– Tu as failli tout faire rater ! Quelle bavarde tu fais !
Ingrid ne répliqua pas. Elle était trop contente de baguenauder à nouveau dans la nuit de Paris avec Lola. Et de pouvoir arriver à l’heure au Calypso. Timothy Harlen ne plaisantait pas plus avec l’exactitude qu’avec le reste. Un taxi les déposa rue Chaptal. Lola avait utilisé son portable pour appeler les Renseignements et savoir si l’arrondissement abritait un certain Martial Garnier, le préposé lui avait répondu par la négative. Les portes du Musée de la vie romantique étaient bien sûr closes et les immeubles bordant le bâtiment n’abritaient aucun Garnier, du moins si l’on se fiait aux noms agrémentant les sonnettes.
– Il va falloir que j’y aille, Lola !
– Régisseur, régisseur. Qu’est-ce que ça régit un régisseur ? Ça travaille dans une salle de spectacle en principe. On va rappeler les Renseignements. Ils doivent s’ennuyer, l’heure est molle.
Lola composa le numéro. C’était le même préposé, à l’accent de Marseille ou de Gardanne. Moi aussi j’ai eu cet accent-là deux mois par an, quand j’allais passer mes vacances chez ma grand-mère, pensa-t-elle.
– Cité Chaptal, vous avez le théâtre 347, madame. Voulez-vous être mise en relation ?
– C’est mon vœu le plus cher.
Un homme répondit dès la première sonnerie. Lola se fit passer pour une costumière. Elle avait livré une tenue d’ingénue XVIIIe siècle au régisseur Garnier et n’avait plus de nouvelles.
– Garnier ne travaille plus ici. Le nouveau régisseur, c’est moi. Jamais entendu parler de ce costume.
– Je le lui ai livré en personne mais il a oublié de me payer. Ça représente une petite fortune.
– Vous n’êtes pas la seule qu’il a roulée, ma pauvre dame. Votre robe est sûrement revendue à l’heure qu’il est.
– Vous savez où je peux le trouver ?
– Je doute que ça vous soit utile.
– Dites toujours.
– Il loge à la Santé, depuis janvier. C’est généralement ce qui arrive aux dealers qui se font coincer. Vous avez un costume sur les bras, mais Garnier avait une double casquette. Désolé pour vous.
– Eh bien merci. Je vais admettre que je me suis pris une veste et faire une croix sur mon costume.
Lola expliqua la situation à Ingrid. Martial Garnier n’avait pas pu précipiter Alice Bonin du haut du 34e étage de l’Astor Maillot pour la bonne raison qu’il était hors jeu depuis deux mois.
– On continue de patauger.
– On y arrivera, Lola. Bon, il faut vraiment que j’y aille.
– Tu leur en mets plein les mirettes pour nous, Ingrid. D’accord ?
– Nous les emmerdeuses, c’est ça ?
– Il y a trois sortes de femmes. Les emmerdeuses, les emmerdantes et les emmerderesses. Tu fais plutôt partie de la troisième catégorie.
– C’est un compliment ?
– Oui.
– Et c’est de toi ?
– Hélas, non. De Paul Valéry.
– Connais pas.
– Lui aurait aimé te connaître.
Le téléphone de Lola les fit sursauter. C’était Jérôme Barthélemy. Elle écouta son ex-adjoint avec attention puis raccrocha, l’air préoccupé.
– C’est Diego… ou Maurice ?
– L’intervention du ministère continue de produire ses effets miraculeux. Les résultats d’analyse sont arrivés en un temps record. Alice avait ingurgité des boudoirs, du champagne et une saloperie. À forte dose.
– Quelle saloperie ?
– De la kétamine. Dans la vie normale : un anesthésiant pour animaux. Dans la vie qu’on vit, une drogue dissociative pour les humains. Elle peut te faire croire que ton double te regarde. Elle peut aussi te faire pousser des ailes et te donner envie de les utiliser.
– Il y avait du champagne dans la chambre mais pas de dope. Alice aurait pris la kétamine avant d’arriver à l’hôtel ?
– Tout est possible, à présent. Même qu’elle ait pris la dope de son plein gré. Et que le portrait dressé par ses chères collègues de travail soit ressemblant.
Comme tous les vendredis, le Calypso faisait le plein, avec un public plus bigarré qu’en semaine. En plus des noctambules professionnels et des touristes, on croisait des gens aux horaires de travail normaux qui feraient la grasse matinée le samedi matin. Cette fois, elle évita de renifler son public et alla directement à sa loge. Elle vérifia que personne ne se cachait dans la penderie et ferma la porte à clé. Puis se reprocha de s’affoler. Enrique était borné mais il avait l’œil et ne laisserait personne pénétrer dans la zone des loges.
