Le dedans paraît mal en ces miroirs flatteurs ; / Les visages souvent sont de doux imposteurs. / Que de défauts d’esprit se couvrent de leurs grâces ! / Et que de beaux semblants cachent des âmes basses !
Lola trouvait dans les vers de Corneille un écho à ses pensées. La fille de Maurice ressemblait à une autre à s’y méprendre mais qui donc était la vraie Alice ? Une gamine blessée par la vie, une romantique ? Une exaltée, une caractérielle ? Ou une névrosée intégrale ? Et la disparition d’Ingrid n’avait-elle pas plutôt un rapport avec ses frasques de détective amateur qu’avec cette affaire de main ? Et si les deux histoires étaient liées ? Elle reposa l’anthologie théâtrale offerte à Ingrid pour son anniversaire.
La sonnerie de son portable la tira de ses réflexions. La voix de Barthélemy lui fit tomber le cœur dans les chaussures. On venait de repêcher une voiture tombée du quai Henri-IV, et à l’intérieur on avait trouvé une noyée, sans papiers. La description correspondait à celle d’Ingrid Diesel. Le lieutenant bafouilla, s’excusa…
Lola raccrocha sans un mot. Sa main se posa sur son cœur pour l’empêcher d’éclater. Une partie d’elle raisonnait. Ingrid au fond de l’eau, dans une voiture ? Absurde ! Elle avait découché, voilà tout. Elle était endormie chez l’infirmier, qui lui avait proposé le gîte avant de partir assurer son service à Saint-Félicien. Carli avait menti : Ingrid bivouaquait dans son lit. Et à l’heure qu’il était, il lui faisait un café du tonnerre, quelque chose de corsé et d’hispanique et il lui déclarait que la vie était belle comme son sourire de môme attardée.
– Ingrid, articula-t-elle en se relevant.
Ses jambes étaient deux colonnes de flanelle. C’était tout mou, c’était trop chaud. Son cœur voulait s’enfuir, déchirer sa cage thoracique à grandes giclées sanglantes. Elle quitta l’appartement, se planta devant la boutique du brocanteur, face à l’horrible main aux doigts bagués. Elle imagina qu’elle se jetait contre la vitrine, se tailladait le visage sur ses débris.
La rue, les gens. Elle marcha vers les Belles. Vers Maxime. Le seul qu’on avait envie de voir sur ses deux pieds. Les autres Parisiens pouvaient mourir sur-le-champ.
Le restaurant, bientôt. Et là, les bras de Maxime. Sa voix. Sa chaleur. Et un coup de vin du patron. Tout de suite. Lola se reprocha de penser à boire dans un moment aussi laid, s’arrêta devant le marchand de journaux pour reprendre son souffle. Il y avait un client, un gamin de sa connaissance, le fils de son coiffeur. Le marchand et l’enfant la dévisagèrent. Ils allaient venir avec leur grosse sollicitude. Elle eut envie de leur hurler de lui foutre la paix.
– LOLA ! EH, LOLAAAAA !
Elle arrivait en courant. Elle demanda ce qui n’allait pas. Lola s’adossa à la devanture et vola quelques grandes bouffées à l’air matinal qui ne lui avait jamais semblé aussi vif.
– Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu es livide comme la lune !
– Ne me parle pas de la lune ! SURTOUT PAS !
– Pourquoi es-tu en colère ?
Lola téléphona à Barthélemy : il n’y avait plus de raison d’ameuter tout Paris et de se ronger les sangs, la noyée du quai Henri-IV n’était pas l’ingrate, l’inconsciente Ingrid Diesel.
– C’est quoi cette histoire de noyée ?
– Une fille que j’ai prise pour toi, crénom de nom ! La peur que tu m’as faite ! J’étais à deux doigts de prier le Grand Horloger. Mon cartésianisme était au bord de l’extinction.
– Je suis vraiment désolée.
– Où étais-tu fourrée ?
– Chez toi.
– Chez moi ?
– Timothy m’a licenciée.
– Mince !
– Ce salaud de Montaubert a tout foutu par terre. J’étais dans tous mes états. Alors, je suis allée chez Ben. En cours de route, j’ai réalisé que c’était une ânerie. Je suis repartie quai de Jemmapes. Heureusement, Diego n’était pas chez lui.
– Oui, heureusement. Et ensuite ?
– Je suis entrée chez toi, avec les clés que tu m’as confiées pour que j’arrose les plantes en ton absence. Une drôle d’idée, étant donné que tu n’as que des cactus et que tu ne pars jamais nulle…
– Au fait, Ingrid, au fait.
– En t’attendant, je me suis assoupie. Mystérieusement, j’ai bien dormi…
– Tu as le droit de ne pas savoir ce que tu veux mais par pitié n’entraîne pas les autres dans ton marasme.
– Il fallait que quelqu’un me prenne d’urgence dans ses bras. Puis une culbute de dignité m’a fait penser à toi. Je me suis dit que tu allais me retaper le moral. Où étais-tu, au fait ?
