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Arrivée avenue Claude-Vellefaux, Ingrid regrettait d’avoir refusé le calva du patron des Belles. Dans la folie des derniers événements, elle avait oublié qu’elle détestait les hôpitaux. La taille du bâtiment l’étonna autant que sa vétusté. Saint-Félicien datait au moins du Moyen Âge et elle percevait mal l’intérêt de conserver pareille vieillerie en plein XXIe siècle.

L’odeur l’assaillit avant le porche. Des effluves soi-disant propres mais qui n’évoquaient que des images sentant le décomposé. Pour l’Américaine, un hôpital avait le potentiel pour se métamorphoser en un tableau de Jérôme Bosch. Tout paraissait sous contrôle mais ce n’était qu’apparence, dans un recoin mal balayé un vortex vibrant attendait d’aspirer sa prochaine victime pour l’entraîner dans le cinquième cercle de l’enfer. Le visiteur, ah ! le pauvre innocent, croyait percevoir un monde visible blanc et vert mais sous cette réalité, un monde rouge et brun et suintant palpitait en parallèle.

La zone des urgences grouillait de monde. Deux réceptionnistes bataillaient dur pour réduire une file d’attente aux proportions cosmiques. L’arrivée du printemps était-elle propice aux accidents ? Les gens baissaient-ils la garde, troublés par l’excitation liée aux beaux jours ?

Elle prit un couloir au hasard, slaloma entre des aides-soignantes poussant des chariots de matériels, des infirmiers montés sur pile mais dont aucun n’avait l’air hispanique. Équipé d’un balai-brosse et d’une serpillière, un petit homme sans âge, à l’air moins agité que la moyenne, nettoyait sans trop de passion une modeste portion de couloir. C’était une vision rassurante, cette tranquillité, cette tête de philosophe ratatiné. Ingrid lui demanda s’il connaissait Diego Carli. Il voulut savoir si elle était journaliste. Il la questionna d’un air aimable mais intense. Elle lui annonça sa qualité d’amie du père d’Alice Bonin, la fiancée de l’infirmier Carli. L’homme affirma avoir bien connu « cette fille qui se dévouait avec son père pour distraire les malades », puis il indiqua une salle où on soignait une patiente brûlée. Son visage était si triste qu’on l’eût dit touché par l’accident. Ingrid pensa que s’il transportait la misère du monde sur ses frêles épaules, sa vie à l’hôpital devait être un jogging sur une planche de fakir ou un trekking dans une vallée de larmes. Elle referma le robinet à métaphores. Terrible hôpital inhospitalier ! Une seconde d’inattention et tout se mettait à déborder. Elle remercia chaleureusement le petit homme.

Un interne prenait la tension d’une vieille femme tandis qu’un infirmier équipé de pinces lui recouvrait les mollets de compresses enduites d’une crème blanchâtre. Ingrid éprouva simultanément l’envie de fuir à toutes jambes et de fondre sur le carrelage. Elle se mordit les lèvres en imaginant la douleur qu’avait dû éprouver la blessée. Pour le moment, elle semblait flotter dans un brouillard analgésique.

– Ah, vous êtes la petite-fille de Mme Maudet ! dit l’interne. Votre grand-mère va s’en sortir parce que son cœur est de première qualité, mais elle s’est fait une grosse frayeur. Ses mains ont lâché prise pendant qu’elle transportait une marmite de soupe. En plus des brûlures, elle a fait une mauvaise chute…

Ingrid répondit qu’il y avait erreur sur la personne et qu’elle souhaitait parler à Diego Carli.

– C’est moi, dit l’infirmier en relevant la tête.

Les yeux étaient aussi sombres que les cheveux, l’accent sans doute espagnol. C’était donc pour cet homme à l’air concentré et calme qu’Alice s’était jetée dans le vide ?

– Je m’appelle Ingrid Diesel et… je suis venue au sujet d’Alice Bonin, continua-t-elle en s’attendant à être congédiée dans la seconde.

