<?xml version="1.0" encoding="utf-8"?><!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.1//EN" "http://www.w3.org/TR/xhtml11/DTD/xhtml11.dtd"><html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml"><head><title>Chapitre 21</title><link rel="stylesheet" type="text/css" href="content.css" /><meta http-equiv="content-type" content="text/html; charset=utf-8" /><style type="text/css">h1,h2,h3,h4,h5,h6,h7,h8,h9{margin:0;padding:0;font-size:1em;font-weight:normal}</style></head><body class="pagechap"><div><div class="tit_chap_l0 tit_center"><h1 class="tit_center"><dfn class="chapno"><a id="pg_156" />21</dfn></h1></div><p class="txt"><dfn>Et si elle s’était tranché une artère sur le cutter ? Si son cœur avait lâché sous la matraque à court-jus ? Et si elle s’était fêlé le crâne avec ses galipettes ? Ce genre de cabrioles était chorégraphique à la télé ou au ciné ; beaucoup moins dans la vraie vie. Dans la vraie vie, les sauts de gazelle vengeresse vous faisaient souvent atterrir dents en avant.</dfn></p><p class="txt"><dfn>Allongée sur le lit de Diego au côté d’Ingrid, une bouillotte sur la tête et les yeux au plafond, Lola cogitait. Cette position présentait un avantage : elle permettait d’oublier le papier peint. Un déploiement de chérubins fessus, armés de flèches et de cœurs. Un gros pot de peinture entrouvert, des pinceaux trempant dans la térébenthine et un pan de mur blanc prouvaient que l’infirmier s’essayait à refaire sa décoration, entre deux urgences et trois coups durs. Elle suivait la conversation d’une oreille. Ça tenait plus du monologue que de la discussion. Pour se remettre le moral en place, Ingrid avait toujours eu besoin de s’épancher. On lui accordait ce droit sans réticences. Elle était bien amochée. Diego la soignait avec concentration. Il avait réussi quelques beaux bandages et appliquait de la Biafine là où le bâton de foudre du dénommé Orléans avait laissé de déplaisants poinçons violacés. Tantôt, l’infirmier avait fait une incursion discrète à Saint-Félicien, en quête de matériel <a id="pg_157" />pour faire des points de suture. Ingrid l’avait laissé œuvrer stoïquement.</dfn></p><p class="txt"><dfn>Après le premier choc de la découverte sur son palier du duo Ingrid et Lola, transi, endommagé et à moitié nu, Diego avait bien évidemment découvert le tatouage. Il avait fallu raconter. Le séjour au Japon, le maître de <i>bonji</i> de Kamakura, la peau racontant une légende du monde flottant. Une façon pour les Japonais d’évoquer ces bateaux de plaisir où officiaient les professionnelles. En écoutant Ingrid, Lola n’avait pu s’empêcher d’y voir un parallèle avec le monde d’Alice. La jeune fille avait-elle connu le monde flottant parisien ? Qui avait-elle pu irriter pour qu’on mandate deux sagouins adeptes du knout à étincelles ? Et ces furieux avaient-ils joué un rôle dans sa mort ? Maurice Bonin méconnaissait-il sa fille au point de ne pas la savoir embringuée dans des histoires de barbouzes ?</dfn></p><p class="txt"><dfn>– On ne les a pas vus venir, hein, Lola ?</dfn></p><p class="txt"><dfn>– Ils nous ont embarquées fissa avec leurs méthodes pharmaceutiques. Ce qui me rappelle qu’Alice a été droguée, elle aussi. Je vais envoyer Barthélemy renifler du côté de l’avenue Marx-Dormoy mais je suis presque sûre qu’il ne retrouvera rien.</dfn></p><p class="txt"><dfn>– On se demande pourquoi Avignon se planquait. Je n’avais jamais vu ce type de ma vie.</dfn></p><p class="txt"><dfn>– Ce soin jaloux de l’anonymat me chipote aussi. Ils étaient censés utiliser des noms de code, Orléans, Avignon. Mais le sbire a commis une erreur. Il a appelé son chef <i>patron</i> avant de se faire houspiller. Il y a une cour bien connue où la valetaille use avec déférence de ce vocable. On peut même sans se gêner remplacer valetaille par volaille.</dfn></p><p class="txt"><dfn>– Des flics ?</dfn></p><p class="txt"><dfn>– Ou des ex-flics. Je sais flairer la bête et ses méthodes. Et je ne voudrais pas t’attrister ou amenuiser tes talents pugilistiques, mais je crois que s’ils n’avaient pas un lien <a id="pg_158" />avec la maison Poulaga, on ne serait plus là pour en causer.