Diego Carli avait trouvé au supermarché du quartier de quoi se sustenter et se vêtir. Un jean et un Tee-shirt pour Ingrid. Une robe pour Lola. Et des baskets pour tout le monde, que Lola avait enfilées sans faire de commentaires. Après un petit déjeuner à base d’œufs au bacon et de café très corsé, elle déclara qu’elle devait une visite à son banquier. L’aventure n’était rien sans le nerf de la guerre.
Quand elle revint, Ingrid massait Diego sur un fond de musique américaine pleine de prouesses guitaristiques. Il se redressa et Lola put lire son torse comme une mauvaise nouvelle du matin. Elle s’empressa de baisser le son de la chaîne hi-fi et de déclarer que l’heure était grave.
– Je n’avais jamais porté de baskets de ma vie mais je t’ai béni vingt fois, mon garçon.
– Ah oui ?
– Ces chaussures m’ont permis de quitter ma banque, et surtout mon banquier, à vive allure. J’ai vu le moment où ce coyote à foie jaune, que j’avais toujours imaginé fidèle conseiller, appellerait des malfaisants pour qu’ils me règlent mon compte. D’ailleurs, en parlant de ça… Mon compte est gelé, ma carte de crédit aussi. Et je suis prête à parier que tu es dans la même situation, Ingrid.
– Je ne te le fais pas dire. Il n’est plus question de savoir si on arrête les frais ou pas. Qu’on le veuille ou non, il nous faut aller jusqu’au bout. De quoi, c’est toute la question. En chemin, j’ai réfléchi. Diego, on a besoin de toi.
L’hidalgo boutonnait déjà sa chemise et offrait un visage dévoué. Lola l’envoya demander son aide à Maxime Duchamp. Une fois seules, les deux amies s’observèrent d’un air préoccupé.
– Désolée de t’avoir entraînée dans cette catastrophe, Lola. Si je n’avais pas voulu à tout prix aider Papy Dynamite, on n’en serait pas là.
– Trop tard pour les jérémiades. On va se bagarrer. Mais ça va être dur. Des ennemis capables de bloquer des cartes de crédit, ça ne se croise pas sous le premier abribus.
– On ne peut pas rester ici. Diego était l’amoureux d’Alice. La piste est facile à remonter.
– Tout comme celle de nos amis du quartier. Impossible de leur demander le gîte.
Diego revint avec quelques bonnes nouvelles. Maxime leur prêtait de l’argent, Khadidja mettait sa voiture à leur disposition. En chemin, l’infirmier avait même trouvé une idée de logement originale. Lola l’écouta sans l’interrompre, pour une fois, et admit que sa proposition était alléchante. Ingrid semblait moins enchantée mais dut se rendre à l’évidence. Il n’y avait pas d’autre choix dans l’immédiat.
Lola appela Barthélemy. Le lieutenant promit de faire son possible pour enquêter à Montrouge à la barbe du Nain de jardin. Elle passa un deuxième coup de fil qui étonna Ingrid. Elle appela le quai des Orfèvres, demanda un certain commissaire Clémenti1 à la Brigade criminelle. Après une conversation très civile et un brin nostalgique, elle donna une description précise des sieurs Avignon et Orléans. Elle obtint un rendez-vous, dans un café du Châtelet.
– Si nos tortionnaires habitent la maison Poulala, ameuter d’autres pensionnaires n’est peut-être pas une bonne idée.
– Serge Clémenti fait partie des rares personnes en qui j’ai une confiance totale. Et puis remplace Poulala par Poulaga. Fais un effort, Ingrid ! Essaie de jacter mieux le vieux parigot.
