Ingrid continuait d’étudier la technique de Nadine, qui s’était mise à siffloter un air des Rita Mitsouko. Elle proposa une bière qui fut acceptée avec plaisir. Lorsqu’elle revint, porteuse d’une bouteille mexicaine passée sous le robinet après une giclée de liquide vaisselle, Diego Carli se tenait à côté de la serrurière, les bras chargés d’un volumineux bouquet de glaïeuls.
– C’est pour m’excuser de t’avoir entraînée dans cette histoire.
Elle demeura interdite. Nadine leva le nez de sa serrure, prit la bière des mains de l’Américaine et la tendit à Diego en proposant un échange. Ingrid récupéra les fleurs.
– Elles te vont bien, commenta Diego. Tu ressembles à un glaïeul.
– C’est une belle grande tige, notre Ingrid, renchérit Nadine.
– Un problème de porte ? demanda-t-il.
– Un imbécile a déposé une main dans son frigo, expliqua la serrurière avant qu’Ingrid ait eu le temps de réagir. On change les clés.
– Tu as appelé la police ?
– Plus ou moins, répondit Ingrid.
– Comment ça ?
– Bon, entre.
Il ne se fit pas prier mais tiqua en apercevant Barthélemy. Ingrid expliqua que le lieutenant n’était là qu’au titre d’ex-adjoint de Lola Jost. Laquelle avait démissionné de ses fonctions au profit de l’ineffable Grousset.
– Elle et moi ne pouvons pas porter plainte. Jean-Pascal Grousset, alias le Nain de jardin, ne nous apprécie guère.
Lola et Barthélemy n’avaient pas remarqué la présence de l’Espagnol. Ingrid capta le mot Papouasie et se demanda ce que les antipodes faisaient dans leur conversation. Elle mit les glaïeuls dans un vase qu’elle posa à côté du réfrigérateur, alla chercher des tacos et en remplit une coupelle qu’elle proposa à Diego.
– Tu n’aurais pas les Rita Mitsouko ? Nadine m’en a donné envie.
– Ça peut se faire, répondit-elle en fouillant sa réserve de CD.
Rapidement, la voix de Catherine Ringer emplit l’atelier.
– J’aime ta décoration, Ingrid. C’est psychédélique. On a l’impression de descendre d’une machine à voyager dans le temps. Boum, trente ans de moins.
Au-delà des trilles de Ringer, Ingrid reconnut les voix de Maxime et Khadidja Duchamp. Elle s’approcha. Les Duchamp s’inquiétaient de voir Nadine changer la serrure. Mais celle-ci leur avait déjà expliqué l’affaire.
– Une main dans le frigo ! s’exclama Khadidja. Et au lieu de paniquer, tu gardes le moral. Bien vu, Ingrid. Il ne faut jamais se laisser démoraliser par les imbéciles.
L’Américaine n’essaya pas de la contredire. Elle était à la fois trop fatiguée par sa brinquebalante enquête en solo et trop heureuse d’avoir retrouvé sa coéquipière.
– Tu es sûre que tout va bien ? s’inquiéta Maxime.
– Mais oui, viens donc boire une bière mexicaine.
Les Duchamp saluèrent Diego Carli puis se dirigèrent vers Lola et Barthélemy. Ingrid demanda à Carli par quel miracle il connaissait les Duchamp, mais il se contenta d’un nouveau sourire enjôleur. Désarçonnée par les manières de l’hidalgo, elle partit retrouver Nadine qui semblait s’entretenir avec sa serrure, et réalisa qu’elle discutait avec le Dr Antoine Léger, accomplissant sa promenade nocturne en compagnie de Sigmund. Elle lui proposa d’entrer boire une bière avec son dalmatien puis s’échoua dans le canapé rose face à Diego Carli.
– Ça se danse, dit-il.
– What ?
– Les Rita Mitsouko, ça se danse.
