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Bien droite sur ses talons vertigineux, Ingrid fit sensation dans le métro. Sa mallette marquée d’une croix rouge, contenant vêtements « civils » et baskets, était assortie à sa tenue. Un calot légèrement de travers et une blouse blanche moulante fort courte, tachée de faux sang, qui dévoilait des jarretelles et des bas à résille roses. Si son œil gauche était maquillé avec force faux cils et mascara, le droit était dissimulé sous un pansement maintenu par un élastique. Détail piquant : elle portait une bande Velpeau autour du cou d’où pendait une seringue emplie d’un liquide mordoré.

Le déguisement de Lola, quoique plus sobre, ne manquait pas de piquant lui non plus. Sa simple djellaba noire était rehaussée par un stéthoscope, et sa minerve en plastique lui conférait un port hiératique. Le tout célébrait la fusion d’Erich von Stroheim et de Mae West. Ces costumes eurent un effet magique sur le portier, il déchira le coin de l’unique carton strictement personnel que lui présenta Lola en souriant à Ingrid.

Elles pénétrèrent dans une salle pleine de convives élégants, affairés autour de généreux buffets. Une grappe d’invités dansait sur le genre de musique qu’appréciait Ingrid. Montaubert ne faisait malheureusement pas partie du lot et Lola étouffa un juron d’impatience. Une armée de serveurs s’activait avec des plateaux garnis de flûtes de champagne. Quelques conversations s’interrompirent pour Ingrid, mais ce fut de courte durée.

Lola se dirigea vers le buffet le plus attrayant. Elle saisit deux assiettes immaculées et les colora rapidement d’une sélection de petits-fours salés. Elle en tendit une à Ingrid et elles mangèrent en échangeant des sourires. Ceux d’Ingrid étaient encore restreints mais Lola se sentit soulagée. Le regard de son amie avait gardé une étrangeté un rien saturnienne qui s’accordait à sa tenue, pourtant le plus gros choc était passé. Ingrid survivrait. Elle était d’ailleurs concentrée sur leur mission. Et guettait l’arrivée de Montaubert.

Lola fut donc stupéfaite en découvrant Diego Carli. Les mains dans les poches, l’air décontracté, il s’entretenait avec le portier et n’avait évidemment aucun bristol à lui présenter.

– Je lui ai demandé de venir, lâcha Ingrid avant de filer dans sa direction.

Lola abandonna son assiette vide, saisit une flûte de champagne et suivit le mouvement.

– C’est mon patient, expliqua Ingrid d’un ton décidé. Il faut que je lui assure des soins réguliers. Sinon, c’est la mort.

Le portier s’esclaffa, dit à Diego qu’il avait une chance folle d’avoir son infirmière personnelle et le laissa entrer. Lola salua le jeune homme puis interrogea Ingrid du regard. Celle-ci expliqua qu’elle avait fini par accepter l’invitation à danser de Diego, il y avait des moments dans l’existence où il était indispensable de se secouer en rythme. Et puis Diego possédait une information intéressante à propos du carnet. Lola le lui avait confié avec pour mission d’étudier les contacts via le net, de dénicher un lien éventuel avec Pascal Grégoriot. Le petit carnet chic avait parlé.

– Et que t’a-t-il dit ? demanda Lola.

– Il m’a parlé de moi.

Lola considéra Diego d’un air dubitatif et attendit la suite.

– Je suis dans le carnet de Roland Montaubert. Noir sur blanc.

– Mais je ne t’y ai pas vu !

– Normal. Mon numéro de téléphone est noté à côté de celui d’Alice, sans mon nom.

– Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ?

– Aucune idée, je n’ai jamais vu ce type de ma vie et il ne m’a jamais téléphoné, répliqua-t-il en rendant le carnet.

Lola le fourra dans son sac banane pendant qu’Ingrid entraînait, avec une certaine avidité, le jeune homme vers la piste de danse. Lola les regarda tanguer un moment. Maintenant que son accoutrement avait joué son rôle de sésame, elle songeait à l’abandonner. Elle se débarrassa de sa minerve aux toilettes, hésita pour le stéthoscope, et finit par le garder après avoir décoché un clin d’œil à son reflet dans le miroir. Docteur Lola qui ne rêve que de vous faire accoucher en douceur. Tu vas voir ce que tu vas voir, mon Montaubert. Tu vas me dire ce que fait Diego dans ton carnet. Et si Alice était dans ton collimateur. Tu vas m’expliquer pourquoi tu aimes tant les fleurs. Tu vas tout me donner, je te le garantis !

