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Lola avait glissé son bras sous celui de l’infirmier. Il était sans doute dépité de quitter Ingrid mais elle ne le sentait pas mécontent de lui tenir compagnie. Ce garçon était du genre décontracté. On pouvait y aller franco.

– C’était une scène de « J’irai danser sur vos tombes » que tu nous jouais tantôt, Diego ?

– Si je vous dis la vérité, vous ne me croirez pas.

– Essaye toujours. Ce soir, j’ai l’esprit grand ouvert.

– Je ne sais pas exactement pourquoi j’ai invité Ingrid à danser.

– C’est ça ton explication ? Ouh, regarde ! Elle est si légère qu’elle s’est envolée.

– Laissez-moi donc le temps de réfléchir.

– Je croyais que tu travaillais aux urgences.

– Lola, soyez bonne.

– Entendu, je fais une exception pour toi. Raconte.

– On a de plus en plus de travail et de moins en moins de moyens à l’hôpital. Et puis, Madrid me manque quelquefois. Je sortais presque toutes les nuits là-bas. Il faut que je danse pour évacuer. Et puis…

– Et puis ?

– Ça m’a semblé la façon la plus simple d’expliquer à Ingrid que je m’étais comporté comme un salaud avec Alice. Ça vous va comme explication ? J’espère que oui, parce que je n’en ai pas d’autre. Ou alors il faudra que je vous mente.

– Je me moque de ces histoires de piste de danse, à vrai dire. Celle qui m’intéresse c’est l’autre. Et je parie que tu l’as trouvée.

– Quelle piste, Lola ?

– Celle qui nous mènera au cameraman.

– Ingrid a été trop sobre. Vous débordez du cadre.

– Tu veux bien être poli, mon garçon !

– Pas d’offense, je vous trouve très bien comme vous êtes.

– Dans ce cas, tu m’accompagnes. Où habite-t-il ?

– Qui ça ?

– Arrête, tu veux ! Tu sais dénicher des sites intéressants, tu peux faire de même pour une adresse. Surtout celle d’un type qui vit sa vie devant une légion d’internautes.

– Si Jules le cameraman est bien de la famille du boulanger, il habite avenue Stéphane-Mallarmé.

– À la bonne heure ! Dis-moi comment tu l’as su.

– Vous avez reconnu Sainte-Odile, moi aussi. Il n’y a pas trente-six églises néobyzantines en briques roses à Paris.

– Mais une seule boulangerie dans le périmètre, c’est ça ?

– Le boulanger est dans les Pages jaunes. Il se nomme Richard Parisy.

– Pas mal, pour un infirmier. Bon, on va prendre un taxi.

– Ma Vespa est garée devant les Belles.

– Tu me vois monter sur pareil engin ?

– Ça fera Audrey Hepburn et Gregory Peck dans Vacances romaines.

– Tu essaies de me rouler dans la farine comme les moustaches de Richard Parisy, sacré galopin. Et pour le casque ?

– J’en ai toujours deux.

– À cause des filles ?

– Pas spécialement.

– Je t’ai à l’œil, avec ma coéquipière. Ne va pas me l’abîmer. Sous ses airs de dure à cuire, c’est une pâquerette.

– Je n’arrête pas d’expliquer que je ne suis pas là pour abîmer les gens, que c’est plutôt le contraire, mais personne ne me croit ! dit-il en lui offrant un grand sourire blanc et un casque rouge.

Il enfila le même en orange vif. Quant à sa Vespa, elle était rose. L’Espagnol et l’Américaine partageaient un goût immodéré pour les couleurs incongrues.

– Tutt ! Tu crois que je ne t’ai pas vu venir avec tes glaïeuls ? En route.

En le serrant à la taille, Lola put constater que ce garçon n’avait pas un poil de gras. Et en plus il sentait bon. Ingrid, qui n’avait jamais su y faire avec les hommes, risquait de déraper et de se faire mal. Pour l’instant, l’urgentiste avait ralenti et lorgnait la rue, à la recherche de la boulangerie. On repérait Sainte-Odile de loin grâce à son élégant campanile. Le périphérique était proche mais cette église saugrenue donnait l’impression de fouler les rives du Bosphore. Quant à l’avenue Mallarmé, elle n’avait rien de spécial.

– C’est là, dit-il en se garant.