Il lui tendit la main. Elle se laissa faire, se retrouva lovée contre lui, et constata qu’ils étaient de la même taille.
– Tu trouves bizarre que j’aie envie de danser alors qu’Alice vient de mourir, non ?
– Bizarre est le mot.
– Je te promets qu’on ne dansera que cinq minutes. Pour oublier cette horrible journée. Ce sera toujours ça de pris si une nouvelle catastrophe nous tombe dessus.
– Comment as-tu trouvé mon adresse ?
– Je suis retourné voir Khadidja aux Belles. Son mari prétend que tu es la meilleure masseuse du faubourg Saint-Denis. Tu es une bonne danseuse aussi.
– Je danse rarement.
– Ingrid, il y a quelque chose que je veux que tu saches.
– Je t’écoute.
– Je t’ai dit qu’elle était loca. J’ai exagéré, et tu as dû me prendre pour le dernier des salauds. Alice n’était pas folle, elle était… abîmée. Certaines personnes paraissent solides, on pense qu’elles savent encaisser mais on se trompe. Alice m’appelait au secours et je n’ai pas su l’entendre. C’est injuste.
– Qu’est-ce qui est injuste ?
– Les gens qui ont le plus besoin d’amour sont ceux qui en récupèrent le moins. Leur avidité fait peur. Et pourtant, quelquefois, ça tient à un rien. Pourquoi finit-on par épouser une femme plutôt qu’une autre ?
– IL NE FAUT PAS SE GÊNER ! cria une voix furibarde, et Ingrid se sentit agrippée par le bras.
– Benjamin !
– Je suis fou d’inquiétude – Nadine vient de me raconter pour la main –, et je te trouve en train de danser avec ce type ! TU TE FOUS DE MOI !
– Je danse si je veux !
Ben sentait l’alcool à plein nez, le gin plus précisément.
– C’est ton fiancé ? interrogea calmement Diego.
– Sûrement pas ! Lâche-moi, Benjamin ! Tu me fais mal.
– Tu as entendu, Benjamin. Tu la lâches tout de suite.
– Mais tu veux mon poing dans ta gueule d’espingouin, toi ou quoi ?
– Non, je veux que tu te calmes.
– Tu me cherches. Viens, tu m’as trouvé.
– Désolé, mais je soigne les gens, je ne leur casse pas la figure. Surtout quand ils ne sont pas en état.
– T’as les foies, c’est tout.
Ben chargea, tête en avant, rage au bord des dents, mais Carli virevolta au dernier moment. Ingrid agrippa Ben aux épaules, lui ordonna de rentrer chez lui. Il y eut un concours de gifles. Maxime et Antoine s’interposèrent. Benjamin envoya des ruades en hurlant qu’Ingrid était une menteuse. Elle avait beau se foutre à poil pour le Paris de la nuit, son cœur était voilé !
Khadidja et les deux hommes raccompagnèrent Benjamin Noblet chez lui. Sigmund Léger considéra Ingrid d’un œil triste puis fila sur leurs talons. Lola arrêta la musique. Jérôme Barthélemy déclara qu’il était grand temps pour lui de mettre le cap sur Saint-Félicien. Tout le monde le regarda s’éloigner, avec son sachet en plastique déformé par la main inconnue, et monter dans sa voiture de fonction garée devant l’entrée du passage.
– Les flics ne sont jamais gênés pour se parquer au petit bonheur la chance, énonça Lola pour briser le silence. C’est un des aspects du métier qui me manque. Si je pose ma Twingo n’importe où, je me récupère une prune.
Elle rassembla les bouteilles de bière qui traînaient un peu partout. Et fit remarquer que quelqu’un en avait même servi à Sigmund dans un bol.
– Oui, c’est moi, admit Ingrid. Je ne savais plus trop ce que je faisais.
– Ce chien n’aime pas la bière. J’ai toujours pensé qu’il avait du goût.
