La rue de l’Échiquier était en pleine effervescence. C’était l’heure où les gens qui n’aimaient pas faire la cuisine avaient faim. Au 32, les pizzaïolos faisaient lever la pâte et pétarader les mobylettes. Un livreur exécuta une embardée pour éviter Ingrid en plein sprint et lui lança un « fais gaffe, eh, toi, la girafe ! ». Elle passa outre, elle ne pensait qu’à poser son index sur le bouton de l’interphone de Lola Jost. La voix bourrue lui fit l’effet d’une bouée sonore.
– Qu’est-ce que c’est ?
– Open the door, please !
– Oh, la, la ! Eh, les Ricains, vous ne pouvez pas la laisser cinq minutes tranquille la vieille Europe ?
– Open the fucking door ! Now !
Il ne se passa rien pendant quelques secondes, puis la porte se débloqua dans un clic et Ingrid grimpa l’escalier quatre à quatre. Vêtue d’une robe mauve assortie au reflet de ses cheveux gris, Lola attendait dans l’embrasure de sa porte. L’œil vide, c’est-à-dire plein de rancune.
– Pardonne-moi de te le dire sans gants, mais même un soudard aviné aurait plus de manières.
– Lola, je viens de trouver une main dans mon réfrigérateur !
L’ex-commissaire garda un visage impassible, mais ouvrit sa porte en grand et fit signe d’entrer. Puis elle désigna son vieux voltaire et fila en cuisine. Ingrid fixa, hagarde, la table colonisée par les sept mille pièces du mont Fuji. Lola avait confectionné de soigneux tas de couleurs allant du gris au franchement blanc qui n’évoquaient rien de plus joyeux que des monticules de cendre. Elle revint avec une bouteille et un verre qu’elle remplit d’autorité et colla dans la main tremblante d’Ingrid, qui but d’un trait. Sirupeux… ça ne pouvait être que le vieux porto que Lola sirotait en puzzlant. Une douceâtreté. Ça se disait en français ? Ingrid avait toujours détesté le porto.
– Décris-la-moi, ordonna Lola.
– Je l’ai à peine vue. J’ai couru comme une folle !
– Fais un effort, quoi ! Ingrid !
La voix s’était radoucie mais derrière ses lunettes Lola montrait son regard de vieux hibou prédateur de vérités.
– C’était peut-être bien une main d’homme. Et on y avait planté un clou.
Lola la resservit et lui fit signe de boire illico. Ingrid obéit.
– Quel genre de clou ?
– Un clou sans genre particulier. Long et mince. Un clou, quoi.
– Il y avait du sang ?
– Je ne m’en souviens pas.
– De quelle couleur, la main ?
– Blanchâtre ou plutôt verdâtre, avec des veines noires.
– Ça vient peut-être d’un magasin de farces et attrapes.
– C’était drôlement réussi, comme effet.
– On ne va pas palabrer toute la soirée. Allons chez toi. J’ausculte, et si ce n’est pas du plastique, on appelle Barthélemy.
Ingrid était plus groggy que si elle avait fait un sort à l’intégralité des réserves portugaises de Lola. L’ambiance morbide de l’hôpital, la froideur de la chambre de l’Astor Maillot, cette main horrible… Les morceaux d’un puzzle déjanté dansaient la farandole, et si quelqu’un avait l’audace de reconstituer l’image de cette épouvante, elle ressemblerait à un Monet couvert de fientes d’oiseaux. Un jour radieux foulé aux pieds. Une promesse de bonheur piétinée. Ma cervelle bat la campagne autant que mes métaphores, songea Ingrid en suivant Lola dans l’escalier puis dans la rue, caressée par un soleil couchant bien trop doux pour la circonstance, où s’égaillaient encore quelques livreurs kamikazes.
