Elle était vêtue d’un poncho soyeux qui évoquait un ciel diurne et d’un large pantalon qui suggérait un ciel nocturne. Ces touches poétiques contrastaient avec une carrure forçant le respect. Ingrid trouvait à Karine Lebouteux une ressemblance avec Killer Daisy, une catcheuse rousse dont son oncle Dave qui n’aimait que les femmes hors normes était tombé amoureux dans les années quatre-vingt. D’ailleurs la patronne de Paris est une fête arborait une opulente chevelure miel en feu sur laquelle une barrette en forme de papillon était la métaphore de la poignante fragilité du monde visible. Et comme Killer Daisy, elle n’avait pas l’air commode. Elle conversait au téléphone avec un interlocuteur à qui elle ne comptait pas faire de cadeau. Ingrid imaginait Killer Karine en sorcière capable de se transformer en dragon. Le papillon aurait l’air d’un microbe garé sur la tête d’un monstre.
Les bureaux, dès le seuil, avaient été peints dans une laque noire censée envoûter. Le décorateur avait ajouté des étoiles et des planètes scintillantes et des boules en verre semblables à celles qui tournicotent au plafond des night-clubs. Des affiches vantaient les distractions offertes par la maison. Sur l’une, une brune au rouge à lèvres écarlate avait l’air de vivre le plus beau jour de sa vie dans une ambiance de casino. Sur une autre, Dalida posait avec la reine d’Angleterre ; à l’arrière-plan, Travolta, époque fiévreuse du samedi soir, costume blanc et micro à la main, les couvait des yeux. Ingrid et Lola s’approchèrent pour constater qu’il s’agissait de trois sosies très réussis.
Elles patientèrent pendant que Mme Lebouteux, au téléphone, bataillait pied à pied contre un impudent lui réclamant son cachet. Compte tenu de son retard à un mariage à Auteuil, « il était de bonne guerre de couper son dû en deux ». L’artiste ne l’entendait pas de cette oreille.
– Tu crois au père Noël à ton âge, Bernard ? Tu crois que j’ai des difficultés à trouver un sosie de Florent Pagny ? Par les temps qui courent ? Je crie « au suivant ! » et un garçon avec au moins autant de talent que toi vient me manger dans la main. Et n’en laisse pas une miette. Tu me suis ? Comment ça « non » ?
Ingrid se tourna vers la rue. Au-delà de cet antre plein de faux astres, personne. Exactement comme à leur arrivée. Elle jeta un coup d’œil à Lola, qui semblait bouillir sous un couvercle trop étroit. D’ailleurs elle se leva et lui ordonna de rester campée sur ses positions : elle revenait.
Lola s’apprêtait à pousser une porte derrière laquelle pulsait une musique fatigante.
– Vous cherchez Georges ?
La voix posée, voire lasse, provenait d’un canapé sombre. Elle appartenait à un sexagénaire à crâne de bonze. Son costume et sa chemise noirs fondaient son corps dans le cuir, ne laissaient apercevoir que son visage et ses mains. Et ses pieds, car il ne portait pas de chaussures. Lola s’approcha. Des yeux couleur de mer, des paupières tombantes de vieux sage sauvaient son visage empâté.
– Je cherche effectivement Georges Lebouteux. À qui ai-je l’honneur ?
– Roland Montaubert. Beau-frère et associé. Laissez-moi deviner. Vous êtes de la police. Et vous venez pour Alice.
Elle lui rendit son sourire. Roland Montaubert bâilla puis s’étira.
– Parlez-moi un peu d’elle.
– Elle avait du tempérament. Il en faut pour réussir dans le show-biz.
Le mot « biz » fut mâché dans un nouveau bâillement.
– Ce travail de sosie n’était qu’un gagne-pain ? demanda Lola pour maintenir en vie la conversation.
– On fait ça par plaisir, vous croyez ?
Roland Montaubert alluma une cigarette d’un geste élégant et en proposa une à Lola, qu’elle accepta.
– Elle aurait pu faire carrière ?