– C’est de ma faute, s’excusa Diego. Mais je ne regrette rien.
– C’est Ben qui a commencé.
– Il t’a fait mal ?
– Non.
– Voilà tes nouvelles clés, annonça Nadine en tendant deux jeux. Ne les oublie plus sur ta porte.
Ingrid confia une clé à Lola :
– En cas de panique, on ne sait jamais.
Il sembla à Lola que l’infirmier regardait la petite pièce de métal avec convoitise.
Nadine sourit à Carli et s’en alla sans plus de commentaires.
– Je ne suis pas seulement venu t’apporter des fleurs, Ingrid.
– Je m’en doutais.
– Tu as un ordinateur ?
– Bien sûr. Pourquoi ?
– Parce que Alice n’en finit plus de tomber sur le net.
– What !
– Quelqu’un a mis le film en boucle.
L’écran montrait un quadragénaire jovial aux moustaches enfarinées. Grâce aux indications plutôt subtiles de Diego, Ingrid avait déniché le bon site, celui d’un certain Richard, posté devant une boulangerie au fronton illisible. Au loin, se dessinait un campanile que Lola identifia comme celui de Sainte-Odile. Ingrid trouva le bon lien et bientôt la façade métallique de l’Astor Maillot se détacha sur le fond gris-bleu du ciel. Puis sur Alice Bonin penchée à une fenêtre, vêtue de sa robe de sirène. Elle redressa le buste, se hissa en souplesse, passa une jambe après l’autre dans l’embrasure, sans précipitation. Elle resta un instant assise sur le rebord. Et se jeta dans le vide. Son corps fendit le ciel et s’écrasa sur le toit d’une voiture. Il y eut quelques gros plans sur les visages de témoins horrifiés et enfin un zoom sur la morte. L’image se mit à trembler et on entendit un homme insulter le cameraman. Le film redémarra sur Alice à sa fenêtre.
Lola pensa que l’aplomb du cameraman donnait à ce reportage des allures de fiction. Il fallait presque se pincer pour ne pas confondre la mort d’une femme avec la prestation d’une cascadeuse aidée d’un mannequin de mousse. À force de vivre dans un monde d’images, on en venait à douter de ses contours. Raison de plus pour l’observer à la loupe le moment venu.
– Pas moyen d’apercevoir quiconque dans la chambre, commenta Diego. J’ai essayé avec un logiciel adapté. Mais il y a malgré tout quelque chose d’étrange.
– Son visage sans expression, intervint Lola.
– Je me suis vu à sa place. Même si j’étais déterminé à sauter, je crois que je ferais la grimace.
Ingrid se promena sur le site et déboucha dans un salon familial. Le boulanger moustachu y regardait la télévision.
– Qu’est-ce que c’est que ce bazar ? lâcha Lola.
– L’internaute qui s’intéresse à Alice a une webcam chez lui, expliqua Diego. Sa vie est un livre ouvert. Intéressant, non ?
– Regarder un type devant sa télé n’est pas ma conception du suspense, mais gardons l’esprit ouvert.
– Et si Jules le cameraman était de la famille du boulanger ? proposa Ingrid.
– La question attendra demain car je vais me coucher, annonça Lola. Tu ferais bien d’en faire autant, Ingrid. Demain, nous commençons tôt, comme les braves que nous sommes. Tu habites le quartier, Diego ?
– Oui, pourquoi ?
– Fais-moi donc un bout de chemin. J’aimerais entendre ta version des faits. J’ai pris le train en marche, vois-tu.
Lola recommanda à Ingrid de bien verrouiller puis s’en alla en compagnie de Diego. Ingrid remit en sourdine la chanson qu’il fredonnait tout à l’heure dans son cou. Elle débrancha son téléphone, s’allongea sur son canapé rose et se replongea dans la contemplation de sa lava-lampe. Elle venait de vivre l’une des journées les plus bancales de son existence. En résumé, a fucking nonsense.