Ingrid et Diego purent danser tout leur saoul car Roland Montaubert n’arriva pas. En revanche, Lola repéra une brune à la robe bleu électrique et au rouge à lèvres offensif qui l’observait de loin, et du haut d’un bon mètre quatre-vingts. Lola reconnut enfin Mireille Coste sous sa perruque à frange épaisse qui évoquait les années psychédéliques avec autant d’efficacité que le petit intérieur d’Ingrid. Mireille fit durer le plaisir en se donnant des allures d’espionne internationale. Elle alla renifler le buffet, sélectionna un canapé de ses doigts délicats et vint faire face à Lola en compagnie d’un sourire factice.

– Le passeport, dit-elle simplement.

– Montaubert, répliqua Lola sur le même ton.

– Il n’est plus à Paris. Pas la peine de vous énerver, je ne suis que sa messagère.

– Le passeport est là, dit Lola en tapotant sa ceinture banane. Mais d’abord et avant tout, je veux la version non expurgée de la mort d’Alice. J’avais pourtant été claire avec Montaubert, au téléphone.

– Je vais vous la donner. Vous n’avez pas besoin de Roland pour ça.

Lola constata qu’elle prononçait le prénom du night-clubber avec une certaine affection. Et puis son regard s’était embué.

– Vas-y, je t’écoute.

– Je ferais n’importe quoi pour Roland.

– Très bien.

– Non, il faut vraiment que vous compreniez ça pour comprendre la suite.

– Si tu veux.

– Roland est un homme d’un autre monde.

S’agaçant de ces minauderies, Lola eut envie de demander si Roland débarquait d’Alpha du Centaure et avait plus de quarante-six chromosomes, puis renonça. Mireille offrait un numéro alambiqué mais semblait malgré tout sur le point de livrer un gramme de vérité.

– Il a vécu une enfance aisée, reprit-elle.

Lola se souvint des photos de famille dans le studio monacal, ces clichés racontant la vie bourgeoise, les douces journées en bord de mer. Elle se sentit pleine d’espoir tout à coup. Docteur Lola va y arriver, finalement.

– Et puis tout s’est arrêté. Comme ça, du jour au lendemain.

La jeune fille avait claqué des doigts et un serveur crut qu’elle l’interpellait. Mireille Coste refusa le champagne. Lola jugea que ça tombait bien et en profita pour rafler deux flûtes.

– Son père a fait faillite. Envolés la belle villa sur la côte d’Émeraude, les cours de golf, l’appartement parisien, les séjours linguistiques en Angleterre, les projets d’études dans les grandes universités américaines. Mais ce n’est pas tout.

– J’espère bien.

– Montaubert père s’est jeté par la fenêtre de son appartement parisien.

– Quand ça ?

– Roland avait dix-sept ans. Il a dû trouver des petits boulots pour faire vivre sa sœur et sa mère. Barman, danseur mondain…

– Ah, parce qu’il danse lui aussi ?

– Plus maintenant. Aujourd’hui, il regarde les autres se trémousser depuis les banquettes des meilleures boîtes. Il a fait de cette vie un métier, en créant Paris est une fête avec Karine et Georges.

Mireille baissa la tête et eut un mouvement de recul. Lola se mordit les lèvres. Cette gamine exaltée n’allait pas la planter là. Le suicide par défenestration du père de Montaubert était enfin une information, un de ces liens qui manquaient cruellement dans cette histoire. Lola aurait bien appliqué son stéthoscope sur la tempe de son interlocutrice, dans un geste allégorique de pompage. Au lieu de cela, elle lui attrapa doucement le menton et la força à la regarder. Mireille Coste n’avait décidément pas l’air dans son assiette.

– Vous me donnerez le passeport, promis ?

Lola sentit la culpabilité lui nouer la gorge mais elle se concentra sur Papy Dynamite, sur la fin horrible d’Alice, sur les ennuis polymorphes d’Ingrid. Ce n’était pas la première fois qu’elle devait mentir. Dans sa carrière de flic, les occasions n’avaient jamais manqué. Elle livra une phrase à l’aspect franc comme du bon pain.