– Elle ne savait pas chanter, et les bonnes danseuses, ce n’est pas ce qui manque. Je connais foule à Paris mais le problème, c’est qu’Alice se disputait avec tout le monde. Vous avez idée de qui a pu la balancer dans le vide ?
– À peu près tous ceux qui l’ont approchée. Sauf Georges, qui est un saint. Et un enthousiaste. Ma sœur, qui ne s’intéresse qu’à ses comptes, et moi, qui ne m’intéresse plus qu’à moi. Vous faites fausse route à Paris est une fête.
– Et parmi vos artistes ?
– Tous des rigolos. Pas les tripes. Ce qui n’était pas le cas d’Alice. Je suis presque tenté de croire qu’elle s’est suicidée. Elle était raide dingue d’un rien du tout, un infirmier. Quel gâchis.
– Vous dites ça pour vous ?
Son visage se figea. Quand il reprit la parole, sa voix n’était pas moins nonchalante.
– Si vous voulez Georges, continuez sur votre lancée. Je vous ai interrompue. Vous m’en voyez désolé, a posteriori.
Pas si dégagé que ça, le mondain, se dit Lola. Elle s’accroupit pour écraser sa cigarette dans un cendrier posé à côté du canapé.
– Opium, lâcha-t-il.
– C’est une proposition ? À cette heure si matinale ? Pour vous du moins.
Elle se releva avec difficulté, mécontente d’exhiber les petites misères de ses articulations à cet antipathique.
– Vous portez la même eau de toilette que celle de ma mère. Elle lui allait bien. Jasmin, rose, coriandre et poivre. Et une touche de santal.
Et une louche de goujaterie. On aurait pu se lancer au visage des tartes à l’amertume jusqu’à la nuit mais le chagrin de Maurice Bonin donnait envie d’aller à l’essentiel, et de laisser les cyniques s’amuser d’un rien, dans la profondeur de leurs boîtes de nuit ou de leurs canapés. Elle poussa vigoureusement la porte qui la tentait.
Vêtue d’un paréo et d’un minuscule soutien-gorge, Vanessa Paradis chantait Joe le taxi sur un podium étoilé. Debout et impassible, un petit homme aux bras croisés étudiait sa prestation. Derrière eux, des candidats se fabriquaient un air décontracté. À vue de nez, un Johnny Hallyday, une brochette d’Elvis Presley, deux Claude François et quelques personnes d’un genre indéterminé. Lola sortit sa carte de commissaire et partit droit sur le petit bonhomme qui ne ressemblait à personne et avait toutes les chances d’être l’heureux beau-frère et associé de l’impayable Roland Montaubert.
– Georges Lebouteux ?
– Vous ne voyez pas que je suis en plein casting ! Comment êtes-vous entrée ?
– Par la porte. C’est généralement ce que font les flics. Commissaire Jost. Et votre casting va attendre cinq minutes. Et peut-être plus.
– Pourquoi donc ?
– Parce que j’ai une enquête sur les bras. Eh oui.
– Ce n’est pas encore au sujet d’Alice, tout de même !
– Eh si.
Lebouteux regarda la carte barrée des couleurs de la République et soupira. On entendait toujours la vraie Vanessa chanter Joe le taxi, mais la fille en paréo ne simulait même plus le play-back. À y regarder de près, elle avait certes le visage de chat et les dents du bonheur de la chanteuse mais était plus enveloppée et moins blonde.
– Mais j’ai déjà tout raconté à vos collègues ! Alice nous a doublés. Je ne l’ai jamais envoyée animer un anniversaire à l’Astor Maillot.
– Je vous crois. Calmez-vous. Ça se passait comment avec elle ?
– Je n’avais pas à me plaindre. C’était un de mes sosies les plus ressemblants. Et une bonne danseuse. Elle le savait, la vache. Elle faisait sa capricieuse. C’étaient des discussions incessantes avec ma femme au sujet de ses cachets. Vous voulez savoir ce que je pense de ce métier ?
– Pourquoi pas.
– On fait tout ce qu’on peut pour réussir les fêtes des autres mais nous on ne rigole pas des masses.
– Et moi, qu’est-ce que je fais ? demanda la fausse Vanessa.
– Tu t’entraînes à danser le mambo. Je reviens dans cinq minutes.