– Dans des endroits que tu ne veux pas connaître. Et à la fin, chez toi, pardi ! Ne recommence jamais ça, Ingrid. Et puis remplace-moi culbute par sursaut, s’il te plaît.
Une heure avant l’ouverture officielle des Belles, Lola et Ingrid étaient attablées dans leur restaurant favori et l’Américaine regardait l’ex-commissaire engloutir avec entrain une deuxième part de savarin. Maxime Duchamp le confectionnait à l’ancienne, en forme de gros berlingot, accompagné d’une crème Chantilly piquetée de grains de vanille. C’était excellent, mais Ingrid n’avait guère faim. Elle avait chipoté sur la blanquette de veau, bien que Lola ait parlé de crime ; cette blanquette-là fleurait si bon le girofle qu’elle aurait mérité une prosternation.
– C’est ma méthode de stimulation de la créativité, Ingrid. Quand je trouve une bonne idée, je me récompense avec un gâteau. C’est le système du dompteur et du phoque. Sauf que je joue les deux rôles à la fois.
– Quelle bonne idée ?
– En aidant Maxime à touiller amoureusement son idyllique blanquette, je me suis souvenue que c’était le plat favori de notre psy préféré.
– Antoine Léger ?
– Évidemment, qui d’autre ?
– Et alors ?
– Je l’ai convoqué. Le pauvre a un patient sous le coude et n’a pas pu venir déjeuner avec nous mais il ne saurait tarder.
– On aurait pu l’attendre avant de commencer.
– Tut-tut. Je suis si soulagée de te retrouver que ça m’a donné une faim pharaonique. Une faim qui n’attend pas.
– Pourquoi l’as-tu convoqué, au fait ?
Lola avait les doigts croisés sur son ventre et regardait affectueusement Antoine Léger porter l’estocade à la blanquette avec son élégance coutumière. Il faisait glisser ses bouchées de bonheur avec de l’eau et Lola trouvait ça dommage, mais le psy avait un autre patient à quatorze heures, un cas difficile qui exigeait sa concentration. Elle sirotait le vin du patron à sa place et savait qu’elle abusait, mais, certains jours, succédant à certaines nuits, exigeaient des mesures d’exception.
– En parlant de cas difficiles, le nôtre est exemplaire. Tu es au courant de la mort filmée d’Alice Bonin ?
– Bien sûr.
– Tu n’ignores pas qu’Ingrid est harcelée ?
– Elle m’a narré l’affaire avec soin.
Ingrid confirmait d’un hochement de tête ramolli et essayait de cacher sa tristesse. Lola savait ce que son éviction du Calypso lui coûtait. L’eau de son bocal à un poisson rouge. L’air de ses montagnes à un Suisse. Son feu à l’homme de Cro-Magnon. Oh, oui, au moins ça. Mais il fallait attaquer les problèmes un à un. Et même si Ingrid n’avait plus l’autorisation de montrer son petit tra-la-la tatoué au Tout-Paris, crime de lèse-locomotive oblige, elle était en un seul et beau morceau et c’était l’essentiel.
– Les deux affaires sont peut-être liées. Tu pourrais nous donner ton point de vue professionnel et nous dessiner le profil du tueur.
– Rien que ça, Lola ! Je ne suis pas psycho-criminologue et, même si je l’étais, il me faudrait plus de temps.
– Allez, Antoine ! Improvise comme un jazzman. Une main plantée d’un clou, une fille droguée jusqu’aux yeux qui se jette du haut d’une tour. Et plus précisément d’une des plus hautes tours de la ville. Il y a de quoi voir des images, des connexions, des symboles. Moi, j’en sais à la fois trop et pas assez. Mon pare-brise est encrassé, pas le tien. Fais-nous un solo à la Coltrane. Un truc lyrique.
Antoine Léger se servit un fond de verre et trinqua avec ses amies.
– On croule sous les symboles. Toutes les civilisations ont fait de la main un emblème. De pouvoir, de sagesse. Ou au contraire de soumission, de dissimulation. Une main, c’est trop causant pour dire quelque chose de signifiant.
– Et la main coupée ?
– Isolée, elle me parle moins. Mais si on l’associe comme les Mexicains avec des têtes de mort, des cœurs ou des scorpions, on dessine un symbole de mort.
– L’affaire qui nous occupe manque de sombreros et de scorpions. Il n’y a que ce fichu clou. Un symbole chrétien a priori. Alice animait des événements à caractère religieux. Mariages, communions…
– Le lien est peut-être moins direct, Lola.
– C’est-à-dire ?
– Et si on mettait la main coupée en parallèle avec la vidéo de sa mort, plutôt qu’avec Alice elle-même ?
Ingrid était tout ouïe et semblait en oublier ses tracas. Avec le Dr Léger, on n’était jamais déçu. Il suffisait de le laisser s’échauffer.
– Vas-y, Antoine, on t’écoute.
– Les psys aiment comparer la main à l’œil.
– Continue, ça se présente bien.
– La main humaine est liée à la vision, en d’autres termes à la connaissance. N’oublie pas qu’en traçant des lettres, elle te permet d’exprimer tes idées.