</dfn></p><p class="txt"><dfn>Lola se redressa sur un coude pour lire l’expression d’Ingrid. Elle était certes plus détendue qu’à son arrivée quai de Jemmapes, vers les deux heures du matin, mais un fond d’angoisse surnageait. Lola se rallongea et repositionna sa bouillotte. Bizarrement, elle avait l’impression que cet ustensile d’une autre époque, et qu’on n’aurait pas imaginé trouver chez un infirmier moderne, l’aidait à réfléchir.</dfn></p><p class="txt"><dfn>– Et puis, ils connaissaient ma biographie par cœur. Pendant que tu étais dans les vapes, Avignon m’a raconté des passages de ma vie que j’avais oubliés.</dfn></p><p class="txt"><dfn>– Et des passages de la mienne ? demandait Ingrid d’un ton inquiet.</dfn></p><p class="txt"><dfn>– Ils n’ignoraient ni ton identité ni ton occupation mais je crois que c’est mon passé de commissaire qui focalisait leur attention.</dfn></p><p class="txt"><dfn>Pendant qu’Ingrid se réfugiait enfin dans le silence, Lola cherchait ce qui avait bien pu justifier l’enlèvement en plein jour de deux femmes qui n’étaient même pas investies d’une mission officielle.</dfn></p><p class="txt"><dfn>– Une coïncidence me travaille, dit-elle au bout d’un moment. C’est depuis notre rencontre avec Roland Montaubert que notre enquête prend une tournure déplaisante.</dfn></p><p class="txt"><dfn>– On trouve des mercenaires dans un carnet mondain ? demanda Ingrid d’une voix affaiblie.</dfn></p><p class="txt"><dfn>– D’un autre côté, pourquoi Montaubert paierait-il des types pour nous extorquer le nom de l’<i>employeur</i> d’Alice ?</dfn></p><p class="txt"><dfn>– C’était peut-être… juste histoire de nous flanquer la trouille. Montaubert n’a pas supporté… qu’on lui manque de respect.</dfn></p><p class="txt"><dfn>– Oui, mais l’étang, la geisha et les carpes folâtres ?</dfn></p><p class="txt"><dfn>– Mon <i>bonji</i> ? bâilla Ingrid. Quel rapport ?</dfn></p><p class="txt"><dfn><a id="pg_159" />– Si Montaubert avait mandaté les deux sournois, il les aurait mis au parfum. Or, pendant qu’Orléans te déshabillait, il y est allé de son commentaire sur ton dos décoré. Ce genre de tatouage se voit plus sur le dos des gangsters japonais que sur celui des grandes blondes. Ça les a inquiétés. Ça explique peut-être pourquoi ils n’y sont pas allés avec le dos de la cuiller.</dfn></p><p class="txt"><dfn>– Pardonnez-moi si j’ai du mal à suivre, intervint Diego. Comment Montaubert connaissait-il le tatouage d’Ingrid ?</dfn></p><p class="txt"><dfn>Lola avait prévu la parade. Elle n’hésita pas :</dfn></p><p class="txt"><dfn>– Elle et lui sont des clients réguliers de la piscine de la Jonquière.</dfn></p><p class="txt"><dfn>– Possible, reprit Diego d’un ton peu convaincu. Mais si tu le permets, Lola, je vais continuer de me mêler de ce qui me regarde tout de même un peu. Vous ne croyez pas qu’il serait temps d’arrêter ?</dfn></p><p class="txt"><dfn>– On y a songé, articula Ingrid d’une voix pâteuse.</dfn></p><p class="txt"><dfn>– On se croit souvent plus costaud qu’on ne l’est, insista Diego. Pourquoi ne pas laisser le commissaire Grousset faire son travail ? Ça lui prendra du temps mais au moins personne n’essaiera de le passer à la chaise électrique.</dfn></p><p class="txt"><dfn>– Moi… je crois plutôt qu’on devrait interroger Montaubert… tout de suite, dit Ingrid en bâillant de plus belle.</dfn></p><p class="txt"><dfn>– Pas à cette heure-ci, ma belle. Je suis réduite à la portion congrue. Toi aussi d’ailleurs.</dfn></p><p class="txt"><dfn>– Congrue… Ça vient du congre ? Ça a un rapport… avec… la vie… de la mer ?</dfn></p><p class="txt"><dfn>– Pas du tout, Ingrid.</dfn></p><p class="txt"><dfn>– Ça me donne… une idée… on peut retrouver Montaubert là où il n’imagine pas qu’on… puisse… aller… patauger.</dfn></p><p class="txt"><dfn>– Il va nous falloir de l’imagination, c’est vrai. Et en attendant, si on essayait de se reposer ?</dfn></p><p class="txt"><dfn><a id="pg_160" />Ingrid avait devancé l’appel. Diego alla chercher une couverture, la déploya sur les deux femmes. Puis il s’installa dans un fauteuil et éteignit la lumière.</dfn></p><p class="txt"><dfn>– Je ne suis pas rassuré pour vous deux, murmura-t-il au bout d’un moment.</dfn></p><p class="txt"><dfn>Lola trouva plus confortable de faire semblant de dormir.</dfn></p></div></body></html>