Montaubert habitait un studio spartiate, sans ordinateur ni télévision, et fort bien rangé. Un lit au simple drap blanc, une table basse entourée de quelques poufs, un vase contenant trois lys jaunes. Les murs étaient vides à l’exception de deux toiles : les portraits d’un moustachu dégarni et d’une jolie brune aux yeux clairs. Une bibliothèque recelait de nombreux recueils de poésie et des ouvrages d’histoire et de photographie.
– Instructif, constata Lola. Montaubert aime les natures mortes. Avec un fort penchant pour les fleurs. Et tous ces bouquins sur les parfums ! Pas étonnant qu’il ait décomposé le mien avec aisance.
Ingrid abandonna un temps la penderie qu’elle dévastait avec énergie.
– Tu penses au bouquet dans la baignoire de l’Astor Maillot ?
– Bien sûr.
– Et à cette main qui sentait la fleur. Mais une fleur qui aurait passé un mauvais quart d’heure dans un labo plein de scientifiques fous faisant des expériences sur la faune et la flore et…
– Ne nous obsédons pas trop, ma fille. Ce n’est guère utile.
Elles reprirent leur perquisition. Elles ignoraient ce qu’elles cherchaient et il leur fallait mettre le nez partout. Au bout d’un moment, Lola demanda à Ingrid d’aller se poster près de la fenêtre pendant qu’elle finissait le travail. Ingrid déclara qu’elle n’aurait pas imaginé Montaubert dans cette cellule monacale.
– Il est vrai que pour un joyeux fêtard, sire Roland n’a rien d’un gai luron.
– Ses vêtements me font penser à ceux d’un pasteur. Le genre d’ecclésiastiques chic qu’on a en Californie.
– Oui, le même complet gris en plusieurs exemplaires, quelques paires d’excellentes chaussures anglaises. Un smoking, mais sobre. Ça sent le spartiate et le méticuleux.
– L’organisé et le patient.
Elles hochèrent la tête de concert. Lola dénicha des photos. Elle reconnut Saint-Malo et ses remparts. Il y avait de nombreuses vues d’une belle plage et d’une grande maison sur une île proche du rivage. Un adolescent posait avec l’homme et la femme des tableaux, et une fillette qui avait la crinière de Karine Lebouteux. S’il s’agissait bien des parents Montaubert et de leurs enfants, ils avaient vécu dans l’aisance. Des clichés les montraient à bord d’un voilier, devant le casino de Dinard, sur un court de tennis, un terrain de golf.
Les placards révélèrent une batterie de cuisine complète, de l’épicerie de bonne qualité, le réfrigérateur des produits basiques mais également du champagne et du foie gras. Le maître de maison se mijotait des petits plats qu’il accompagnait dignement : la cave à vins électrique contenait une centaine de bouteilles d’excellents crus. Lola décrivait ses découvertes à Ingrid.
– Le fridge n’est pas ecclésiastique, déclara l’Américaine.
– Et que fais-tu du penchant du moine pour l’épicurisme ? Il leur faut bien laisser échapper la vapeur.
– Il y aurait de quoi faire un mauvais jeu de mots sur Montaubert la locomotive mais je crois que je vais passer…
– Oui, c’est gentil de ta part. Bon, on s’évacue nous aussi. Il va rappliquer pour récupérer une tenue décente. Ou envoyer sa sœur ou son beau-frère à la rescousse. Ma mansuétude sera grandiose. Je vais lui rendre son portefeuille. En revanche, je garde le carnet mondain. Et le passeport. Et le téléphone. Et puis on va chiper les cartons d’invitation aux cocktails et autres mondanités. Il y en a une coupe pleine. Montaubert sera au chômage technique pour un temps. Ça lui permettra de réfléchir.
– Si j’étais mauvaise fille, je proposerais de distribuer sa garde-robe aux amis d’Arthur Rufin.
– Et le contenu de sa cave à vins aux malades de Saint-Félicien ?
– Encore mieux ! En fait, je me sens mauvaise fille, tout à coup, Lola. A very naughty girl.
– Moi aussi, Ingrid. As-tu repéré une valise dans cet ascétique logis ?
– Deux valises. Avec des roulettes.