– Pourquoi le mambo ?
Lebouteux leva les yeux au ciel et fit signe à Lola de le suivre. Avant de franchir le seuil, elle se retourna et vit la blondinette esquisser quelques pas en faisant tourbillonner ses bras. Johnny et sa bande, affalés, affectaient un air de périr d’ennui très travaillé alors qu’ils mouraient de trac.
Ils traversèrent la salle et Lola constata que Roland Montaubert avait déserté son canapé et récupéré ses chaussures. Ils le retrouvèrent en compagnie de Karine, aux prises avec une nouvelle victime. Assis sur le bureau, il écoutait sa sœur d’un air amusé. Le mari de la dragonne se mit à étudier Ingrid. Elle avait abandonné son vieux blouson d’aviateur, et son tatouage débordait de l’affreux marcel de camionneur qu’au grand dam de Lola elle traînait comme un doudou.
– Georges Lebouteux. Enchanté ! Génial, votre tatouage ! Laissez-moi deviner. Vous faites Brigitte Nielsen ? Ou alors Uma Thurman, ou Cameron Diaz ?
– Non, je fais Ingrid Diesel.
– Connais pas. Vous avez un physique exceptionnel. Je vous engage sur-le-champ. Vous allez faire un tabac ! Karine, sors-nous un contrat.
– Tutt ! Karine ne va rien sortir du tout si ce n’est des révélations sur l’affaire Bonin, lança Lola.
– Madame, je flaire un talent comme vous un suspect ! Karine, sors-nous un contrat.
– Ingrid Diesel est une stagiaire du LAPD venue étudier nos méthodes européennes de plus près. Je vous recommande de vous tenir correctement.
– Karine, tu aurais dû me dire que cette policewoman était avec la commissaire Just !
– Jost.
– Si vous voulez. Bon, faites vite, dans ce cas. J’ai des auditions jusque par-dessus les oreilles. Et si les candidats sont tous comme la nouille en paréo, ça promet d’être long.
Mme Lebouteux raccrocha enfin et se leva, l’air menaçant. Une fois sa femme debout, Georges semblait encore plus rétréci. Lola pensa à un gnome, compagnon d’une Walkyrie. Bientôt, les Lebouteux oublièrent leurs visiteuses et se lancèrent dans une pyrotechnie verbale. Karine exigeait de son mari qu’il lui avoue s’il avait fait travailler Alice à son insu. Dans des soirées pas claires.
– Ça devient lassant, je vais aller renifler les candidats, lança Roland Montaubert. Ravi de vous avoir rencontrée, miss Diesel. Ce n’est pas tous les jours que le LAPD nous fait l’honneur d’entrer en scène.
Montaubert sortit du bureau et Ingrid répondit à la question muette de Lola en haussant les épaules d’un air innocent. Elles attendirent que l’orage passe mais les Lebouteux jouaient les prolongations.
– Alice Bonin n’a pas dû être heureuse avec ces deux-là, souffla Ingrid, j’en donnerais ma main à couper.
– Chouette, la métaphore.
– Fuck ! Ça m’a échappé !
La dispute devenait intéressante. Georges jurait ses grands dieux que tout était dans les livres de comptes et qu’il n’avait jamais utilisé les talents d’Alice incognito. Lola les laissa s’échauffer encore un moment puis mit le holà. Qui aurait pu en vouloir à Alice ?
– Ne me dites pas que vous n’avez pas pensé prostitution ?
– Précisez votre pensée, madame.
– Alice a pu retrouver un client à l’hôtel. Et ça s’est mal passé.
– Ces filles qui courent après le succès sont prêtes à ça. Elles n’ont aucun amour-propre !
– Et alors ? Les prostituées sont des femmes du monde à l’état brut, disait Jeanson.
La patronne de Paris est une fête balaya la citation d’un jeu de main énervé en jetant un regard haineux à son mari.
– Alice était une casse-pieds et elle avait tendance à boire, mais ce n’était pas une pute. Tu vois le mal partout, Karine.
– C’était une gamine surexcitée et arrogante. Je ne l’aimais pas. Et je n’ai pas peur de le dire.
