Ingrid, Lola et la carte de police périmée avaient réussi à convaincre un majordome stylé de leur ouvrir la porte d’un vaste appartement de l’avenue Wilson. Mireille Coste animait une boum de collégiens avec son numéro de Madonna, période anglaise. Si Lola n’avait pas été au courant des talents de transformiste de la jeune femme, elle n’y aurait vu que du feu. Équipée d’un kilt et de bas résille artistiquement lacérés, elle se tortillait avec courage. Une bande de gamins tassée au premier rang lui lançait des encouragements. L’un d’eux voulait qu’elle lui donne sa chaussure pour y boire du champagne.
– Quel manque d’imagination, commenta Lola.
Les gamins reprirent le refrain en criant. Un grand dadais hurla :
– AUX CHIOTTES LE MICRO, CHANTE POUR DE VRAI, MADONNA !!!!
Ingrid et Lola se réfugièrent sur le balcon donnant sur la place du Trocadéro et la tour Eiffel illuminée. Le faisceau laser les effleura. Elles se sourirent.
– Contente que tu te lances enfin dans la bagarre, Lola.
– Bah, dans l’immédiat, on patauge.
Everybody comes to Hollywood /They wanna make it in the neighborhood…1
– Tiens, je t’ai récupéré une coupe de champagne.
– Comme c’est gentil, mais tu n’en prends pas !
– Pas la tête à ça.
They like the smell of it in Hollywood / How could it hurt when it looks so good…2
– J’y suis allée un peu fort au sujet de Diego, tout à l’heure. Je sais bien que tu n’es pas inconstante. Et dans le fond, c’est dommage.
– Dommage pour qui ? Pour moi ?
– Bien sûr.
La tour en profita pour les chatouiller encore une fois avec son rayon d’or.
– J’aime tellement cette ville, Lola.
– Moi aussi. De temps en temps. Tu vas au Calypso, ce soir ?
– Oui, j’ai encore une heure devant moi.
– Sois prudente en rentrant. Promis ?
– Juré !
There’s something in the air in Hollywood / I’ve lost my reputation bad and good…3
– Bon, elle a bientôt fini de s’agiter, cette sauterelle ! Je veux qu’on l’interroge à deux. En solo, je suis beaucoup moins bonne.
– Tu sais, Lola, Alice me fait penser à ces papillons qui volettent contre les vitres avant de s’assommer. Il aurait suffi d’un battement d’ailes dans le bon sens, vers les mers du Sud ou ailleurs, pour retrouver une nouvelle vie. Ou d’une amie qui lui donne le bon conseil.
Un nouveau coup de tour Eiffel et Lola se tourna vers Ingrid. Elle la trouva jolie avec ses grands yeux naïfs. Elle ne ressemblait pas à Uma, Brigitte ou Cameron. Elle ne ressemblait à personne.
– Oui, c’était peut-être une emmerdeuse mais elle ne méritait pas de finir comme ça. Et puis, je me sens solidaire. Je suis une emmerdeuse moi aussi.
– Nous sommes toutes des emmerdeuses, Lola. Le monde ne nous mérite pas.
Elles attendirent en silence la fin de la chanson.
– Je viens de décider que c’était l’entracte, Ingrid. Tu viens ?
Débarrassée de sa perruque blonde, elle dévoilait de courtes boucles brunes. Elle buvait de l’eau minérale au goulot et des perles de sueur roulaient sur son corps athlétique. Comme un jeune boxeur, elle se frictionna avec une serviette-éponge.
– Pas facile comme public ! lança Lola, histoire de vérifier si Mireille pouvait être enrôlée dans le club des emmerdeuses sympathiques.
– Karine Lebouteux m’a prévenue. Vous êtes Lola Jost et vous êtes flic et vous voulez des renseignements sur Alice.
Aïe, le ton ne disait rien de bon.
– Eh bien, on va gagner du temps. Qu’est-ce que tu peux nous dire d’elle ?
– Que c’était une paumée. Et voilà.
– Les gens ne se résument pas à si petit. Quand tu ne fais pas ta Madone, tu es bien quelqu’un, toi. Alors, il n’y a pas de quoi pavoiser. Une jeune fille est morte et ça aurait pu être toi.
– Non.
– Comment ça, non ?
– J’ai un petit ami sérieux et je fais honnêtement mon travail, j’évite les embrouilles et c’est tout ce que j’ai à dire.
Elle continua de s’éponger en silence. Lola haussa le ton.
– Ou tu réponds à mes questions, ou on t’embarque. De quelles embrouilles parles-tu ?