En chemin, et au pas de gymnastique, sa robuste compagne l’interrogea au sujet de ses derniers clients. Rien que des habitués. De ses dernières amours. Personne. De livreurs éventuels, de visiteurs inopinés, d’enquiquineurs variés. Nobody. Mais une masseuse en rez-de-chaussée était une proie facile pour un fouineur malintentionné. D’ailleurs, on venait d’arriver et Lola prenait la serrure de l’atelier à témoin, et la jugeait dans un état de conservation remarquable. Ingrid déclara qu’elle n’avait pas pris le temps d’identifier des traces de passage forcé.
– On dit effraction, Ingrid.
– Et une infraction, c’est quoi ?
– On sondera les mystères de la terminologie une autre fois ! lâcha-t-elle en franchissant le seuil de l’atelier. Et puis tais-toi un peu, il faut que je me concentre.
Malgré le ton autoritaire, Ingrid était contente de retrouver sa Lola. La vraie, pas l’ourse des Rocheuses. Lola la généreuse prête à se remuer pour sa communauté. Il était grand temps. Et justement, une fois dans la cuisine, qui faisait aussi salle d’attente, l’ex-commissaire ne gaspilla aucune précieuse seconde. Elle dénicha la pince à toast, ouvrit le réfrigérateur, en extirpa la main et, sans hésiter, l’étudia sous toutes ses coutures, puis la renifla. Elle déclara que c’était une authentique main gauche de sexe masculin. Conservée grâce à un produit indéterminé, évoquant l’essence florale. Puis elle la remit en place avant de sonder l’appartement. Aucune ouverture n’avait été forcée.
– On ne dit pas effractée ?
– Et puis quoi encore !
– Pourquoi ?
– Tu vas la laisser tranquille, la stylistique, oui ou zut ?
Alors qu’Ingrid appelait la serrurerie, Lola extirpa son portable de la poche de sa robe terriblement mauve et téléphona à son ex-adjoint, le lieutenant Jérôme Barthélemy.
– Ah, l’indisponible casse-pieds ! maugréa-t-elle. Il m’enquiquine avec ses questions hebdomadaires au sujet de ma santé – laquelle ne lui en demande pas tant – mais il est infoutu de répondre quand on a besoin de lui !
– Il est sûrement en planque et a éteint son portable.
– Et alors ? Le mode vibratoire ça marche aussi dans les sous-marins.
– Barthélemy planque sous la mer !
– Le sous-marin, dit aussi le soum, c’est l’estafette de planque des flics, ma grande. Et c’est un engin insonorisé justement. J’y ai gâché des heures, je sais de quoi je parle. Eh bien, jadis, quand on me téléphonait dans le soum, je répondais. Je peux faire plusieurs choses à la fois, moi.
Lola abandonna un message impérieux sur le répondeur du lieutenant. Il s’agissait de se matérialiser passage du Désir, même tard dans la nuit, Ingrid Diesel était dans les ennuis. Et prière de venir avec un sachet pour pièce à conviction. Les deux femmes s’assirent sur leurs canapés respectifs (Lola choisissait toujours l’orange, allez savoir pourquoi), d’où elles se considérèrent un instant sans rien dire.
– Ce qui me tracasse le plus dans cette nature morte d’un goût très sûr, c’est le clou, reprit Lola.
– Je crois que même sans clou, ça m’aurait tracassée aussi.
– Je ne sais pas si la montée du sentiment identitaire et religieux dans notre belle France laïque me travaille trop le ciboulot, mais j’élargis l’image et j’interprète le cadeau de ton frigo comme une réminiscence du Christ en croix.
– Pas faux.
– Ça sent le désaxé mystique. Le détraqué heurté par ton numéro au Calypso. Ingrid la diablesse fait tourner la tête des pauvres pécheurs. Honte sur elle, et pof, une main dans le frigo. Tu as repéré un drôle de paroissien parmi les adeptes de Gabriella Tiger ?
– Tu n’en fréquentes aucun une fois ton numéro terminé, mais qu’en est-il de tes collègues ?
– Idem. Le patron veut que le Calypso reste une boîte canaille mais classe. Il nous le répète assez souvent.
– On peut imaginer un dingue t’attendant à la sortie des artistes.
– J’ai l’œil, en général.
