Ingrid et Lola retrouvèrent l’ambiance de cohue des urgences. Ingrid raconta le peu qu’elle savait de l’homme de ménage à figure de lutin accablé. Elles attendirent qu’un Diego harassé vienne leur donner des informations. La vieille Marie-Jeanne s’en sortirait. On l’avait évacuée à temps de sa cave où elle avait dû séjourner au moins quarante-huit heures. Sa description d’Adam None était précise. Diego n’admettait pas que ce petit homme, toujours si attentionné avec les malades, ait pu braquer deux cafetiers septuagénaires pour les barricader jusqu’à ce que mort s’ensuive. En tout cas, None demeurait introuvable.
– À quelle heure prend-il son service ? demanda Lola.
– Je n’y ai jamais prêté attention. Adam était si souvent là qu’il faisait partie du paysage. Maintenant que j’y pense, il avait des horaires étranges. Pour autant, ça n’en fait pas un meurtrier.
– Un jour, tu m’as dit que tu le trouvais loco, intervint Ingrid.
– Il passait plus de temps à écouter les misères des malades qu’à socialiser avec ses collègues. Ça s’arrête là.
– Tu pourrais dénicher son adresse au service du personnel ?
Diego accepta et elles lui proposèrent de les rejoindre au Canon des Amis. Lola n’osait pas l’avouer mais, malgré les événements, elle était tenaillée par une faim d’ourse. Elle avala une solide omelette jambon-fromage, tandis qu’Ingrid chipotait avec une ficelle beurrée. Diego les rejoignit et salua le patron, qui voulut se lancer dans une conversation, mais l’infirmier écourta les civilités.
– C’est la panique. Le directeur du personnel s’arrache les cheveux. En fait, Adam n’existe pas.
– Qu’est-ce que c’est que ce salmigondis ? questionna Lola.
– L’administration n’a pas de dossier à son nom. Il n’y a pas trace du moindre contrat de travail.
– Adam travaillait au noir ?
– On ne peut pas dire ça puisque personne ne lui a jamais donné un sou.
– C’est possible, des trucs pareils ? demanda Ingrid, les yeux ronds.
– Dans une ruche de la taille de Saint-Félicien, peut-être, déclara Lola l’air contrarié. Il suffit d’une blouse, d’un balai, d’un profil bas et le tour est joué. Un homme a bien vécu quinze ans dans un terminal de Charles-de-Gaulle !
– Comment retrouver Adam None sans adresse ?
Lola étudiait l’air pensif de Diego du coin de l’œil. Dépassée par les événements et incapable d’émettre la moindre hypothèse, Ingrid tentait d’oublier les remugles de Chez Lulu avec une camomille. Elle revoyait Gérard l’habitué s’acharner sur la porte, le visage à la fois hagard et méchant de Lucien, celui décharné de sa femme. Elle se remémorait Adam None au chevet de Paul. Elle s’était demandé ce qu’il pouvait lui dire. Apparemment, c’était un échange. Paul avait raconté son quotidien à l’homme de ménage qui l’avait trouvé trop triste et injuste pour qu’on en reste là. Il avait donné une leçon de savoir-vivre à coups de flingue à deux vieux profiteurs. Et si personne n’était venu les délivrer ? Auraient-ils tenu longtemps, tels des naufragés de la Méduse, sur leur mer de bière ?
– Que pensais-tu de lui ? reprit Lola.
– Je le trouvais un rien excentrique mais gentil, répondit Diego.
– Il avait tout de même un revolver.
– C’est ça qui est dingue. Adam avec une arme !
– Mais, j’y repense, Alice a bien travaillé à Saint-Félicien, dans la troupe de son père.
– Oui, et alors ?
– Elle connaissait Adam ?
Diego se tut un moment et Ingrid constata qu’il luttait contre une idée qu’il n’avait pas envie d’accepter.
– Adam n’a rien à voir avec la mort d’Alice !
– Et si elle lui avait raconté ses malheurs ?
Diego se renfrogna, il lui fallut un moment pour admettre qu’Alice et Adam se connaissaient et avaient même développé une certaine connivence.
– Des vrais truands, j’en ai rencontré, Lola. Aucun n’avait la douceur d’Adam.
– Certains se maquillent le tempérament avec talent.
Diego haussa les épaules, et déclara qu’il lui fallait repartir travailler. Lola lui demanda une dernière faveur. Celle de pouvoir questionner les malades. Il accepta sans enthousiasme. Le directeur du personnel était d’humeur saumâtre et avait exigé qu’on ne lui cache rien du sauvetage des cafetiers.
– Il ne comprend pas pourquoi j’ai fait appel à vous plutôt qu’à la police.
– Il le comprend trop bien. Il sait que tu as eu affaire à elle, au sujet d’Alice.
– Pourquoi poses-tu tant de questions puisque tu connais tant de réponses, Lola ?
– Quelquefois, elle me fait cet effet-là aussi, le consola Ingrid.
Le trio regagna l’hôpital. Ingrid et Lola questionnèrent les malades les moins mal en point et apprirent qu’Adam None était un homme délicieux, paisible et doux, sachant réconforter à merveille. Certains avaient cru avoir affaire à un psychologue appointé par l’hôpital. Une vieille dame expliqua qu’il souhaitait tout connaître des problèmes des uns et des autres. Friand de confidences, il était en revanche très discret sur son compte. Personne ne fut capable de dire dans quel quartier il vivait. Après plusieurs heures à écouter des anecdotes, Lola et Ingrid se retrouvèrent autour de deux cafés insipides et admirent leur échec. Pas d’adresse, de contrat de travail, de numéro de sécurité sociale. None avait la pesanteur d’un fantôme.
– Un clandestin, c’est transparent, commenta Ingrid. Un peu comme nous.
– Vite dit ! lâcha Lola en se figeant.
Elle tira l’Américaine dans l’ombre de la machine à café. Ingrid faillit lâcher son gobelet en apercevant le commissaire Jean-Pascal Grousset flanqué de Jérôme Barthélemy et du sbire en pardessus beige. Elles se glissèrent dans la première chambre venue, celle de la vieille dame ayant confondu None avec un psy ; elle regardait la télévision d’un œil morne. Elle leur adressa un joyeux petit signe de reconnaissance. Lola expliqua qu’elle était en fait une commissaire reconvertie en détective privé, une femme honorable que la police recherchait à cause d’un vilain quiproquo. Lorsque résonna la voix du Nain de jardin, elles se cachèrent dans la salle de bains, et plus précisément dans l’étroite cabine de douche.