L’entrée du passage du Désir n’était dotée que d’un lampadaire fatigué, mais à travers les lattes d’un store, Lola apercevait la salle d’attente vide, et normalement psychédélique. Tout y était en ordre, magazines en piles nettes sur la table, coussins sur les canapés, aucun meuble renversé. Hésitant à entrer, elle s’approcha de l’immeuble voisin, repéra une main de bois dans la vitrine de la brocante. Un présentoir à bagues. Décidément, le monde entier était décidé à monter son inquiétude en mayonnaise bien serrée.
Lola revint sur ses pas et glissa la clé dans la serrure neuve qui coulissa sans bruit. Elle referma doucement derrière elle, actionna l’interrupteur du couloir, entrouvrit la porte de la chambre. Le lit était vide. Elle alla au cabinet de massage, espérant une excentricité d’Ingrid endormie sur sa table de travail, mais cette pièce était aussi inoccupée que le reste.
Elle retourna à la cuisine, ouvrit le réfrigérateur. Elle constata avec soulagement qu’il ne contenait qu’une botte de radis, du jambon sous cellophane, des yaourts, du pain de mie tranché, des boissons énergétiques, de l’eau minérale et de la bière mexicaine. Sans réfléchir, elle ouvrit le compartiment congélation. N’y résidaient que quelques tristes plats cuisinés.
Elle appela Ingrid sur son portable. Une sonnerie retentit dans l’appartement, un rif de guitare électrique trop connu. C’est bien la peine qu’on se sonne les uns les autres dans tous les sens si on oublie son téléphone chez soi, et au plus mauvais moment. Lola bougonna intérieurement puis s’assit sur le canapé orange pour réfléchir. Une idée lui vint. Diego Carli avait fait des siennes : au lieu d’aller danser la salsa, il avait suivi Ingrid au Calypso. Malgré ses grandes déclarations sur l’amitié et l’innocence, Ingrid était tombée sous le charme du redoutable hidalgo et dormait dans ses bras dangereux, et contre son torse incendié mais ô combien touchant, en se croyant à l’abri du vilain marchand de mains. Et pendant ce temps-là, je me ronge les sangs ; ah, mais ça ne va pas se passer comme ça. On va réveiller tout le monde.
Elle alluma l’ordinateur. Le récent visionnage de la vidéo de Jules Parisy lui avait permis d’enregistrer le mot de passe : Sigmund. Ingrid avait un faible pour le chien du psychanalyste. Lola la soupçonnait de regretter qu’il ne soit pas d’une forme plus anthropomorphe et adaptée pour le masser lui aussi. Il faut dire que ce dalmatien avait des tendances neurasthéniques à ses moments perdus, mais c’était une autre histoire.
Lola se connecta sur le site des Pages jaunes et trouva un Diego Carli, quai de Jemmapes. Elle composa son numéro. Et laissa sonner. Dansait-il à une heure pareille ? Et comment serait-il en forme pour sa prochaine garde à l’hôpital ? Il était peut-être de service justement. Elle appela Saint-Félicien et demanda à parler à l’infirmier Carli, aux urgences. La standardiste lui demanda de rappeler quelques instants plus tard, c’était le branle-bas de combat, Diego Carli et ses collègues étaient submergés. Lola raccrocha, inquiète. Elle aurait préféré savoir Ingrid égarée dans le lit de l’infirmier plutôt que perdue dans la nature. L’ordinateur indiquait 2 h 43. Elle appela Jérôme Barthélemy.
Elle ressentit une bouffée de reconnaissance quand la voix familière mâcha un allô fripé.
– Pardon de te réveiller, mais Ingrid est dans les ennuis.
– Encore, patronne !
– Enfin, plutôt dans la nature.
– Eh bien, j’arrive. Où êtes-vous ?
– Pour l’instant, contente-toi d’ameuter tes collègues. Je veux juste savoir si…
– S’il y a un rapport de police dans un commissariat ou un hôpital concernant Ingrid. C’est ça ?
– Tout juste, et fais vite.
– Bien sûr. Mais dites-moi ce qui s’est passé. Ça m’aidera.
– Il ne s’est rien passé hormis le fait qu’elle n’est pas dans son lit.
– Elle est peut-être dans le lit de quelqu’un d’autre. Dans celui du jeune homme énervé qui se bagarrait avec l’Espagnol. Ou alors dans celui de l’Espagnol, justement.
– Elle n’est pas dans celui de Diego Carli, j’ai vérifié.
– Ah, très bien. Et l’autre ?
– Ingrid est fâchée avec Benjamin Noblet. Cesse de tergiverser et au travail.
