28

– Tout tombe à pic, dit Lola, on a le temps de passer chez Éric Buffa et de filer ensuite au cocktail « Sacs à main, main dans le sac ». Dans une enquête, il y a toujours ce moment magique où le rythme du monde se règle sur tes pas. Profitons-en. Ça ne dure pas.

Ingrid acquiesça en silence. Depuis que la baleine les avait relâchées, elle allait mieux. Depuis que Lola avait accepté un détour par la piscine de la Jonquière, pour une douche désinfectante et réparatrice, elle était même dans une forme du tonnerre et portait sans se plaindre les sacs avec le matériel. Elles avaient déniché les produits de première nécessité à l’hôpital, avant d’opérer une descente dans une grande surface spécialisée dans les cosmétiques, où l’Américaine avait trouvé son bonheur. Lola n’était pas mécontente non plus de sa trouvaille : un magnifique tampon encreur.

Elles quittèrent le métro à la station Porte de Pantin et empruntèrent l’avenue Jean-Jaurès. Lola espérait que Buffa avait la bonne idée de travailler à domicile. Pour une fois, ses espoirs furent comblés. Au 53 de la rue Edgar-Varèse, le graphiste leur ouvrit la porte d’un deux-pièces avec vue sur la Cité de la Musique et le canal de l’Ourcq. Le caractère oriental de la décoration vous absorbait dès le vestibule rouge et or. Éric Buffa les pria d’entrer dans un salon aux tentures safran. Sur une table de laque noire étaient posés de beaux livres dont L’Art chinois d’aujourd’hui et Le Monde du manga.

Lola n’eut pas à montrer patte blanche ou une quelconque carte de police périmée. Buffa avait décidé d’être prolixe : Framboise la préposée l’avait prévenu quant à la chasse au pourvoyeur de main. Ce furent justement celles du graphiste qui focalisèrent d’emblée l’attention. Longues, fines et ornées de sobres bagues en argent, elles dansèrent dans l’espace pour illustrer ses propos. Il eut des gestes aussi gracieux pour offrir des gâteaux fourrés à la pâte de lotus. Et du thé oolong dont le parfum évoquait un feu de bois au bord du Yang-Tse-Kiang.

Lola s’étonnait de ces images virevoltant dans son imagination, sous le simple effet de l’atmosphère d’un petit appartement. Une atmosphère qui vous emmenait à des milliers de kilomètres de Paris, vers des rizières et des forêts de pins, vers des temples bruns et des arbres roses.

Elle n’en écouta pas moins attentivement le jeune graphiste. Les planches anatomiques constituaient son gagne-pain. Mais c’était la vidéo artistique qui le passionnait. Éric Buffa aimait réaliser de faux meurtres, avec l’aide de ses amis. Chacun proposait une idée de fin tragique et le jeune homme la mettait en scène en embellissant l’image grâce à quelque logiciel adapté. Il était très content de l’assassinat d’une amie par un serial killer cannibale. Emporté par son sujet, Buffa n’hésitait pas à donner moult détails. Lola les absorbait sans rechigner mais se demandait tout de même quand l’artiste en viendrait à la main.

– Et c’est comme ça que j’ai rencontré Benjamin. Un talent fou. S’il continue sur sa lancée, il deviendra un maître du gore.

Ingrid avait jusqu’à présent suivi la conversation avec une attention forcée. Lola la sentit se raidir.

– Vous parlez de Benjamin ? Benjamin Noblet ?

– Vous le connaissez ?

– Elle s’intéresse au gore elle aussi, lança Lola en surveillant son amie d’un œil inquiet.

Livide, elle avait les doigts serrés sur sa tasse de thé, et Lola craignit que la pression ne fasse voler en éclats la délicate porcelaine. Mais Ingrid se maîtrisa. Elle reposa sa tasse et tourna vers Lola un visage impassible. Ses prunelles avaient une étrange fixité.

Éric Buffa expliqua comment il avait, par amitié et par affinité élective, ouvert à Benjamin Noblet le bassin au formol ainsi que la zone désaffectée, deux hauts lieux de la beauté du bizarre. Saint-Félicien recelait des trésors dignes d’inspirer les artistes les plus pointus. On n’y avait cependant pas accès sans un solide coup de pouce.

– L’administration a refusé net le projet de tournage. Dommage. Benjamin avait trouvé un sujet superbe. Le mythe du vampire revisité. Il envisageait un casting composé en partie d’acteurs du porno.

– Et pour la main ? demanda presque timidement Lola.

Elle n’avait qu’une envie, faire les rapprochements nécessaires, et évacuer au plus vite Ingrid de ce petit nid laqué et soyeux avant qu’elle ne pique une effroyable, une incommensurable crise de nerfs.

– J’avais fait, si je puis dire, miroiter de magnifiques horreurs à Benjamin, et voilà que tout lui était refusé. Alors quand il m’a demandé un service, il y a une quinzaine de jours, je n’ai pas pu dire non.

