Elle voyait des monstres partout et du coup, elle a sauté.

– On a trouvé de la drogue ?

– Non, seulement une bouteille de champagne entamée. Mais elle a pu se droguer juste avant. Ou alors, elle était sous traitement mais elle avait oublié de prendre ses médicaments ? En découvrant la vue, elle s’est sentie aspirée par le vide. Ça arrive.

– Mais vous m’expliquiez qu’elle avait un air content en arrivant.

– On ne sait jamais.

– C’est-à-dire ?

– Je suis portier depuis plus de dix-sept ans, mademoiselle. J’ai ouvert la porte d’hôtels de prestige à des milliers de gens. Eh bien, si certains sont heureux de débarquer dans un endroit comme l’Astor Maillot, ça peut être un bonheur bref. Les chambres sont chic mais froides. On peut s’y sentir seul tout à coup.

Ingrid essayait de visualiser la scène. La fille de Maurice se rend seule dans un quatre étoiles avec pour bagage un costume de Britney. Elle arrive pimpante, mais s’inquiète en entrant dans sa chambre et vérifie qu’elle est vide et sûre.

– Quelqu’un a pu entrer, suggéra-t-elle.

– Peut-être, mais il fallait que ce ne soit pas un inconnu, étant donné les précautions qu’elle prenait. La piscine et le club de gym sont aussi au 34e étage. Croyez-moi, ça circule bien là-haut. Eh bien personne n’a vu entrer qui que ce soit dans la 3406, à part la cliente.

– On lui a bien livré le champagne.

– Détrompez-vous, elle n’a rien commandé. Elle a dû arriver avec sa propre bouteille.

Ce portier ne manquait pas de logique. Et mine de rien, il venait de lui donner le numéro de la chambre. Son attention se délitait : un taxi arrivait avec un couple à bord. Ingrid pénétra dans l’hôtel et prit l’ascenseur. Elle s’éleva dans les airs en compagnie d’un groupe de Japonais. Elle s’imagina sous les sakura, mangeant des sushis aux topinambours avec Lola la grognonne, et ne put s’empêcher de sourire. L’ex-commissaire n’était jamais avare d’une remarque acerbe mais, sans elle, l’enquête sur le terrain manquait de sel. Il fallait glaner des informations consistantes pour la persuader de sauter à pieds joints sur les plates-bandes du Nain de jardin.

La chambre 3406 était proche de la salle de fitness. Ingrid croisa deux femmes en survêtement puis un homme en short et en sueur qui entra dans la 3410 au moyen d’une carte magnétique. La porte de la 3406 était intacte. Ingrid l’avait imaginée barrée d’un ruban jaune de la police scientifique. Les techniciens avaient-ils travaillé à toute allure, la direction de l’hôtel mettant la pression pour rendre le plus vite possible sa normalité à son établissement ? Elle vit défiler un certain nombre de sportifs. Le portier avait raison : les allées et venues étaient nombreuses. Elle patienta jusqu’à l’arrivée d’une femme de chambre poussant son chariot de nettoyage.

– Je suis une amie d’un proche d’Alice Bonin, déclara Ingrid avec un de ces grands sourires naïfs dont elle avait le secret.

– Pardonnez-moi, mademoiselle, mais je ne comprends pas de qui vous parlez.

– De la jeune femme tombée de la 3406.

– La direction nous a interdit de parler aux journalistes.

– Je ne suis pas de la presse. Mon nom est Ingrid Diesel et je suis masseuse dans le 10e arrondissement.

La femme de chambre la considérait d’un air sceptique.

– Parole d’honneur, jura Ingrid en levant la main droite. Je fais tous les styles : shiatsu, thaï, balinais, californien…

– C’est vrai qu’avec votre accent, vous ne devez pas être une journaliste française. Vous êtes de la famille de l’ado qui a témoigné ?

– Pas du tout. Je vous ai dit la vérité. Je suis venue pour le père d’Alice.

– Ça m’a attristée, cette histoire. Elle était si jeune.

– C’est vous qui avez fait le ménage ?