Elle revêtit sa tenue de scène. Assise devant le miroir, occupée à mettre ses faux cils, elle réalisa que ces gestes inquiets étaient ceux d’Alice Bonin à son arrivée à l’Astor Maillot. Sa crise de paranoïa était-elle consécutive à l’ingestion de kétamine ? Certaines drogues laissaient la porte de la conscience entrouverte, on était dans les nuages mais en le sachant. Qu’en était-il d’une drogue « dissociative » ? Pouvait-on être défoncé au point de se croire cloné, et de se prendre pour un oiseau ? Difficile de croire qu’Alice avait ingurgité cette cochonnerie de son plein gré.
Une fois transformée en rousse incendiaire, elle chercha un thème. Marie la costumière lui avait déniché un nouveau fourreau, une merveille verte qui allait à la perfection avec la perruque. Ce soir, je vais leur faire le commandant Cousteau et sa bande de plongeurs au milieu des coraux et des poissons bariolés du Pacifique, décida-t-elle. Nemo lui vint à l’esprit (elle avait vu ce dessin animé en emmenant la fillette d’Antoine Léger au cinéma). Et le calendrier Botticelli, accroché dans la cuisine de Lola. Chevelure en cascade sur peau d’albâtre, Vénus sauvée des eaux pour le bien de tous. Une louche d’aventure scientifique, une dose de Walt Disney, une pincée de mythe. Une histoire moderne et éternelle en même temps, voilà ce qu’on allait offrir au public impatient. Elle quitta sa loge et marcha vers les coulisses.
Timothy la laissait choisir la musique. Elle avait envisagé les ZZ Tops et leur blues corsé, parfum tequila, Perfecto et grosses bécanes. Elle avait finalement opté pour R. Kelly. Du sexy classique. Une musique qui vous fondait dans les oreilles et dans la bouche et vous retroussait la peau et vous léchait partout. Un beat irrésistible. Ingrid commença à se trémousser. Elle se tenait derrière le grand rideau qui allait s’écarter et révéler l’origine du monde à des gens qui croyaient la découvrir pour la première fois. Elle entra en scène. Il n’y avait plus que R. Kelly pour chahuter le silence, le public se taisait comme un seul homme. Elle avait le sentiment de pouvoir danser sur l’eau. Ses mains caressèrent la matière douce du fourreau couleur d’algues, ses hanches ondulèrent sur les promesses du chanteur.
Elle voulait leur révéler un grand secret. Je suis votre sirène, et mon corps vous l’affirme, le désir est la plus belle chose au monde. Elle commença par les gants. Marie les avait choisis jaunes. Elle les fit rouler lentement, puis les jeta un à un vers le public. Elle cambra les reins, agrippa sa fermeture Éclair, tira doucement. Elle se mit à penser à Alice. À Alice enjambant la fenêtre de la 3406. La vie nous est donnée pour si peu de temps, ma jolie, et nous oublions d’en profiter.
Ingrid se démaquillait avec le sentiment du devoir accompli. Le public avait apprécié un show unique, qu’aucune caméra ne capturerait jamais. Bien sûr, il y avait cette speakerine de Hong Kong qui se déshabillait en présentant les nouvelles mais c’était du cirque pour gagner de l’audience. Et puis cette émission de téléréalité avec des strip-teaseuses amateurs. Une absurdité, le strip-tease était un art se nourrissant du secret et de l’instant.
Qu’avaient-ils tous à nous filmer dans tous les sens ? Jules à l’Astor Maillot, Parisy dans son salon, Ben dans ses rêves ? Ceux qui jouaient le jeu n’étaient pas plus rationnels. Pourquoi avouer ses traumatismes à la télé, ses secrets de famille dans les magazines, ses désirs les plus intimes sur le net ? Le monde entier se croyait au confessionnal.
Des coups frappés à la porte la tirèrent de ses réflexions. Elle déverrouilla et découvrit les visages sérieux de son patron et de Roland Montaubert. Ils entrèrent, et Timothy Harlen referma la porte avec douceur. Puis il alluma une cigarette d’un geste tout aussi délicat. Quand ses manières devenaient à ce point feutrées, l’éruption n’était qu’une question de minutes.
– We need a little explanation, dear.
Timothy ne retrouvait sa langue maternelle que dans les grands moments d’émotion. Ingrid tenta de contrôler sa respiration, de faire le vide.
– Compliments, lieutenant Diesel, lâcha enfin Montaubert. J’ai adoré votre numéro.