– Quel service, au juste ? demanda Lola de sa voix métamorphosée.

– Benjamin voulait une main pour un autre projet de court-métrage. Framboise a bien compris ma situation, depuis. Et j’espère que Victor Massot ne m’en tiendra pas rigueur.

– Eh bien, je vous le souhaite vivement ! dit Lola en se levant avec un sourire des plus gracieux. Nous vous remercions infiniment mais nous allons devoir vous quitter. Nous avons un cocktail Trobon sur le feu.

– Avec Ken Kamiyana ?

– Lui-même.

– J’adore ce qu’il fait. Cette façon qu’il a de travailler sur la notion de kawaï, c’est d’une subtilité !

– Kawaï ? demanda Lola en poussant Ingrid vers la porte.

– Ça signifie « mignon » en japonais, articula Ingrid d’une voix de zombie.

On se fit des courbettes dans l’entrée – sauf Ingrid, figée au point qu’on l’eût crue en hibernation dans une caverne himalayenne –, et la porte de l’appartement se referma enfin. Mutique, l’Américaine fixait la cage d’escalier comme si elle avait l’intention de s’y jeter. Lola la prit par la main. C’est toujours sans avoir échangé une parole qu’elles retrouvèrent l’avenue, les voitures, le rythme perpétuellement agacé de la vie parisienne. Ingrid ne semblait plus rien percevoir, ne semblait pas remarquer la vieille dame dont le chien larguait un étron sur le trottoir, l’homme qui garait sa Vespa sur ce même trottoir et les obligeait à contourner son engin, elle n’entendait plus les automobilistes occupés à klaxonner dans un concours de décibels aussi banal qu’inutile.

– Ingrid, je suis désolée, lui assura-t-elle en prenant son visage entre ses deux mains pour la faire focaliser.

Elle s’inquiétait. Était-il possible de tomber en catalepsie sur un coup au cœur et à la confiance ? Y avait-il des gens solides, voire vrombissants, capables de s’écrouler comme des chênes sous les assauts d’une tornade sentimentale ? Ingrid avait vu se succéder de pénibles journées. À travers les déclarations d’Éric Buffa, Ben Noblet ne venait-il pas de porter une estocade ayant la puissance d’une épée rouillée en plein cœur ? Lola voyait des ronds toxiques grossir, grossir, infester petit à petit l’âme d’Ingrid jusqu’à lui faire perdre la raison. Notre siècle avait inventé toutes sortes de remèdes subtils et discrets, à dissolution lente et à effets accélérés, mais pour autant, ne pouvait-on pas perdre la raison d’un seul coup, à la suite d’une claque phénoménale de cette chienne de vie, de cette existence mal élevée ? Mince.

Moi non plus je ne sais plus très bien où j’en suis, pensa Lola en cherchant une issue autour d’elle, un îlot symbolique dans cette mer urbaine. Un petit coin pour souffler un peu et revenir à soi. Elle enguirlanda mentalement Antoine Léger et son chien Sigmund. Ces deux adeptes de l’apnée en psyché profonde n’étaient jamais là quand on avait besoin d’eux. Elle repensa au point de vue depuis l’appartement de l’artiste et, entourant de son bras les épaules d’Ingrid, l’entraîna vers le parc de la Cité de la Musique.

 

Elles se retrouvèrent sur la pelouse, le nez dans les odeurs de canal et de barbe à papa. Autour, des gamins jouaient, des amoureux se cajolaient, des gens se racontaient leur vie, des mélomanes se rendaient au festival de jazz. Lola se souvint qu’elle allait en écouter du temps où elle était mariée. Avec son Anglais. Un drôle de numéro lui aussi, quoique nettement moins baroque que le sieur Noblet. Mais qu’est-ce qui avait bien pu passer par la tête de ce jeune ahuri, nom d’une pipe en écume ?

Allongée, Ingrid avait la main en visière sur ses paupières closes comme si le soleil était devenu une menace. Lola attendait qu’elle retrouve l’usage de la parole. Ou qu’elle ne le retrouve pas et, dans ce cas, on ameuterait le Dr Léger pour de bon.

– Il va falloir qu’on y aille, finit par articuler Ingrid.

– Qu’on aille où, ma belle ? demanda doucement Lola.

Il lui semblait que la voix d’Ingrid était une délicate feuille séchée, une dentelle d’herbier qu’un coup de vent emporterait si on ouvrait trop vite la fenêtre sur le bonheur des retrouvailles avec la réalité.

– Au cocktail. C’est l’heure. On va se changer dans les toilettes de la Cité de la Musique.

– Oui, allons nous changer. Bonne idée, Ingrid. Tu as raison.

Elles émergèrent en même temps de leurs box respectifs, allèrent étudier le résultat de leur travestissement dans la glace surplombant les lavabos.

– Tu crois vraiment que c’est une bonne idée, Ingrid ?

– Fais-moi confiance, Lola.