Lola fut étonnée de lire une certaine commisération dans ses yeux. Mais c’était noyé dans la colère, difficile d’y retrouver ses petits.
– Elle était amoureuse de son infirmier, il l’avait plaquée, elle en faisait des tonnes. Elle buvait, sortait avec n’importe qui. Je lui ai dit qu’il fallait qu’elle se secoue, qu’avec son talent, elle pourrait décrocher un rôle. Mais Alice ne savait que s’apitoyer sur elle-même. Je l’ai écoutée pendant des heures. Et puis, j’en ai eu marre. Je lui ai sorti ses quatre vérités. Elle m’a traitée de salope sans cœur. J’ai décidé de travailler seule.
– Tu n’as pas explicité les embrouilles.
– Je ne préfère pas.
– Je ne plaisantais pas tout à l’heure, tu sais.
Mireille baissa la tête et parla sans regarder Lola.
– Paris est une fête, c’est du coup par coup. Moi je suis comédienne mais Alice n’était que danseuse. Il fallait bien vivre.
– C’est-à-dire ?
– Il lui était arrivé de coucher avec des mecs pour du fric. Voilà.
Ses yeux se plantèrent dans ceux de Lola d’un air de défi. Elle semblait lui dire : ça me dégoûte de faire la moucharde.
– Donne-nous des noms. Fais-le pour elle. Et fais-le pour toi, Mireille.
– Si j’en connaissais, je vous les donnerais. Mais Alice n’était pas fière. Elle ne m’a jamais donné de détails.
– Karine Lebouteux était au courant.
– Ah bon ?
– À ton avis ?
– Sûrement pas. Mme Lebouteux est très stricte. Pas question de lui casser la réputation de sa boîte.
– Et Roland Montaubert ?
– Pas du tout son style.
– Il connaît tout Paris, c’est un VRP de luxe. Dixit son beau-frère.
– Roland est trop classe pour ça.
L’interrogatoire les amenait dans une impasse. Qui dégageait une odeur nauséabonde. Lola avait vu Alice en bonne place dans le club des enquiquineuses de charme, des filles qui portaient leur fierté en sautoir. Elle l’avait imaginée en pays papou atterrissant en riant sur des pistes d’herbe et cherchant des réponses dans le ciel étoilé. S’était-elle trompée ?
– Avant sa passion pour Diego Carli, avant ses… clients pour arrondir les fins de mois, elle avait bien eu un petit ami tout de même ?
Lola avait réfléchi à haute voix. Elle fut surprise de gagner une réponse.
– Il y avait Martial Garnier. Un drôle de gars. Un bon à rien.
– Précise un peu.
– Le genre dealer de bas étage.
– Il lui en vendait ?
– Peut-être bien.
– Oui ou non ?
– Je ne sais pas. Alice était d’attaque pour ses numéros mais elle se pointait quelquefois l’air pompé.
– Où le trouve-t-on, ce Garnier ?
– Aux dernières nouvelles, il habitait dans le coin du Musée de la vie romantique. Pour un type pareil, ça ne s’invente pas. Il s’était trouvé un boulot de régisseur. Mais je ne sais pas où.
– On y va ! lança Ingrid d’un ton décidé, le musée est près de mon travail. Et justement, je vais être en retard.
– Karine m’a pourtant dit que vous étiez du LAPD.
– On a une antenne dans le quartier.
– À d’autres ! Et si vous me disiez qui vous êtes exactement, l’une et l’autre ?
Lola leva les yeux et mâchouilla un juron. Ingrid prit l’air penaud.
– Des amies du père d’Alice, soupira Lola. Il trouve la police avare d’informations.
– Eh bien je préfère ça. Vous faisiez un duo étrange pour des flics.
– À vrai dire, on est doucement en train de prendre la défense d’Alice, reprit Ingrid. Enfin, de sa réputation, plutôt. Comme dans la chanson de Madonna. C’est une notion fripée mais nous trouvons que ça vaut le coup de se remuer pour les belles choses. Bien que tu aies abîmé le portrait. N’est-ce pas, Lola ?
L’ancienne commissaire se contenta d’un grognement et dit qu’on levait le camp. On avait un bon à rien à dénicher et une bande de voyeurs à satisfaire.
– Qu’est-ce que c’est que cette histoire de voyeurisme ? demanda Mireille.
– On te racontera le jour où on aura éclairci l’affaire Bonin, répliqua Lola. Lieutenant Diesel, en route pour la vie romantique !