Il se contenta de la fixer, puis son visage se radoucit et il lui demanda d’attendre quelques minutes dans le couloir. Elle sortit promptement. L’état de Mme Maudet, les odeurs et jusqu’à l’éclairage au néon lui donnaient la nausée. Elle se força à pratiquer quelques exercices de relaxation. Mais un branle-bas de combat l’en empêcha. Des brancardiers transportant un homme ensanglanté arrivaient au galop. Ingrid écarquilla les yeux et les referma aussitôt. Quand elle les rouvrit, la vision d’apocalypse s’était dissoute. Et Diego Carli la dévisageait, un léger sourire aux lèvres.

– Tu n’es ni journaliste ni flic, Ingrid Diesel, sinon tu ne pâlirais pas comme ça. Tu étais de ses amies ? Bizarre, elle ne m’a jamais parlé de toi.

Ingrid, désormais accoutumée aux habitudes européennes et à une certaine progression dans la familiarité, fut étonnée de ce tutoiement. Et aussi du regard. Un tantinet fixe.

– Je suis une amie de son père.

– Il doit me détester, et c’est compréhensible. Je ne suis pas fier de moi. Je comptais aller le voir. Qu’est-ce que tu me conseilles ?

Elle se sentit presque aussi déstabilisée par les manières de l’infirmier que par l’ambiance du lieu.

– Plutôt que donner des conseils, j’aimerais comprendre.

– Je sortais d’une histoire compliquée et je me sentais seul. Alice s’est jetée dans mes bras. Si je pouvais tout effacer… Mais la vie, ça ne repart pas en arrière.

– Veux-tu qu’on aille en parler ailleurs ?

– Pas la peine. Tout Saint-Félicien est au courant.

– Déjà ?

– Un commissaire est venu. Un tout petit tout énervé, avec un collier de barbe.

Ingrid se retint d’évoquer l’inénarrable Jean-Pascal Grousset. Le Nain de jardin remplaçait désormais Lola à la tête du commissariat de la rue Louis-Blanc et sa largeur d’esprit était équivalente à deux microns et demi.

– Mais comment a-t-il su si vite pour Alice et toi ?

– On a trouvé des photos de moi dans son studio. Prises au téléobjectif aux abords de Saint-Félicien. Le lieutenant Barthélemy, un homme plus fin que son patron à mon avis, a vite fait le lien. Alors je lui ai raconté.

– Raconté quoi ?

– Mes ennuis.

– Quels ennuis ?

– Apparemment, le père d’Alice n’était pas au courant des méthodes de harassement de sa fille.

– Harassment ?

– Oui, comme chez vous en Amérique. Parce que tu viens de là-bas, n’est-ce pas ?

– Yeah, mais vas-y, continue.

– Appels en pleine nuit, mon numéro de portable et mon adresse email donnés à des sites porno gay, noyade de ma serrure dans la colle, pour commencer. Par la suite, mon immeuble a été envahi par des ballons de baudruche à l’inscription : Diego, tu ne me mérites pas. Heureusement, les voisins ont trouvé ça drôle. On a forcé ma porte et revu la décoration avec un papier à angelots et cœurs fendus de flèches. Et ma Vespa a été repeinte en rose.

– Sans blague ?

– Alice avait de grandes qualités, sa mort me rend très triste, mais il faut bien le dire : elle était un peu loca.

– Tu avais essayé de la raisonner ?

– Bien sûr. Elle jouait les innocentes. La vie n’est facile pour personne mais elle avait décidé que c’était insuffisant et qu’il fallait en rajouter. Des tonnes. J’ai même pensé à déménager. Et pourtant une adresse quai de Jemmapes pour un urgentiste de l’hôpital Saint-Félicien, ça vaut de l’or.

Papy Dynamite admettait que sa fille et lui avaient des caractères de sangliers. Et que depuis sa rupture avec Diego, Alice forçait sur les spiritueux et les excentricités. Et l’hidalgo avait l’air sincère.