– Oui, mais… la direction ne veut pas…

– Montrez-moi rapidement la chambre. Vos patrons n’en sauront rien. J’ai promis au père d’Alice d’en apprendre un peu plus.

– Bon, entendu, mais pas plus de cinq minutes.

Elle ouvrit avec son passe puis laissa Ingrid entrer la première. Le portier avait raison une fois de plus : c’était chic mais froid. Un décor dans les beiges, des gravures abstraites où dominait le bleu. Et puis la fenêtre, bordée de doubles rideaux jaune pâle.

– Il en faut du courage pour se jeter d’ici.

– Je crois qu’elle était très malheureuse, dit la femme de chambre.

Ingrid ne bougea plus un cil, le mieux était de laisser les gens venir à leur rythme. C’est ce que répétait toujours Lola. La femme de chambre entra dans la salle de bains. Elle hésita puis, face à l’air tranquille d’Ingrid, désigna la baignoire.

– Quand j’ai commencé mon ménage, elle était pleine. La cliente avait utilisé beaucoup de produit moussant. Le flacon, presque vide, était posé sur le rebord.

– Fourni par l’hôtel ?

– Non. Un produit de luxe. Mais…

– Mais ?

– Les serviettes de toilette étaient intactes. Et, plus bizarre, il y avait des fleurs.

– Des fleurs ?

– Oui, de belles fleurs qui flottaient dans la mousse.

– Qu’est-ce que ça peut bien signifier ? réfléchit Ingrid à haute voix.

– J’ai pensé que son amoureux les lui avait offertes. Elle s’était faite belle pour lui. Elle avait pris un bain parfumé, mis sa robe à paillettes, apporté une bouteille de champagne. Elle était toute jolie, là, devant lui, mais il n’était venu que pour lui dire que c’était fini. Après son départ, elle s’est mise à boire et à pleurer. Et elle a jeté le bouquet d’adieu dans le bain. Et après la rage, ça a été…

– Le désespoir.

– Oui, l’envie de mourir. Elle aimait un homme qui lui a broyé le cœur.

– Quelqu’un l’a vu, cet homme ?

– Personne, mais pourquoi prendre un bain et se faire belle pour se jeter ensuite dans le vide ? Il faut bien qu’entre le bain et le vide, il y ait quelque chose, quelqu’un.

– Un coup de fil ? tenta Ingrid. On peut dire adieu à quelqu’un par téléphone. Ça s’est déjà fait. Souvent. On se quitte même par texto, de nos jours.

– Je ne sais pas. On ne m’a jamais quittée comme ça.

 

Place du Général-Kœnig, Ingrid demeura un instant le nez en l’air à considérer l’imposante façade de l’hôtel. Que fallait-il faire ? Aller présenter ses condoléances à Maurice ou attendre ? Faire partager à Lola les informations glanées à l’Astor Maillot ? Mais pour quelle raison dans le fond ? Tout semblait indiquer le suicide. Cependant, Ingrid ne pouvait s’empêcher d’entendre une petite voix lui murmurer qu’il y avait des étrangetés dans l’air.

Alice Bonin faisait le sosie de Britney Spears en espérant décrocher un rôle sérieux. Alors pourquoi mettre fin à ses jours et d’une façon aussi spectaculaire ? Et pourquoi se barricader dans sa chambre par peur d’un danger pour ensuite se jeter dans le vide sans hésitation ? Et ce bain de luxe, et ce costume de scène, ce champagne. La femme de ménage pensait que c’était pour un homme. Un inconnu que personne n’avait vu alors que le couloir regorgeait de sportifs.

Il fallait bien l’admettre : l’affaire était truffée de contradictions. Entre le tempérament tenace d’Alice décrit par son père et son suicide présumé, entre sa rage romantique avec lancer de fleurs dans le bain et son arrivée fringante à l’Astor Maillot. Ingrid commençait à avoir mal à la tête. Sans Lola, les analyses devenaient trop difficiles. Mais comment la faire réagir avec si peu de munitions ? Le plus simple était peut-être d’aller voir l’infirmier. Il faudrait qu’on arrive à savoir si cet emmanché s’amuse avec ma fille. Tu as raison Maurice, essayons.