– Je n’avais pas pensé à ça ! Et c’est avec leurs mains que les artistes confectionnent leurs œuvres. Surtout les graphistes. Ah, tout concordait, quel manque de chance !
– De qui parles-tu ?
– D’un dessinateur de planches anatomiques. Il faisait un bon client. Hélas, il était en Allemagne au moment crucial.
– Fâcheux.
– Et la haute tour, qu’en penses-tu ?
– Passons sur le symbole phallique et enchaînons sur Babel, symbole d’orgueil. L’homme bâtit la tour pour se hausser à la hauteur de la divinité.
– On pourrait donc avoir affaire à un exalté mystique. Mon idée de départ.
– On pourrait, mais rien ne le prouve.
– Et si l’Astor Maillot avait été choisi parce qu’Alice connaissait déjà les lieux ? intervint Ingrid. On se méfie moins en terrain connu.
Le psy et l’ex-commissaire prirent le temps de digérer l’intervention de leur amie.
– Ça rejoint le témoignage de Jules Parisy, reprit Lola. Alice avait déjà fait des animations dans cet hôtel. Pas mal, Ingrid.
– Et pour revenir à Éric Buffa, s’il n’a pas agi directement, il a pu prêter la main à quelqu’un d’autre. Ou la vendre.
Lola émit un sifflement admiratif. Antoine maintint un instant sa cuiller en l’air. Ingrid sourit brièvement avant de commander à Khadidja Duchamp un double expresso bien serré.
Le dessinateur séjournait-il toujours en Allemagne ? Avait-il décidé d’arrêter le téléphone portable comme d’autres la cigarette ? Ayant déniché un Éric Buffa dans l’annuaire, rue Edgar-Varèse comme promis par Framboise, Lola appela son domicile en se prétendant conservatrice du Musée de la grande et de la petite mort à Aubenas. Fabrice le cuisinier lui apprit que Buffa rentrerait dans trois jours, et avait oublié son portable à Paris.
Les deux amies choisirent le quai de Valmy pour s’essayer à un récapitulatif. Arthur Rufin avait vécu près du canal. Et à deux pas de Saint-Félicien où officiait Diego Carli. Dans ce même hôpital, Alice et Maurice Bonin s’étaient produits pour dérider les malades. L’édifice abritait une morgue, un laboratoire d’analyses travaillant entre autres pour l’Intérieur et une piscine remplie de cadavres. Dans laquelle baignait le corps de l’infortuné Arthur Rufin. Parallèlement, dans un arrondissement plus aéré et plus chic, se dressait un quatre étoiles offrant une vue magnifique sur la capitale. La dernière vision d’Alice avant sa mort.
– Quel rapport entre la haute tour moderne et le gros hôpital déglingué, Ingrid ? J’aimerais le savoir.
– Et moi, donc.
– Évidemment, on peut relier quelques points disparates, à gros traits. Au Mexique, la main est symbole de mort. Or Diego est de culture hispanique.
– Et puis il y a la tour de l’homme défiant Dieu, et le clou dans la main du crucifié.
– Mais on se fouette peut-être le ciboulot pour rien, comme tu l’as si bien fait remarquer, Ingrid. Et si c’était plus simple ?
– Oui, mais les belles idées simples sont les plus difficiles à trouver.
Au lieu d’une belle idée, elles trouvèrent un banc au soleil. Elles s’y installèrent sans se concerter. Elles fermèrent les yeux de la même façon et firent le tournesol, offrant leurs visages aux rayons réconfortants.
– J’ai écouté les messages de ton répondeur, Ingrid. Tu excuseras cette intrusion.
– Tu es tout excusée.
– Georges Lebouteux insistait pour t’engager.
– Une idée pas si bête, maintenant que Timothy Harlen m’a virée.
– Je te promets qu’on trouvera un moyen, ma belle. Ton Timothy, je te le ramènerai dans de bonnes dispositions.
– J’ai toujours aimé ton optimisme, Lola. Et puis quoi d’autre ?
– Diego voulait t’emmener danser.
– C’est aussi à étudier de près.
– Pas trop tout de même. Et enfin, Benjamin. Il s’est souvenu d’un de ces films d’horreur qu’il affectionne. Une fille trouve une main dans un réfrigérateur. C’est un puzzle. De son fiancé.
– Le fiancé dépose la main dans le fridge ?
– Mais non. C’est le tueur qui découpe le fiancé en morceaux. Benjamin pense que ton dingue peut être un amateur de gore et il est prêt à enquêter avec toi.
– Encore une excuse loufoque pour me téléphoner. C’est curieux, mais dans la journée, il ne me manque pas tant que…
Pression sur la bouche, le nez. Lola Jost ouvrit les yeux sur un horizon de rayures. Bouton de manchette. Bracelet-montre. Soubresauts du banc public devenu vivant. Une odeur de fleur, d’hôpital, de désarroi lui envahit la tête. Le scorpion mexicain nous attaque ! fut sa dernière pensée avant de sombrer.