Lola s’attabla en terrasse au côté d’un homme aux cheveux et au regard gris. Sa veste de tweed, son pantalon de velours semblaient taillés pour lui. Les doigts de sa main droite tapotaient la couverture d’un livre de poche sur un rythme délié. Il devait avoir une cinquantaine d’années mais le temps ne lui avait pas fait de mal, au contraire. Lola semblait heureuse de le voir. Lui aussi. Elle fit les présentations et entama une discussion sur la vie à la Crime et les lectures de Serge Clémenti. Comme elle le questionnait, il dévoila la couverture de son livre.
– Un bouquin sur la pénétration des tribunaux et commissariats par les caméras. Le phénomène nous vient des États-Unis, expliqua-t-il avec un sourire discret à l’attention d’Ingrid.
Ingrid le lui rendit de bon cœur. Elle aimait son visage, son regard attentif et calme.
– Il y a eu quelques dérapages en France, confirma Lola. Tu te souviens du reporter qui avait filmé des gendarmes sortant le corps d’une jeune fille d’une rivière, avec leur accord ?
– Je me souviens surtout qu’il a filmé les parents au moment où on leur annonçait la nouvelle. On est encore protégé par l’article 11 du Code pénal sur le secret de l’enquête et de l’instruction, mais toutes les dérogations laissent supposer que ça ne va pas durer. Et en parlant de secret, j’ai quelques nouvelles pour toi.
– Tu as identifié mes malfaisants ?
– Avignon est peut-être bien l’ex-commandant Pascal Grégoriot. Il a terminé sa carrière aux Stups. Où personne ne l’a regretté. Surtout Franquin, un capitaine talentueux dont Grégoriot a cassé la carrière en dénonçant son intimité avec une toxe. Depuis, Grégoriot a créé Pugilas, une boîte de protection rapprochée. Siège social à Bruxelles. On dit qu’il a ses entrées auprès des hauts fonctionnaires européens. Dans le peu de temps dont je disposais, c’est malheureusement tout ce que j’ai pu récupérer.
– C’est déjà énorme, Serge. Et je te suis redevable.
– Tu as l’intention de porter plainte ?
– Dans l’immédiat, je n’en ai pas les moyens.
Serge Clémenti la fixa un moment avant de hocher la tête.
– Je peux te loger, si tu veux.
– Merci, mais je ne veux pas t’impliquer là-dedans. Bon, je t’offre un autre café ?
– Il va falloir que je file. On a du boulot jusque pardessus la tête, et depuis la nomination de la belle Hélène, on fait aussi dans la réunionnite aiguë, le séminaire de perfectionnement aux techniques de communication et autres délicatesses. Appelle-moi si le tableau se durcissait, promis ?
– Juré.
Serge Clémenti commanda deux cafés « pour ses amies », et paya la serveuse en lui disant de garder la monnaie. Ingrid et Lola laissèrent passer un moment contemplatif alors que le commissaire s’éloignait en direction de la Seine, et très probablement du quai des Orfèvres.
– Certains jours, on regrette moins les ennuis. Surtout s’ils offrent de belles rencontres, dit Ingrid d’un ton rêveur.
– Il y a du vrai dans ce que tu dis.
– Il est vraiment sexy pour un vieux pensionnaire de la maison Ploubala.
– Ne m’en parle pas ! Et puis on dit Pou-la-ga, Ingrid ! Tiens-le-toi pour dit.
– Je te chahutais, dit Ingrid en agitant sa main comme pour chasser une fumée, d’ailleurs inexistante.
– Qu’est-ce qui se passe encore ? Je ne fume même pas !
– J’évente le rêve. Sinon, on ne va plus trouver le courage de s’y remettre.
Lola sourit et se mit à éventer le rêve elle aussi. Puis elle réalisa que la serveuse se tenait toujours à côté de leur table, le regard perdu vers la Seine.
– Il s’appelle Serge. Il est flic, dit Lola à son intention.
– C’est pas grave, répondit la serveuse.
Et elle agita quelques secondes sa main libre dans le vide, avant de repartir vers le bar.
1 Cf., du même auteur, Travestis, éd. Viviane Hamy, 1998,