Lola descendit le plus dignement possible de cette Vespa de mauvais goût. Elle se débarrassa de son casque et l’observa en train d’enlever le sien. Même avec une citrouille sur la tête, il était beau. Très embêtant.

La devanture de la boulangerie était causante. Elle racontait la saga des Parisy. Artisans boulangers de père en fils, ils se targuaient de confectionner les baguettes les plus croustipatantes de Paris. Un Richard jovial posait avec une présentatrice télé qui souriait de toute sa régulière denture peroxydée évoquant un bébé requin. Il y avait aussi une blonde d’une vingtaine d’années, vêtue des mêmes toque et tablier immaculés que le gai Richard.

C’est le boulanger qui vint leur ouvrir. Il avait l’air aussi aimable en 3D qu’en deux et baignait dans une odeur attractive. Lola paria pour une tourte. Une tourte à la viande marinée. Elle expliqua son statut de commissaire à la retraite, sa quête pour le compte de l’ami Maurice Bonin. Elle montra son ancienne carte professionnelle et Parisy y jeta un coup d’œil sans cesser de sourire.

– J’aimerais m’entretenir avec le jeune Jules.

– Mon fils est là, il vous expliquera lui-même. Nous finissons de dîner. Entrez, je vous en prie.

Lola et Diego pénétrèrent dans le salon aperçu sur le web. Trois personnes étaient attablées autour d’une tourte entamée. Lola se félicita pour son odorat, reconnut la blonde des photos et repéra la webcam posée sur la cheminée. La boulangère tenait compagnie à un jeune barbu et à une quadragénaire qui, selon les lois de la génétique, avait de fortes chances d’être sa mère.

– Un peu de chinon ? proposa Richard Parisy.

– Ce n’est pas de refus, répliqua Lola.

– Je ne refuse pas non plus, dit Diego Carli.

Lola pensa qu’une part de tourte serait la bienvenue après cette soirée qui n’avait vu défiler que des bières mexicaines et d’effroyables chips essayant d’évoquer Acapulco sans y parvenir. Les jeunes gens et la mère étaient moins joviaux que le boulanger. Lola leur expliqua que ses intentions étaient pacifiques, qu’elle aidait un ami. Diego Carli s’était attablé avec la famille et paraissait à l’aise. La blonde le regardait avec intérêt. La mère aussi. En revanche, le barbu n’avait pas l’air dans son assiette.

Lola avait envisagé une saga. Elle ne fut pas déçue. Elle apprit que Jules était le frère de Juliette et, en conséquence, le fils de Richard et de sa femme, Martine. Les Parisy et les Bonin étaient liés. Martine Parisy était la sœur d’Alexandrine, l’épouse défunte de Maurice Bonin. Contrairement à ses dires, c’est Parisy senior qui donna ces explications à la place de son fils. Jules avait eu un réflexe de professionnel en filmant la chute de sa cousine Alice. Comme un bon pro, il était allé vendre son reportage à une chaîne.

Jules Parisy écoutait sans réagir. Lola s’était donné une allure de grand-mère compatissante. Elle avait l’air assoupie, les doigts resserrés sur son verre de chinon. La mère restait silencieuse, approuvant d’un hochement de tête, ici et là. Elle découpa le reste de tourte et resservit sa famille. Elle compléta le service avec une salade panachée à l’aspect très intéressant. Lola était tout ouïe mais ses papilles gustatives demeuraient en émoi. En même temps, elle sentait sur elle le petit œil vicieux de la webcam et s’imaginait visionnée par des centaines d’internautes. Lola Jost vedette de La Ferme de l’avenue Mallarmé. Qui l’eût cru ?

– Elle m’avait demandé de l’accompagner, commença Jules d’une voix penaude. Ce n’était pas la première fois.

– Pour quoi faire ?

– Filmer l’anniversaire d’un gamin.

Lola se fit raconter l’histoire. Alice utilisait souvent les services de son cousin Jules pour apporter un plus à sa clientèle. Elle exécutait son numéro de sosie pendant qu’il réalisait un court reportage sur l’événement. Interviews rigolotes des invités, extraits du show, soufflage des bougies, etc. Alice se faisait payer en direct ou l’animation était facturée par Paris est une fête. Cela dépendait de son humeur et des opportunités. En d’autres termes, il arrivait parfois à Alice Bonin de traiter en direct, ce qui permettait à ses clients de faire des économies et aux deux cousins de partager l’intégralité du cachet.