Ingrid n’essaya pas de nier. Elle savait reconnaître une fille cernée quand elle en croisait une.
– Lequel ?
– Les deux en fait. Vous êtes convaincante en flic mais ma préférence va à la Flamboyante. Une suggestion. Pourquoi ne pas déguiser Gabriella Tiger en policewoman ? Le public deviendra dingue quand vous n’aurez plus que votre flingue et votre képi.
– Qu’est-ce que vous voulez au juste ?
– Comprendre. Ça a toujours été ma passion.
Timothy gardait le silence, l’air déterminé et douloureux à la fois. En tout cas, il ne semblait pas amusé par le cynisme de Montaubert. Ingrid tenait peut-être là le moyen de toucher le cœur de son patron.
– Lola est ex-commissaire de police. Les gens du quartier viennent la consulter en cas de pépins. Je lui donne un coup de main, de temps en temps. Par amitié.
Timothy hocha la tête. Il écrasa sa cigarette presque intacte dans le cendrier. Il vient de réaliser que Montaubert lui a dit la vérité, et mes justifications lui semblent bien pauvres et…
– Mentir par amitié, c’est généreux, lâcha Montaubert. C’est esthétique aussi.
– Vous n’avez pas d’amis ? Juste des relations ?
– L’amitié, vaste question, Ingrid. Le monde de la nuit est très chaleureux. Tout le monde y est votre ami. Mais le soleil finit toujours par se lever.
Timothy Harlen demanda à Montaubert de bien vouloir les laisser seuls. Le night-clubber sortit sur un sourire chic qu’Ingrid aurait aimé pulvériser d’un coup de latte.
– Tu étais la meilleure, dit Timothy d’un air navré. Ça me fait un mal de chien de te le dire mais tu es licenciée.
– Don’t do that to me ! Please !
– Si je faisais une exception, les autres ne comprendraient pas. Ce serait le début de l’anarchie. Le seul luxe que je ne peux pas m’offrir.
Tu es licenciée… un mal de chien… les autres ne comprendraient pas… licenciée… licenciée… Elle luttait pour garder ses larmes à bord. Des images se mirent à danser la sarabande. Alice atterrissant sur une voiture, Diego montrant sa poitrine martyrisée, Maurice massacrant un téléviseur, Ben levant le poing sur Diego.
Timothy demanda à Enrique d’apporter un scotch en vitesse. Il força Ingrid à boire une gorgée. Elle envisagea quelques phrases de survie, derniers essais avant l’irréparable. J’ai besoin de la Flamboyante. Si j’avais su que Roland Montaubert était une locomotive, je ne me serais pas mêlée de ses affaires. Elle se contenta de tourner vers lui un visage de noyée. Celui de son patron était d’une douceur implacable.
Elle quitta le Calypso par la sortie des artistes. Elle observa les voitures à l’arrêt, les piétons qui déambulaient. Elle se retourna pour contempler une dernière fois la façade clignotante, l’affiche qui la montrait tirant sur sa fermeture Éclair sous le titre en lettres d’or « EN EXCLUSIVITÉ MONDIALE, GABRIELLA TIGER LA FLAMBOYANTE », puis tourna le dos à son passé.
Lola s’était relevée pour boire un porto, et mettre deux ou trois pièces de puzzle en place, mais les pentes fleuries du mont Fuji n’avaient pas réussi à l’apaiser. Cette main coupée ne lui disait décidément rien qui vaille, et les émotions de la journée n’avaient fait qu’aiguiser son inquiétude. Elle se reprochait de ne pas avoir accompagné Ingrid à Pigalle, de ne pas l’avoir attendue pour l’escorter passage du Désir.
Ingrid devait être de retour chez elle. Pourquoi ne pas lui téléphoner ? Évidemment, il y avait le risque de la réveiller. Ses effeuillages avaient le don de la vider. Après ces séances, elle prétendait s’endormir comme un bébé.
Lola se resservit un doigt de porto et tournicota dans son salon. Elle jeta un œil à la rue de l’Échiquier. La nuit semblait tendue entre deux piquets. Elle ouvrit la fenêtre : pas le moindre vent. Cette nature en suspension finissait par vous égratigner les nerfs. N’y tenant plus, elle se rhabilla. Elle irait rôder autour de l’atelier, histoire de repérer une lumière. Mais si Ingrid dormait déjà du sommeil du juste, tous feux éteints ? Ah, le problème était cornélien. Lola réalisa tout à coup que, grâce à l’intervention de Nadine la serrurière, elle possédait le double des clés.
Elle entrerait en douceur, vérifierait qu’Ingrid dormait saine et sauve, et repartirait incognito.
Simple et de bon goût.