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Elles prirent la direction de la rue du Terrage, entourant celui qu’Ingrid avait enfin reconnu. Il s’agissait du patient, salement amoché, au chevet duquel veillait jadis l’homme de ménage à la triste figure. Il avait maintenant un prénom.

Paul traînait la jambe, elles se mirent à son rythme. Il leur raconta ses malheurs. Il vivait et travaillait chez son oncle et sa tante, des cafetiers. En échange du gîte et du couvert, il faisait la plonge, la pluche, le ménage du café et de l’appartement, les courses, le repassage, le cirage des chaussures, entre autres. C’était d’ailleurs en nettoyant les vitres de Chez Lulu qu’il était tombé de l’échelle.

Elles trouvèrent porte close. Les bribes d’une chanson filtraient à travers la vitrine. Paul leur fit remarquer que manquait la pancarte « fermé » que l’oncle Lucien accrochait avant de boucler son établissement pour la nuit. Chez Lulu aurait dû être ouvert. Lola demanda pourquoi il ne possédait pas de double. Il expliqua que sa tante voulait connaître ses allées et venues et le trouvait trop jeune pour posséder sa propre clé. Ingrid composa le numéro de téléphone peint sur la porte vitrée et la sonnerie retentit dans le fond musical. Les patrons logeaient dans l’appartement du dessus et auraient dû répondre, car café et domicile partageaient le même numéro.

– Ils vivent au-dessus mais toi, Paul, où vis-tu ?

– Bein… en bas.

– En bas ?

– Où y a les tonneaux et les bouteilles.

– Dans la cave ?

– Euh, oui, dans la cave.

Elles échangèrent un regard entendu puis Lola proposa de bidouiller la serrure. Elle avait toujours le beau tire-bouchon de Montaubert, une solide antiquité qui avait dû donner du bonheur à des milliers d’êtres humains. Elle le sortit de sa poche et le contempla, l’air songeur. Saccager un tel outil la chagrinait. Ingrid suggéra de casser la vitre afin d’actionner la serrure de l’intérieur. Paul prit l’air apeuré, affirma que son oncle serait furieux. Lola déclara qu’il n’y avait pas d’autre solution ; quand la mission consistait à éclaircir, il ne fallait pas hésiter à débroussailler, à la machette si besoin était, c’était le prix à payer pour rallier la contrée de la Vérité. Pendant que Lola hypnotisait Paul avec son ambiance d’exploration à la Conrad mâtinée d’une évocation à la Livingstone, Ingrid attaqua la porte avec sa basket droite. Le bruit de verre cassé se dilua dans le bourdonnement du quartier.

L’estaminet sentait le croque-monsieur, le tabac et la consommation alcoolique en tout genre. Mais en aucun cas l’odeur qui prenait au nez et au ventre quand on pénétrait au cœur d’un homicide.

Il y avait bel et bien une chanson dans l’air. La voix guillerette de Pierre Perret s’échappait de la radio allumée et tranchait sur l’ambiance sinistre du café.

 

On l’appelle cuisse de mouche, fleur de banlieue / Sa taille est plus mince que la retraite des vieux…

 

– Tonton Lucien laisse jamais la radio, d’habitude. Ça use l’électricité.

Le trio s’engagea dans un escalier qui sentait bon la vraie cire du temps perdu. Lola imagina Paul l’encaustiquant à l’ancienne, à quatre pattes et pendant des heures. L’appartement était rempli à bloc de meubles entretenus avec la même détermination, et de bibelots et de napperons. La seule touche de modernité provenait d’un téléviseur, aux proportions impressionnantes. Les oncle et tante n’étant pas dans leur doux logis, on redescendit en salle.

Un homme était installé au bar. On apprit vite qu’il s’agissait de Gérard, un habitué. Le client fidèle réclama un petit blanc et Paul s’empressa de passer derrière le bar pour le servir de son bras valide. Gérard se lança dans une conversation avec son serveur retrouvé, où il fut question de son désespoir de voir son établissement favori fermé, et de sa tentation d’essayer la concurrence. Lola fit sa tournée d’inspection, revint se planter au milieu du café et croisa les bras. La nostalgie sautait les époques comme une petite folle. Perret et sa fleur de banlieue avaient déserté. Georgette Plana apportait sa contribution botanique en chantant Riquita, jolie fleur de java, et voulait de l’amour et des baisers comme tout le monde, ou presque.

– Ils en ont peut-être eu assez de collectionner des sous et des napperons et ils sont partis en Papouasie, lança Ingrid. D’ailleurs, on ferait bien d’y aller nous aussi. Je préfère les moustiques aux lombrics.

Lola gardait la pose, l’œil levé vers le plafond strié de néons et couleur vieux chocolat au lait.

– Écoute-moi bien, Paul, mon gars. Je suis allé chez Nénesse, tu sais, le proprio des Trois Bornes. Tel que tu me vois, j’y avais pas mis les pieds depuis vingt piges…

 

Tes grands yeux langoureux ensorcellent / Ton doux chant émouvant nous appelle / Riquita, joli rêve d’amour / On voudrait te…

 

– Silence tout le monde ! ordonna Lola. Paul, éteins la radio !