– Un bon point, ces roulettes.
– Tu as bien conscience que c’est du vol, Lola ?
– Oui, mais du vol à la Robin des bois.
– Ça change tout.
– Et en plus, ce sera un test.
– Ah ?
– Si Montaubert a quelque chose à se reprocher au sujet d’Alice, et même à propos de nos vacances à Montrouge, il oubliera de porter plainte.
– Bien vu.
– Je trouve aussi.
Sur les quais, Ingrid et Lola n’eurent aucun mal à trouver des amateurs de vêtements d’homme du monde. Un certain Jackie se souvenait bien d’Arthur Rufin, tantôt personnage mutique, tantôt bavard impénitent. Arthur avait ses phases. Mais avec le temps, elles s’étaient diluées. Dans les derniers mois, Rufin parlait de moins en moins. Et il était mort en dormant et sans un mot. Lola questionna Jackie jusqu’à ce qu’elle soit persuadée que son compagnon d’infortune était mort sans l’aide d’autrui. Elle lui fit cadeau d’une des valises à roulettes. Elles étaient sur le point de s’en aller lorsque retentit une sonnerie inconnue.
– I can’t get no satisfaction, déclara Ingrid, pendant que Lola réalisait qu’il s’agissait du portable de Montaubert et appuyait sur le bouton yes.
– Comment ? demanda Lola, à la fois à Ingrid et à son interlocuteur.
La sonnerie du mobile de Montaubert reprend le tube des Rolling Stones, expliqua Ingrid. Tu connais ça, tout de même.
Lola fit signe à Ingrid de se taire et poursuivit une conversation d’un ton policé. Elle raccrocha en regardant Jackie, assis au bord de l’eau, et qui enlaçait sa valise à roulettes, sourire aux lèvres.
– C’est l’agent de Björk, expliqua-t-elle à Ingrid. Il voulait que Montaubert confirme sa présence, demain, à une party privée. Il paraît qu’il y aura tout le monde. Et surtout Catherine Deneuve.
– Dans ce cas, on ira aussi, répliqua Ingrid.
Lola admit que ça changerait agréablement des plateaux-repas de Saint-Félicien. Elles prirent justement la direction de l’hôpital. En chemin, le téléphone sonna encore.
– I can’t get no satisfaction, ah oui, tu as raison, constata Lola avant de répondre en personnifiant l’assistante de Roland Montaubert.
On appelait cette fois le night-clubber au sujet du cocktail Trobon. Il s’agissait de fêter la sortie des nouveaux sacs dessinés par l’artiste japonais Ken Kamiyana. Tout le monde y serait aussi, et surtout Gérard Depardieu.
– Si tout le monde est partout en même temps, ça vaut la peine d’y aller pour voir comment ils s’y prennent pour se cloner comme des paramécies, décréta Ingrid. J’hésite, les sacs à main ou Björk ? Björk ou les sacs à main ?
Les deux amies s’engagèrent dans une portion à présent bien connue de Saint-Félicien, dépassèrent les urgences et attendirent que le couloir se vide. Puis Lola actionna une porte réticente mais qui finissait toujours par céder si on la poussait avec conviction. Elles pénétrèrent dans ce que Diego désignait comme la zone X mais qu’Ingrid préférait appeler the devil’s asshole. Lola éclaira un court instant le visage de son amie à la lampe de poche : elle gloussa et reprit son chemin.
C’était un paysage de ruines, un cimetière de mobilier rouillé. Des tuyaux suintants formaient des entrelacs aussi inutiles que décatis. Les graffitis fleurissaient entre les crevasses de béton sale. Diego leur avait recommandé la prudence. Elles évoluaient dans l’aile abandonnée de l’hôpital, un espace condamné sur deux niveaux. Il arrivait au personnel de l’emprunter en guise de raccourci. Les chariots de matériels contaminés, de linge sale y transitaient parfois. Diego leur avait fourni matelas pneumatiques et couvertures. Elles pouvaient se faufiler à la cantine du personnel à condition de se fondre dans l’ambiance des heures de pointe. Et utiliser brièvement les douches des chambres inoccupées.