– C’est au tour des flics de harasser, continua-t-il d’un air philosophe. J’ai coopéré, mais le petit commissaire énervé m’a bombardé de questions et menacé de garde à vue.

– Grousset pense que ce n’est pas un suicide ?

– Tu as bien noté qu’elle était travestie en Britney Spears ?

– J’ai bien noté. Comme quelques millions de téléspectateurs.

– Le problème c’est qu’il n’y a jamais eu de réception à l’Astor Maillot ce jour-là. Aucun client n’a contacté Paris est une fête. Alors le commissaire m’imagine bien aidant Alice à sauter. D’autant que j’étais en repos, seul chez moi.

Ingrid leva un sourcil et réfléchit dur. Señor Carli se paye ma tête, pensa-t-elle. Comment a-t-il pu en savoir autant en si peu de temps ? Mais déjà un soupçon germait. Le Nain de jardin s’était-il fait manœuvrer par l’habile hidalgo ? Elle en eut vite confirmation.

– Il est persuadé qu’Alice m’a fait savoir qu’elle était à l’Astor Maillot. Et justement, j’ai reçu deux appels anonymes et silencieux, tôt le matin, en provenance de l’hôtel. Des appels silencieux, mais ça, je ne peux pas le prouver. En tout cas, grâce au commissaire, j’ai su qu’elle avait réservé elle-même la chambre. Avec du cash.

Ingrid leva un deuxième sourcil. Pour un type cool autant que suave, Diego passait pas mal de temps à se fouetter les neurones. Et son ton décidé évoquait peut-être plus le conquistador que l’hidalgo finalement.

– Elle est venue deux fois à l’Astor Maillot ?

– Le matin même pour payer, et récupérer ses deux clés magnétiques auprès du concierge. Et, malheureusement, plus tard dans la matinée pour y mourir.

– Pourquoi deux clés ?

– Parce que c’était une chambre double ou parce qu’elle les a demandées, je ne sais pas. On les a retrouvées toutes les deux dans la chambre.

– Le ménage était fait ?

– Oui, il a même été fait entre les deux passages d’Alice.

– Ce qui veut dire que personne n’est entré dans la chambre avant son retour. C’est ce que confirme un jeune témoin.

– Le commissaire dit qu’elle a ouvert à une connaissance. Moi, par exemple. Et tu sais ce que je pense ?

– Je n’ai pas le talent de divination.

– Qu’Alice a peut-être monté tout ça pour me faire condamner.

– Come on !

– Ça paraît dingue, je sais, mais j’ai exercé en psychiatrie à Madrid, et j’en ai vu d’autres. Cette histoire de mort filmée du sosie d’une star est délirante, tu es d’accord avec moi ?

– Si on était à L. A, peut-être pas, mais ici, c’est vrai que…

– Ça cache quelque chose. Tu crois que les télés auraient acheté le film si Alice n’avait pas ressemblé à Britney ?

– Parce que pendant quelques secondes, les téléspectateurs ont eu le frisson, c’est ça ?

– À la télé, même une seconde de frisson vaut cher. Avec une ambiance aussi pourrie, je sens qu’on n’est pas au bout de nos surprises. Et puis les flics sont nerveux. Tu penses bien ! Leur ministre a parlé de l’affaire sur toutes les chaînes. Pas bon, tout ça.

Que l’hidalgo conquistador voie juste ou pas, l’affaire se compliquait à vive allure. Empiéter sur le territoire d’un Grousset surexcité par l’intervention de sa ministre était-ce une idée aussi intéressante que cela en avait l’air ? Le duo Ingrid et Lola avait déjà eu l’occasion de pratiquer ce sport dans les grandes largeurs, et même si les bons souvenirs surpassaient les mauvais, était-ce une raison suffisante pour récidiver ? Il était temps de rentrer au bercail réfléchir au calme. C’est alors qu’elle se rendit compte que l’homme de ménage aux yeux de cocker n’avait rien perdu de la conversation.