– Bon, je suppute, mais cette main n’a peut-être rien à voir avec ton strip au Calypso, après tout.
Il y avait peu de chances que les deux histoires soient liées mais puisque Lola était prête à fouiner partout, autant lui donner satisfaction.
– J’ai pris l’initiative de fourrer mon nez dans l’affaire Alice Bonin, avoua Ingrid.
Lola eut un sourire bref mais très causant qui disait : « Crois-tu qu’une vieille plantigrade comme moi ignorait que tu avais fait des tiennes ? »
Alors Ingrid raconta. Sa visite à Saint-Félicien. Les soupçons du Nain de jardin. La théorie de Diego Carli quant à un suicide prévu pour lui occasionner les pires ennuis. La chambre payée en liquide le matin même, la récupération des clés cartes magnétiques. La présence aux abords de l’Astor Maillot d’un cameraman nommé Jules, la prudence d’Alice pénétrant dans la 3406, son travestissement en idole pop. Les serviettes intactes. Et le bouquet jeté avec l’espoir et l’eau du bain. Le champagne entamé. Elle oblitéra provisoirement le massacre des téléviseurs. Il ne fallait pas abuser des sensations fortes.
– Des fleurs éparpillées dans une baignoire, c’est presque aussi bizarre qu’une main abandonnée dans un réfrigérateur, commenta Lola.
– Tu vois un rapport ?
– Aucun, à part la bizarrerie.
– Tu penses donc que la femme de ménage a tort d’imaginer Alice jetant les fleurs dans la baignoire sous le coup du dépit ?
– Je ne pense rien de précis. Je laisse les sensations s’entasser tranquillement. Comme des pétales de sakura sur un trottoir anthracite.
Ce qu’il y avait de bon avec Lola la grognonne, c’est que son esprit n’était jamais fermé, malgré les apparences. Elle pouvait mouliner trois sujets à la fois : la mort d’Alice, la main dans le fridge, le projet d’échappée nipponne. Pour autant, à peine envisagé, ce voyage devrait être ajourné. Lola venait certes de faire sienne l’affaire Bonin, mais leur duo aurait-il le temps d’élucider un cas aussi compliqué et d’arriver au Japon à temps pour les sakura ? Improbable. Bien sûr le Japon était un pays tout mince, étiré du sud au nord. La floraison des cerisiers s’étirait de la même manière, des îles chaudes d’Okinawa aux montagnes d’Hokkaido. Elle serait terminée fin mars dans la région de Tokyo mais on pourrait toujours la poursuivre vers le nord. Poursuivre, c’est ce qu’elles faisaient si bien en duo.
Elle jugea le moment opportun pour raconter le coup d’éclat chez Luxania. L’ex-commissaire sourit en imaginant le Nain de jardin aux prises avec Papy Dynamite et précisa qu’il était temps de se mêler des soucis du vieil homme.
– Merci, Lola ! Et moi qui croyais que tu puzzlais comme une bête en te moquant du reste.
– Le puzzle est une impeccable pratique zen qui, contrairement aux apparences, n’éloigne en rien de la réalité. On prend du recul pour revenir pile au centre. Après ce qui vient d’arriver, on ne va pas laisser tomber Maurice Bonin. Il a le droit de savoir. Bon, offre-moi donc un verre. Histoire qu’on attende Barthélemy sans trop s’ennuyer.
– Je n’ai que de la bière mexicaine.
– En plus, elle est dans le fridge.
– C’est plus indiqué que l’armoire à pharmacie pour tenir au frais. Qu’à cela ne tienne, Ingrid, je vais t’aider à purifier ce réfrigérateur contaminé. Quant à la bière, je saurai m’en satisfaire. Je me permets de te rappeler que sa robe blonde mais néanmoins exotique est protégée par une bouteille, et une capsule.
– Oui, mais tout de même…
– Ne laisse pas ton imagination gouverner à ta place, déclara Lola en se mettant en quête d’un sac-poubelle. Ce serait le début de l’anarchie.