– L’employeur d’Alice n’était pas au courant ?

– Je ne sais pas.

– C’est elle qui t’appelait ?

– La plupart du temps, elle me faisait signe au dernier moment et on se donnait rendez-vous sur place.

– Et cette fois-là ?

– Idem. On avait déjà travaillé à l’Astor Maillot.

Sans grand espoir, Lola demanda le nom du client. Elle fut surprise d’entendre Jules nommer un certain Pierre Maréchal, financier et père d’un Gildas âgé de douze ans. Sous la houlette de Paris est une fête, Alice avait déjà fait sa Britney pour le gamin.

– Les flics l’ont appelé devant moi. Maréchal a déménagé avec sa famille et travaille en Allemagne.

– Alice t’avait donc raconté des histoires ?

– Aucune idée. Elle était comme d’habitude.

– Tu étais censé filmer une fête familiale. Pourquoi avoir immortalisé sa chute à la place ?

– Je suis reporter indépendant.

– Et c’est un métier très difficile, enchaîna Richard Parisy, toujours souriant. Beaucoup d’appelés, peu d’élus. Mais j’ai laissé Jules faire ses propres choix.

– Ces réceptions avec Alice m’ont donné une idée de reportage sur la vie des portiers des grands hôtels parisiens, reprit Jules l’air agacé par la remarque paternelle. J’avais interviewé celui de l’Astor Maillot en attendant Alice. Il me restait un peu de temps. J’en ai profité pour prendre des vues extérieures. C’est là que c’est arrivé. J’ai repéré une blonde, penchée à une fenêtre. J’ai filmé. Ce n’est qu’à la fin que j’ai reconnu ma cousine.

Tous les visages étaient tournés vers Parisy junior. Le sourire de Richard s’était atténué mais persistait. Lola se demanda s’il s’agissait d’un tic.

– J’ai vendu le film pour me protéger, continua Jules.

– Comment ça ?

– J’ai pensé qu’elle avait été poussée et que j’avais peut-être filmé son meurtrier. En exposant tout au grand jour, je n’étais plus un témoin gênant. Je connais un producteur chez TV Europa. Il m’a acheté la vidéo sans hésiter.

– Combien ? tenta Lola.

Un nouveau silence que finit par briser la voix égale de Richard Parisy.

– Vingt mille euros. Vous voyez, nous n’avons rien à cacher, dit-il en se tournant vers la webcam.

– C’est mon père qui a décidé de le mettre en ligne.

– On est d’ailleurs en ligne en ce moment même, ajouta fièrement le boulanger. Tout est vu, tout est dit. Rien à se reprocher. Jules est intouchable, il ne peut rien lui arriver. Le net est une double assurance avec la diffusion télévisée.

– Astucieux, commenta Lola. Ce qui est dommage, c’est qu’on n’aperçoive personne derrière Alice.

– Les techniciens de la chaîne ont essayé d’étirer la vidéo mais ça n’a rien donné, confirma Jules. En fait, elle s’est peut-être bien suicidée. Ma cousine avait souvent des idées bizarres et réfléchissait rarement avant de passer à l’action.

– Mais pourquoi s’inventer un client ? intervint Diego Carli.

Jules haussa les épaules, l’air désorienté. Juliette et sa mère finissaient leur tourte sans se presser, Richard Parisy semblait content de lui et de la vie en général. Lola reposa son verre puis se tourna vers le fils du boulanger.

– J’ai plusieurs théories. Dont une farfelue. Et si Alice avait envisagé cette mort filmée. Qu’en penses-tu ?

– Je ne sais pas quoi penser, madame.

– Monsieur Parisy, vous voulez bien débrancher votre webcam ?

– Ce n’est pas trop dans les habitudes de la maison.

– Changeons-les un peu, pour voir.

Lola se leva pour éteindre la caméra. Le boulanger se contenta de l’observer de son regard tellement bienveillant qu’il en devenait suspect.

– Dis-moi, Jules, ta cousine et toi, vous n’auriez pas partagé un secret dont tu oublierais de me parler, par hasard ?

– Je vous jure que non. Cet anniversaire devait être comme les autres.

– Ce qui diffère, c’est les vingt mille euros. Pardonne-moi de jouer les moralistes, mais ça ne te perturbe pas d’avoir vendu sa mort à la télé ? Tu as pensé à ton oncle Maurice ?