Elles déposèrent les munitions chapardées rue Truffaut : du foie gras, une miche d’excellent pain, un tire-bouchon de belle facture, un couteau suisse classique. Deux nuits s’étaient déjà écoulées dans la zone X, au grand dam d’Ingrid. L’Américaine s’imaginait dans l’organisme d’un monstre parasité. Elle était la seule à entendre des couinements de souris, des courses de rats, des visites de lombrics et des infiltrations de cafards. Lola avait, quant à elle, raisonnablement dormi. Elle s’installa sur son matelas pneumatique, ouvrit le carnet noir et commença sa lecture sous le rond jaune de sa lampe de poche. À ses côtés, Ingrid adoptait une posture orientale et effectuait quelques exercices relaxants. Lola ne s’avouait pas vaincue, cette nuit elle ferait goûter à son amie un petit château-margaux 1990, réserve spéciale Montaubert, qui la réconcilierait avec la vie dans son ensemble, aspects répugnants compris.
– Georges Lebouteux n’a pas exagéré, annonça-t-elle d’un ton presque admiratif. Notre homme du monde connaît tous les originaux.
– Originaux ?
– À Paris est une fête, on a croisé un tas de copies très réussies. Tu es d’accord avec moi ?
– Sans hésiter.
– Eh bien, Montaubert a le téléphone des vrais.
– Même Elvis ? Il paraît qu’il n’est pas mort.
– Ah, non, Elvis n’est pas dans la liste. Pas plus qu’Avignon, ou Orléans.
– Tu m’étonnes.
– Mais il y a pas mal de politiques, dont Hélène Plessis-Ponteau, la ministre de l’Intérieur.
– Qui sera peut-être votre présidente en 2007.
– Oui, peut-être. Mais franchement, je m’en moque.
Lola déclara que Montaubert détenait le téléphone d’Alice Bonin, celui de Mireille Coste et de Timothy Harlen.
– Mais nous n’y figurons pas, Ingrid, pas plus que les Parisy ou Garnier, le régisseur taulard ou Diego le danseur infirmier.
– Donc, ce carnet ne nous apprend pas grand-chose.
Lola étudia la liasse de cartons d’invitation.
– Ils portent tous la mention : « Invitation strictement personnelle qui vous sera demandée à l’entrée. » Comment se sustenter en duo dans de telles conditions ?
– Tu étais sérieuse à propos des cocktails ?
– J’ai au moins ça en commun avec Montaubert, je plaisante rarement avec la nourriture. Et si nous voulons rester efficaces, il nous faut prendre des forces. Ici, le bouillon est lymphatique et le steak nerveux. Bah, tant pis. Il sera dit que nous serons privées des joies simples de l’existence.
Lola soupira et rangea cartons et carnet. Il était temps de retrouver Diego pour leur meeting quotidien aux urgences puisque, selon le vieil adage, on n’était jamais aussi bien caché que dans la foule. La veille, elle l’avait missionné pour qu’il se rende au domicile du lieutenant Barthélemy et lui demande de creuser la piste Pascal Grégoriot. Elles attendirent que l’infirmier Carli ait un moment à lui. En face d’elles, un homme d’une trentaine d’années, avec une minerve et un bras dans le plâtre, semblait dormir, installé tant bien que mal sur trois sièges. Qu’est-ce qu’un garçon déjà plâtré venait faire aux urgences ?
L’infirmier Carli écouta Lola lui parler bouteilles et butin de Robin des Bois d’une oreille distraite. Il expliqua d’un air navré que Barthélemy devait désormais jouer profil bas. Le Nain de jardin l’avait menacé de mise à pied. Diego s’approcha de l’homme endormi, le secoua. Ce dernier grimaça en se redressant.
– Paul ! Eh, Paul ! Pourquoi ne rentres-tu pas chez toi ? Tu vas bien maintenant.
– J’ai plus de chez-moi.
– Comment ça ?
– Le café est fermé. Je sais pas où aller, alors je suis venu voir Adam. Il est nulle part.
Diego se tourna vers Lola.
– Paul parle d’Adam None, un des hommes de ménage. C’est vrai qu’on ne l’a pas vu depuis un moment. Tu veux me rendre un service, Lola ?