Elle fit disparaître les quelques produits alimentaires souillés, effectua le sauvetage des bières, puis captura les cornichons écrasés et le bocal explosé.
– À quoi sert donc un réfrigérateur géant et rose vif de surcroît à une fille qui ne fait jamais la cuisine ? Ô, mystère épais de l’existence humaine, que ne caches-tu pas sous tes lourds replis !
– C’est de qui, ça ?
– De Lola Jost. Il était temps que tu sortes de ton avachissement romantique, ça ne te ressemble pas.
Et toi, il était temps que tu sortes de ton hibernation neurasthénique, pensa Ingrid en regardant son opulente compagne boire au goulot selon les habitudes américano-mexicaines de la maison. Pour un peu, elle se serait jetée dans ses bras et lui aurait raconté le bonheur de la retrouver intacte. Mais il fallait savoir garder de la tenue en toutes circonstances.
– Je vais faire changer la serrure ce soir, affirma Ingrid d’une voix énergique.
– Tu as obtenu qu’ils se déplacent à cette heure-ci ? Bravo.
– Nadine, la serrurière, est une copine. Je la masse shiatsu deux fois par semaine.
– Serrurière, voilà une invention qui sonne joliment, surtout avec l’accent d’outre-Atlantique.
– On ne sait jamais trop quand vous féminisez ou pas, les Français. Alors j’improvise.
– Tiens, voilà Barthélemy, je le vois grimacer derrière tes carreaux. Tirons-le de sa misère intellectuelle. Il a le droit de savoir qu’un imbécile a glissé une main dans ton frigo.
L’ex-adjoint était en nage. Il expliqua qu’il sortait d’un round « Maurice Bonin contre le Nain de jardin » ; les deux hommes s’étaient lancés dans une empoignade verbale phénoménale, gagnée haut la main et la voix par l’ex-comédien très en verve, et il avait fallu calmer le jeu avant de rallier le passage du Désir. Qu’était-il arrivé à Ingrid ?
– Un imbécile a déposé une main dans son réfrigérateur. Fais-nous analyser tout ça en vitesse. Empreintes digitales et comparaisons avec les ressources des fichiers, histoire de voir si ça fait tilt. Et surtout de la discrétion. Ingrid n’a pas l’intention d’aller porter plainte rue Louis-Blanc et de se retrouver nez à nez avec le Nain.
– Mais si le macchabée n’est pas fiché, on sera marrons, fit remarquer Barthélemy en enfilant une paire de gants en plastique.
– Tout juste, dit Lola. Mais un marron ça peut rouler loin. Oh oui. Gardons espoir.
Barthélemy glissa la main dans un sachet qu’il proposa de déposer à Saint-Félicien.
– Je croyais que c’était un hôpital, s’étonna Ingrid.
– La police a ses labos, mais se sert également de ceux de l’Assistance publique, expliqua Lola. Et une analyse à Saint-Félicien passera plus facilement inaperçue qu’à l’Institut médico-légal.
Ingrid alla ouvrir à Nadine la serrurière qui compatit en apprenant qu’un déséquilibré s’était introduit chez sa masseuse favorite pour y déposer une obole des plus lugubres. En se mettant au travail, elle y alla de ses conjectures.
– Et si c’est quelqu’un qui te connaît et détient le double de tes clés, Ingrid ?
– J’ai bien réfléchi. Je les laisse souvent sur la porte pendant que je reçois mes clients. N’importe qui a pu les prendre, faire une copie dans le quartier et les remettre en place, ni vu ni connu.
Nadine eut tôt fait de démonter la serrure. Elle affirma que c’était du gâchis, une si belle pièce en parfait état de marche, et commença à monter la nouvelle. Ingrid la regarda travailler.
– Tout de même, offrir une main coupée à une masseuse ! C’est du vice. On insulte ton outil de travail.
Ah, je n’avais pas pensé à ça, médita Ingrid en observant ses mains. On insulte mon outil de travail. Ou on menace de me le couper. Elle croisa promptement les bras et enfouit ses mains sous ses aisselles.