– Sur le moment, non. Maintenant, oui.

– Conclusion ?

– Une partie de moi voudrait donner cet argent. À des copains dans le besoin, ça ne manque pas. Une autre voudrait l’utiliser. Je ne roule pas sur l’or. La preuve, je vis chez mes parents.

– Où tu es le bienvenu aussi longtemps que nécessaire, mon fils. Et puis, pour l’argent, tu feras comme bon te semble, tu es majeur, déclara Parisy senior.

– J’ai une meilleure idée. Aujourd’hui, Maurice Bonin a eu un geste symbolique lourd de conséquences. En gros, il a massacré quelques téléviseurs. La note est salée. Jules va la payer. Ça réduira de beaucoup les ennuis judiciaires de mon vieux camarade. Et les tiens, Jules. Qui te dit que ton oncle n’a pas envie de te faire un procès ? Ou, plus sobrement, de te casser la figure ?

– J’espère que vous plaisantez, madame ? demanda Richard Parisy avec un grand sourire.

– En fait, non.

Lola échangea un regard avec Diego. Il semblait déguster la scène.

– Si mon beau-frère avait élevé sa fille normalement, tout ça ne serait pas arrivé, éructa la mère, qui prononçait là sa première phrase de la soirée.

– Je suis sûre que vous allez préciser votre pensée, madame Parisy.

– À la mort de ma sœur, Alice a été livrée à elle-même et à son dingue de père. Un caractériel qui n’a rien fait pour corriger le même penchant chez sa fille. Pour lui, il y a les Bonin d’un côté, des saltimbanques libres et fiers. Et de l’autre, les Parisy. Des fourmis laborieuses qui ne s’intéressent qu’à l’argent. Il nous l’a assez répété.

– Eh bien, prouvez le contraire en payant la note. Je me charge de convaincre Maurice de ne massacrer ni Jules, ni la vitrine de votre boulangerie. Depuis aujourd’hui, je sais qu’il en est capable.

– J’espère que ce n’est pas une tentative de chantage, madame Jost.

– J’espère que vous n’essayez pas de me manquer de respect, monsieur Parisy.

Le clan Parisy resta tranquille un moment puis Jules reprit la parole.

– Je paierai. Mon oncle m’a toujours flanqué la trouille. Et puis, dans le fond, ça allégera ma conscience.

– Voilà qui est parler, jeune homme, déclara Lola d’un ton solennel en se levant.

Elle rebrancha la webcam et en profita pour étudier la mère et la fille. La première avait une liasse de vingt mille euros en travers de la gorge, la seconde félicitait son frère pour sa décision.

Lola remercia le boulanger pour son hospitalité, le laissa la raccompagner jusqu’à la porte. Il s’intéressait à ses théories. Elle éluda ses questions et prit congé sur un sourire. Elle exécutait à merveille le sourire du chat d’Alice au pays des merveilles. C’était de circonstance. Alice Bonin s’était aventurée dans une contrée dont les règles échappaient à l’analyse cartésienne. Le problème, c’est qu’elle n’en était pas revenue. Lola commençait à se sentir titillée. Un lapin myxomatosé, et qui se croyait malin, avait entraîné Alice dans son sillage, et même si la jeune fille était un peu pénible, ce n’était pas une raison pour la précipiter dans le vide.

Lola et Diego se retrouvèrent de part et d’autre de la Vespa. Elle lui trouva soudain l’air méditatif.

– Vous croyez qu’Alice a pu s’inventer un suicide hollywoodien en sachant que Jules le filmerait ?

– Pour le moment, j’évite les conclusions hâtives.

– Vous lui coupez sa webcam avant de passer la facture à son fils. J’ai bien aimé.

– Le plus dur sera de convaincre Maurice de ne pas casser la gueule à ce petit salaud moderne.

– Ce qui m’étonne, c’est que son père ait balancé son identité sur le net.

– Tu veux dire au su et au vu du premier venu ?

– Oui, et surtout de Maurice Bonin.

– Moi pas. Maurice vit dans son monde. Il déteste les ordinateurs autant que les téléphones portables. Il n’aime que son cours de théâtre à la MJC.

– On trouve toujours quelqu’un de bien intentionné pour faire des révélations, même aux ermites. Je vous ramène chez vous ?

Elle n’avait pas la moindre envie d’enfourcher une nouvelle fois cette Vespa bien moins confortable que la banquette d’un taxi mais elle voulait être sûre que cette nuit, ce petit malin oublierait Ingrid.