– Bah, tu n’aimes personne.
– Elle avait des ennemis ? demanda Lola.
– Non, mais elle n’avait pas d’amis non plus. Un temps, elle a fait équipe avec Mireille. Tu te souviens, Karine ? C’était le duo Madonna-Britney. Une formule du tonnerre. Les clients en redemandaient.
– Jusqu’à ce qu’elles s’engueulent, susurra Karine d’une voix fielleuse.
– Pour quelle raison ?
– Mireille Coste était meilleure danseuse, Alice était jalouse.
– Mais non, c’était l’inverse ! protesta Georges. Alice était la meilleure. Y a pas photo.
– Donnez-moi les coordonnées de Mireille Coste.
Les yeux de Karine Lebouteux s’ancrèrent dans ceux de l’ex-commissaire pour un court match de titans. Puis elle capitula d’un haussement d’épaules et consulta son agenda électronique. Elle nota le numéro sur un papier qu’elle tendit de mauvaise grâce à Lola qui la remercia avec une politesse exagérée avant de se lever et de quitter le bureau, Ingrid sur ses talons.
– Je vous raccompagne, dit Georges Lebouteux en filant dans leur sillage.
Une fois dehors, après l’ambiance caverneuse de Paris est une fête, tout le monde cligna des yeux. Le soleil tapait sur la façade immaculée de Sainte-Marie-des-Batignolles.
– Il faut excuser ma femme. C’est une formidable gestionnaire mais les comptes, les contrats, les délais imposés par les clients, c’est stressant. Moi, au moins, je suis au contact des artistes.
– Il faut aussi excuser votre beau-frère. C’est un formidable lunatique ?
– Du tout, c’est un night-clubber. Roland vit la nuit. Dans la journée, il est déphasé. Il joue les grands seigneurs trash. Mais c’est un bosseur.
– J’ai plutôt eu l’impression de le réveiller tout à l’heure.
– Il revenait d’une soirée. Ne vous fiez pas à son allure décontractée. Tout à l’heure, il va faire ses vingt longueurs quotidiennes à la piscine de la Jonquière.
– Et à part la piscine, dans quoi patauge-t-il au juste ?
– Roland est notre VRP de luxe. Dîners, clubs, bars, il nous fait de la pub partout. Par les temps qui courent, les clients qui ont de l’argent à investir dans des fêtes se font rares. Il faut aller les dénicher. Et Roland sait solliciter sans avoir l’air de demander.
– Tout le contraire des flics.
– Il connaît tout le monde. Il ne se sépare jamais de ce que vous pouvez appeler sans vous tromper un carnet mondain. Ce petit calepin noir n’a l’air de rien – Roland est de la vieille école, il déteste les agendas électroniques ! –, et pourtant il vaut une fortune. Mais mon beau-frère n’est pas chien, il y fait voisiner les people et des copains complètement inconnus. Il est resté très simple. En fait, il pourrait rabattre le caquet à n’importe quel académicien. Avant les déboires financiers de son père, il a eu droit à une éducation aux petits oignons. Il est allé à l’école avec la ministre de l’Intérieur. Imaginez les retombées pour nous si la belle Hélène devient présidente aux prochaines présidentielles ! Maman ! Rien que d’y penser, j’en ai le tournis !
– Votre beau-frère s’entendait bien avec Alice Bonin ?
– Ils étaient comme larrons en foire. Bizarre, hein ? Le même caractère intransigeant. C’est sûrement ça, l’explication. Excusez-moi d’insister, mademoiselle Diesel, mais vous pourriez profiter de votre séjour ici pour arrondir vos fins de mois et élargir votre horizon avec nous. Le LAPD n’en saura rien.
– Le LAPD finit toujours par tout savoir, intervint Lola.
– Vous avez vraiment un physique. Même sans maquillage. Si on vous arrange un peu, et avec une bonne perruque, ça va être du tonnerre !
– Vous le regretteriez, reprit Lola. C’est une danseuse archinulle. Aucun sens du rythme. Et pudique comme une violette. Let’s go, lieutenant Diesel !
– Sir ! Yes, Sir !