– Je te le donnerai.

– Vous vous souvenez de la nuit où vous êtes venue m’interroger ?

Lola hocha la tête et tenta de conserver un visage sincère.

– Je vous ai dit que j’avais un petit ami sérieux. Eh bien, c’est Roland. On est ensemble depuis deux ans. Personne ne le sait. Alice non plus ne le savait pas. Roland trouvait que c’était mieux comme ça.

– Mieux pour qui ?

Au lieu de répondre, Mireille préféra s’essuyer les yeux avec sa serviette en papier. Elle n’avait plus rien d’une vamp. Mais tout de la gamine paumée.

– Paris est une fête ne marche pas si bien que ça. Les temps sont durs. Alors Roland a trouvé une idée. Une idée simple.

La réflexion d’Ingrid revint comme un boomerang. Les belles idées simples sont les plus difficiles à trouver.

– Il recueille des informations. Et il les monnaye. Incognito. Évidemment, il faut travailler les gens pour qu’ils parlent. Et c’est là que des filles comme Alice… ou comme moi… entrent en scène.

Chaque confidence lui arrachait un kilo de fierté. Lola n’aurait pas aimé être à sa place.

– On ne se contentait pas d’animer des mariages ou des anniversaires, Alice et moi. On faisait notre numéro de Britney et Madonna dans des endroits à l’ambiance moins familiale. Je ne sais pas pourquoi Alice marchait dans la combine mais moi, c’était pour Roland. Même s’il me demandait de coucher avec un vieux moche, j’étais d’accord.

Elle avait un regard de défi à présent. Grâce à son besoin de redresser l’échine après sa peu reluisante confidence, elle avait gagné quelques centimètres. Et elle était fort belle. Incroyable ce que certaines gamines étaient prêtes à faire pour des hommes bien plus vieux. Était-elle fascinée par ce monde d’illusions dont Montaubert maîtrisait si bien les règles ?

– Je me souviens aussi de t’avoir dit : « Une jeune fille est morte et ça aurait pu être toi. » Alors pourquoi Alice, Mireille ?

– Je n’en sais rien.

– Tu ne vas pas me laisser en plan ! Tu m’as avoué le plus dur.

Lola la sentait prête à pleurer. Et d’ailleurs ses mains tremblaient.

– Il y a eu la soirée latex liquide.

– Qu’est-ce que c’est que ce bazar ? Un produit extensible pour une époque élastique ?

– Ça s’applique directement sur la peau nue. Ça sèche vite et vous vous retrouvez avec un vêtement qui dessine toutes vos formes. Ajoutez des talons aiguilles, et c’est l’effet bœuf.

– J’imagine.

– J’étais en Madonna, elle en Britney, le latex nous donnait le corps de Catwoman. On se produisait dans un immeuble désaffecté. Il y avait pas mal de gens connus. Et beaucoup de dope. On devait mettre un P-DG allemand à l’aise. Quelqu’un filmait en douce. Roland comptait monnayer le film. Ça s’est mal passé…

– Continue.

– Un junkie. Il a agressé Alice. Comme une idiote, elle a couru vers Roland. Et le junkie a pété les plombs. Il a commencé à le frapper. J’ai utilisé ma bombe d’autodéfense. On a réussi à s’en débarrasser mais Roland était furieux. Alice l’avait embarrassé devant des gens importants. Et le pire, c’est qu’après ça, elle nous a fait la gueule !

– Le junkie a pu se venger d’elle par la suite.

– Ça m’étonnerait. Il n’avait aucun moyen de connaître son identité. Ça s’est passé très vite et des vigiles l’ont maîtrisé. Non, je vous raconte ça pour que vous sachiez que Roland est dans les ennuis. Si les flics apprennent qu’il alimentait la caisse de Paris est une fête avec… avec…

– Avec des donations forcées ?

– Si vous voulez. Eh bien, ils y verront la bonne raison pour supprimer Alice. Sans compter la similitude bizarre avec le père de Roland se jetant dans le vide.

Les deux femmes se fixèrent un instant. Le visage de Mireille était empreint d’une tristesse trop lourde pour son âge.

– Je sais ce que vous pensez. Mais moi je connais Roland. Il ne l’a pas tuée. C’est un homme d’honneur.