– Dépose-moi plutôt passage du Désir. De là, je rentrerai à pied. J’aurai besoin de me dégourdir les jambes en descendant de ton engin.

Carli tendit son casque à Lola et lui décocha un nouveau sourire entendu. Une menace extrêmement sérieuse, cet infirmier venu d’ailleurs. Alors qu’elle finissait de boucler l’affreux couvre-chef métallique, il demanda :

– Qu’est-ce qu’il a voulu dire par : « Tu as beau te foutre à poil pour le Paris de la nuit, ton cœur porte un tchador » ?

– Qui ça ? demanda Lola pour avoir le temps de bricoler une réponse.

– Benjamin le boxeur.

– Ah oui ! Ben. Oh rien, il cause sans arrêt. C’est un étudiant dans une école de cinéma, un cérébral. Et puis il était saoul. En fait, il a dit ton cœur est voilé. C’est de la poésie brute. Ne cherchons pas plus loin.

– Moi, en général, quand je suis saoul, je dis toujours ce que je pense.

– Quand tu es à jeun aussi, j’ai l’impression. J’ai sommeil, mon garçon. Rentrons, si tu le veux bien.

Elle fut réveillée par une soif extraordinaire. Il lui semblait qu’elle avait bu de l’eau de mer et que, faute d’une intervention rapide, ses organes s’assécheraient. La lumière de la lava-lampe oubliée dessinait les contours de la salle d’attente, le bouquet de glaïeuls faisait jeune arbre à côté du réfrigérateur. Elle vérifia que sa porte était fermée. La clé était fichée dans la serrure, équipée du porte-clés « Serrurerie Mangin, la serrurerie qui vous veut du bien ».

Le lecteur de CD fit retentir la voix de Lola. Et Ingrid, la bourlingueuse, l’Américaine en mal d’amour, c’est une en-qui-qui-neuuuuse, qui ne sait pas préparer les topinambouuuuurs… Ingrid haussa les épaules et, en pensant à l’eau glacée qui étancherait bientôt les soifs extrêmes du monde, ouvrit le réfrigérateur.

Alice Bonin y était recroquevillée, vêtue de sa robe scintillante et couverte de givre. Mince, c’est horrible et c’est très joli, pensa Ingrid en reculant vers la baie vitrée qui venait de se matérialiser dans le paysage de la cuisine. Elle devait fuir et, par la même occasion, confondre l’enfant de salaud qui avait mis Alice au frais. Elle pensa que la baie allait voler en éclats, mais son corps la traversa sans dégâts. Ses membres tricotèrent un instant dans l’air. Elle se mit à hurler et à tomber, tomber, tomber…

 

Ingrid se réveilla en sueur. Elle avait fait un cauchemar dont les détails lui échappaient. Seule subsistait cette sensation de chute dans le vide. Elle se leva avec une soif de naufragée ; après les recommandations de ses amis, elle s’était bien gardée d’ouvrir sa fenêtre, et sa chambre évoquait une étuve.

L’éclairage urbain filtrait à travers les stores. Elle repéra les glaïeuls dans leur vase posé sur le lino, hésita avant d’ouvrir le réfrigérateur puis se raisonna : il avait été désinfecté à l’eau de Javel et ne contenait rien de plus dangereux que de l’eau. Elle se désaltéra.

Un bruit de moteur. Des voix provenant de la rue du Faubourg-Saint-Denis. Elle repéra Lola, volumineuse dans sa désespérante robe mauve et qui discutait avec un homme motorisé. L’infirmier Carli. Il fit démarrer son engin et s’en alla. Ingrid eut envie d’en savoir plus mais l’idée de sortir en caleçon et débardeur délavés était dangereuse. Et s’il prenait à Diego Carli l’envie subite de rebrousser chemin ?

On verrait bien si l’ex-commissaire jugerait bon de raconter son escapade nocturne. Elle se recoucha en fredonnant ; malgré les bribes cauchemardeuses elle se sentait d’humeur allègre. Ingrid la facétieuse, l’Américaine en mal d’amour, c’est une en-qui-qui-neuse… Mais d’où lui venaient donc ces paroles étranges sur la musique des Rita Mitsouko ? Voilà ce qui arrivait quand on écoutait cinq fois de suite la même chanson avant de dormir.