Lola alluma une cigarette. Ingrid interdisait qu’on fume chez elle mais l’heure n’était plus aux broutilles. Elle fit les cent pas, alla se dénicher une bière – mexicaine, faute de mieux. Elle se concentra sur la lava-lampe pour tuer le temps sans se tuer les nerfs – la méthode semblait réussir à Ingrid. Ça ne marche pas avec moi, constata-t-elle. Elle consulta le répondeur. Quelqu’un avait tenté de joindre plusieurs fois Ingrid dans la soirée et raccroché à chaque fois. Enfin, une voix retentit. Celle de Benjamin Noblet :
– « Ingrid, ta mésaventure me rappelle un film. L’histoire d’une fille qui trouve une main dans son réfrigérateur. Bon, évidemment, il n’y a pas de clou et elle récupère les morceaux un à un jusqu’à la tête, qui est celle de son fiancé, dans une boîte à chapeau. Ton dingue est peut-être un amateur de gore. Je suis prêt à enquêter avec toi ! C’est ma spécialité, après tout. Qu’en penses-tu ? En attendant, en cas de pépin ou de blues, je suis là, baby. À n’importe quelle heure… »
Lola leva les yeux au ciel, poussa un gros soupir et écouta la suite. Elle reconnut la voix de Georges Lebouteux. Le patron de Paris est une fête se prétendait étonné et heureux de trouver une Ingrid Diesel dans l’annuaire. Avait-il bien affaire à la recrue du Los Angeles Police Department ? Si c’était le cas, il se permettait d’insister. Il était prêt à lui offrir un cachet intéressant pour qu’elle vienne faire le sosie de qui lui plairait dans quelques soirées chic. C’était l’occasion rêvée de rentrer en Californie avec des souvenirs originaux dans sa valise. En voilà un qui a de la suite dans les idées, songeait Lola en écoutant la fin de la bande. De deux choses l’une : la communication était faible entre night-clubber et beau-frère, ou le sieur Montaubert était bel et bien un gentleman. Avec un peu de chance, il avait rayé l’épisode d’un geste élégant et préservé le secret de la Flamboyante.
Le message suivant était de Diego Carli. L’invitation à danser tenait toujours. Toutes les nuits, en fait. Il n’attendait qu’un signe d’elle. Lola se surprit à sourire – ce sacré gamin avait la santé ! –, jusqu’à ce que la sonnerie de son portable la fasse sursauter. C’était Barthélemy.
– J’ai fait le tour des services d’urgence. Aucune blessée avec le signalement d’Ingrid.
– C’est toujours ça de pris.
– Qu’est-ce qu’on fait maintenant, patronne ?
– Moi, je ne sais pas encore, mais toi tu te recouches.
– Puisque je vous ai, j’en profite. On a eu les résultats pour le clou et la main. Je voulais vous appeler demain mais comme…
– Raconte !
– Le clou est du type banal. Made in Taïwan, le genre qu’on trouve partout. Rien à en tirer. En revanche, la main a appartenu à un certain Arthur Rufin. Un SDF de soixante-huit ans, né à Compiègne, mort à Paris.
– Fiché ?
– Un peu.
– On ne peut pas être un peu fiché. On l’est ou on ne l’est pas.
– Rufin s’était fait encadrer pour des babioles. Vols à l’étalage, tapage nocturne. Avec les années, ça s’était ralenti. Il vivait dans la rue. Dans le quartier Jemmapes.
– Peut-être bien, Jérôme, mais la question c’est : qu’est-ce que sa main plantée d’un clou taïwanais foutait dans le frigo d’Ingrid ? Essaie de synthétiser, tu veux.
– Ce que j’essaie de vous dire, c’est que ce pauvre gars est mort de malnutrition et de manque de soins, on peut appeler ça une mort naturelle malgré tout, et que son corps a atterri à l’hôpital. Après une autopsie, il s’est retrouvé à la morgue.
– Et le clou, avant ou après la mort ? Après, puisque tu parles de mort naturelle.
– Eh oui, après. On évite les histoires sanguinolentes de crucifixion, c’est mieux.
– Lola alluma une nouvelle cigarette et reprit les cent pas.
– Je suis toujours là, Jérôme. Je suppute. On va jouer aux devinettes. L’hôpital en question, c’est Saint-Félicien, je parie.
– Affirmatif. Ça a une signification spéciale ? L’infirmier dans le lit duquel ne se trouve pas Ingrid travaille à Saint-Félicien, c’est ça ?
– Gagné. Aux urgences.
– Vous voulez qu’on aille y faire un tour ?
– Non, je vais me débrouiller. Je t’appelle quand j’ai du nouveau.
– Entendu, patronne, répliqua le lieutenant d’une voix déçue. Alors, bonne nuit.
C’est ça, mon garçon, pensa Lola. Comme si à mon âge, on avait moyen de se rendormir après une telle moisson d’émotions. Elle quitta l’atelier et prit la direction de l’avenue Claude-Vellefaux. En chemin, elle réfléchit à la meilleure technique. Elle opta pour celle du bulldozer. Faire parler un chaud Latin ne perdant jamais son sang-froid n’était pas affaire si compliquée. On y était déjà arrivé.