Homme d’honneur, homme du monde, homme d’un autre monde. Roland Montaubert ou l’Homo sapiens sapiens polyvalent. Lola se sentait à la fois apitoyée et agacée.

– Ce n’est pas le qualificatif que j’accorde aux maîtres chanteurs habituellement. Ni aux maquereaux.

– Le monde est plus compliqué que vos classifications, madame Jost. Moi, je sais que Roland est incapable de tuer. Le problème c’est qu’au moment de la mort d’Alice, il était seul. On avait passé le début de la matinée ensemble, chez lui. Ensuite, je suis allée travailler. Je regretterai toute ma vie de ne pas être restée, ce jour-là.

À cet âge, elles aiment les formules définitives, pensait Lola. Jolie comme tu l’es, ma petite, tu l’oublieras, ton gros homme du monde. Tu te trouveras un jeune homme de ton âge, du monde ou d’ailleurs.

– Où est-il ?

– En province.

– C’est vaste.

– Oui, et c’est ça qui est bien, madame Jost. Vous me le donnez, ce passeport ?

Elle avait dit ça d’un ton suppliant. Mais Lola sentait qu’elle était prête à faire des bêtises. Après tout, elle était du genre à se déguiser en Catwoman pour exacerber la libido de types qui en avaient trop vu et trop fait, et qui cherchaient des sensations nouvelles pour les oublier aussi vite. Lola lui tendit le passeport. Comme elle l’avait prévu, la gamine l’ouvrit à la page de la photo, elle hésita à en tourner une autre dans un moment qui dura un peu trop au goût de Lola. Elle le referma enfin et le glissa dans son sac. Lola nota en passant qu’il s’agissait d’un de ceux dessinés par l’artiste japonais et que les élégantes s’arrachaient pour une fortune ; l’argent que Montaubert avait subtilisé aux « vieux moches » servait aussi à autre chose qu’à renflouer les caisses de Paris est une fête.

La môme Coste avait déjà tourné les talons, et ce départ nerveux mais silencieux convenait à Lola. Il était temps de s’en aller, et vite. L’amante de Montaubert aurait peut-être l’idée de jeter un second coup d’œil au passeport. Lola fit signe à Ingrid et Diego, puis se dirigea vers la sortie. Une main de fer lui agrippa l’avant-bras. Elle se retourna pour faire face à Mireille Coste, à son visage en colère.

– Vous vous êtes bien foutue de moi !

Elle contrôlait le volume de sa voix mais ses ongles s’enfonçaient dans la chair. Pour le moment, personne ne prêtait attention à leur altercation. Lola tenta de lui tordre le poignet. Coste ne lâcha pas prise.

– Vous ne savez pas de quoi je suis capable !

– Toi non plus, articula Ingrid dans son dos.

Coste eut un sursaut et ses yeux s’affolèrent.

– Tu lâches Lola ou je t’injecte ta dose. Tu mettras des années à l’oublier.

Diego entraînait déjà Lola vers la sortie. Coste voulut frapper Ingrid avec son sac. L’Américaine lui enfonça sa seringue dans la fesse droite, injecta le produit, laissa l’aiguille fichée et partit en courant. Coste arracha la seringue et la jeta vers Ingrid en même temps qu’une profusion de jurons. Ingrid se retourna. Un vigile agrippait Coste. La jeune fille laissa tomber le passeport, son sac design, et s’effondra. Si Diego avait bien calculé le dosage, Coste venait de gagner quelques heures d’absence et d’insouciance.

Lola et Diego avaient arrêté un taxi, et le trio se glissa à l’intérieur. À peine assise, Ingrid donna d’une voix assurée l’adresse de Benjamin Noblet au chauffeur.

– Pourquoi a-t-elle piqué sa crise ? demanda Diego.

– Le passeport de Montaubert, répondit sobrement Lola.

– Qu’est-ce qu’il a de spécial ?

Au lieu de répondre, elle sortit le tampon et la plaque d’encre du sac banane. Puis elle demanda à Diego de lui tendre sa main. Elle la tamponna avec application.

– « Annulé » ? lut Diego.

– Je sais, c’est banal, répondit-elle. Mais c’est comme ça qu’on oblitère un passeport, en général. Et puis le vendeur n’avait pas hijo de puta en magasin.

– Too bad, dit Ingrid.