– Tiens, Adam ! Comment vas-tu, mon vieux ? lui lança l’infirmier Carli, l’air content de le voir.

Mais le petit bonhomme se contenta d’une grimace de lutin chagrin et s’éloigna dans le couloir.

– Ce type est un peu loco lui aussi mais je l’adore. C’est la gentillesse faite homme.

– Bon, il faut que j’y aille.

– Encore une minute, Ingrid Diesel. Que fais-tu dans la vie quand tu n’aides pas tes amis ?

– J’aide mes amis.

– Allez, sérieusement.

– Sérieusement. Je suis masseuse.

Et accessoirement effeuilleuse à Pigalle mais ça, tu ne le sauras jamais mon grand. Eh non. Ingrid s’en voulut de penser à pareille broutille en un tel moment. Décidément, ce sinistre hôpital lui mâchouillait la raison. Il était temps de faire la nique au mauvais génie en se translatant au plus vite hors de cet environnement délétère.

– C’est marrant, mais je te voyais plutôt dans les arts du spectacle. Danseuse ou trapéziste ou…

– Je ne suis qu’une masseuse et rien d’autre et ça m’occupe déjà bien.

Il marqua un temps d’arrêt pendant lequel il entreprit de la griller encore un peu sous son regard laser.

– Finalement, ça me va que tu débarques comme un ange dans cette histoire.

– Qu’est-ce que tu veux dire ?

– Adresser seul mes condoléances à Maurice Bonin, c’est très délicat. Tu veux bien m’accompagner ?

L’envie de fuir d’Ingrid devenait irrésistible, pourtant elle fut sidérée par la demande de son interlocuteur. Dans le même temps, elle se dit qu’en confrontant les points de vue de Papy Dynamite et de l’infirmier elle obtiendrait une image plus claire de la vraie Alice Bonin. Les méthodes de Lola déteignent sur moi.

– Je vais me convaincre que ce n’est pas une idée plus stupide qu’une autre.

– Ça veut dire d’accord ?

– Yeah.

– Je finis dans moins d’une heure. Tu peux t’installer à la cafétéria, il y a une télé.

Une heure ici, help !

– Muchas gracias. J’ai eu ma dose de télé aujourd’hui. Je t’attends au café d’en face.

– ¿ Hablas español ?

– No.

– ¿ No ?

– No ! Absolutely not !

Il lui décocha un nouveau regard censé perforer toutes les résistances des filles de la planète. Pourquoi ce garçon s’essayait-il à l’hypnotisme à la moindre occasion ? Sa mère avait dû lui répéter trop souvent qu’il avait d’inoubliables yeux de jais. Ou son expérience en psychiatrie lui avait fait plus de mal que de bien. Elle tourna les talons.

– Ingrid !

– Caramba. Quoi encore ?

– Mets ta consommation sur ma note. Le patron du Canon des Amis me connaît.

Cette fois, elle prit la tangente sans se retourner. Mais quand elle passa devant la chambre où s’était réfugié l’homme de ménage, elle ralentit et regarda par la porte ouverte. Son balai entre les genoux, le lutin à la triste figure était assis à côté d’un homme alité et lui parlait. Une jambe et un bras plâtrés, une minerve, mais malgré ses déboires, l’accidenté souriait. Il avait l’air innocent, voire demeuré. Adam le farfadet lui racontait-il une bonne blague ? Je ne le saurai jamais, se dit-elle en repartant d’un pas décidé vers la sortie.

En quittant l’hôpital, elle repensa à la réflexion de l’infirmier. Ça m’arrange que tu débarques comme un ange. Pourquoi un ange ? Et puis elle réalisa que c’était à cause de son débardeur porte-bonheur. « I’m an angel, what about you ? » C’est vrai ça, Diego Carli. What about you, man ?