– C’est qui, la dame bien décidée ? demanda Gérard l’habitué.

Paul posa un doigt sur ses lèvres avant d’interrompre Georgette Plana. Lola ferma les yeux et écouta. Bientôt les uns et les autres purent capter de petits coups sourds et réguliers. Lola se dirigea vers ce bruit prometteur, suivie par Ingrid puis par Paul. Et bientôt par le client qui avait emporté son verre et marchait comme toute la population de Chez Lulu vers la cave. Lola colla son oreille à la porte. Quelqu’un jouait au métronome avec un objet non identifié. Gérard demanda de qui il pouvait bien s’agir et il fallut expliquer que les patrons manquaient à l’appel. Lola déclara que la porte était trop volumineuse pour qu’on l’attaquât au tire-bouchon, même de luxe. Ou à la machette-basket.

– Et en conclusion, il nous faudrait une bonne perceuse, dit-elle à la cantonade.

– Y vous faudrait surtout une bonne scie à bois bien électrique, répliqua Gérard. Une serrure d’époque, à la chignole, bonne chance, les filles ! Ça ne s’attaque pas franco, ça se contourne malin. Et y se trouve qu’une scie comme y faut, j’en ai une.

– Elle est réquisitionnée ! déclara Lola. Ingrid, tu accompagnes monsieur Gérard pour qu’il nous revienne vite avec son outil.

Le client avisa Ingrid et eut un grand sourire qui disait son goût pour les matinées pleines de péripéties et de grandes blondes. Paul ralluma machinalement la radio.

 

Ah, je te veux sous les « pa » / Je te veux sous les « lé » / Les palétuviers roses / Aimons-nous sous les « patu » / Prends-moi sous les « létu » / Aimons-nous sous les « viers » !

 

Lorsqu’Ingrid et Gérard revinrent avec la scie, Lola écoutait celle de Pauline Carton, assise au bar en compagnie d’un café confectionné par Paul. Force de l’habitude oblige, le garçon s’affairait à quelque tâche ménagère aux abords du percolateur.

Le client demanda qu’on lui rafraîchisse son petit blanc matinal avant de s’attaquer à la porte. Il retroussa ses manches, cracha dans ses mains, envoya une œillade à Ingrid et se mit à l’ouvrage en reprenant le refrain avec la Carton. Il cessa de fredonner lorsque la serrure céda et que la porte révéla le visage hagard d’un homme tenant un tesson de bouteille.

Lola fit reculer tout le monde. Paul se précipita pour aider tonton Lucien. Malgré sa claudication, il eut tôt fait de le faire asseoir, de courir derrière le bar humecter un linge et de revenir le lui appliquer sur le front. Le client essayait de ramener le patron à la vie en lui faisant boire son blanc mais ses lèvres restaient scellées, tandis que ses yeux s’écarquillaient sur un souvenir qu’il n’oublierait pas de sitôt.

Lola actionna l’interrupteur de la cave et fit signe à Ingrid de la suivre. L’odeur d’excréments mêlée à celle de la bière leur fouetta le visage. L’ex-commissaire fit face à la spartiate, l’Américaine remonta son tee-shirt sur son nez. Elles découvrirent, recroquevillée sur un matelas, une vieille femme qui respirait faiblement. Elles la soulevèrent avec précaution et la remontèrent. Paul dénicha une couverture qu’il déposa sur le carrelage et on y étendit la patronne ; puis Lola appela une ambulance.

– Ma Marie-Jeanne ! Elle est pas morte tout de même ?

– Non, rassurez-vous, et l’ambulance arrive. Qui vous a fait ça, monsieur ?

– Un dingue, marmonna le patron. Un taré complet !

– Il nous faut une description.

– Un petit homme en blouse sale et à la tronche triste comme la mort. Il nous a menacés ! Avec un revolver, vous vous rendez compte ! Et barricadés. Pour nous faire payer, qu’il disait ! Il n’y avait rien à manger et presque pas d’air, et on a dû boire de la bière pour ne pas mourir de soif. Marie-Jeanne ne voulait pas, mais il a bien fallu…

– Vous faire payer, mais quoi ?

– Le mal qu’on a fait, soi-disant ! C’est à cause de Paul, tout ça ! grinçait le vieux Lucien en se précipitant sur son neveu, lequel recula d’un air apeuré tandis que sa main montait automatiquement pour protéger son visage.

Mais le cafetier s’arrêta dans son élan, comme pris de peur, et Lola en déduisit que c’était la dernière fois qu’il osait un tel geste.

– Calmez-vous. Qu’est-ce que Paul vient faire dans cette histoire ?

– Le fou voulait venger mon idiot de neveu. Il a osé dire qu’on était des exploiteurs, et que Paul s’était cassé la gueule du haut de son échelle à cause de nous ! Je te demande un peu !