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– Oh, c’est toi ! Tu es magnifique dans cette tenue. Entre, baby, tu m’as tellement manqué !

Le sourire de Ben Noblet fondit comme tiramisu au micro-ondes lorsqu’il aperçut Lola Jost et Diego Carli.

– Pourquoi cette délégation ?

– C’est tout ce que tu trouves à dire ! déclara Ingrid sur le ton du constat.

Ben Noblet portait un survêtement à rayures. Lola pensa au sac de Roland Montaubert ; lui, au moins, se remuait dans une piscine alors que Noblet n’avait jamais été connu pour s’agiter autre chose que les neurones. À trop grande vitesse, comme dans un accélérateur de particules. Tout le monde pénétra dans l’appartement et se retrouva face à un téléviseur qui diffusait un film d’horreur. Noblet utilisa sa télécommande et le visage d’une actrice s’immobilisa sur un cri. Le trio accepta de s’asseoir dans le canapé mais refusa les bières que le maître de maison proposait en ouvrant son réfrigérateur.

– On a développé une aversion pour les armoires réfrigérantes, dit Lola pour lancer le débat.

– Mais qu’est-ce qui vous arrive, les filles ? (Et, se tournant vers Diego : ) Et pourquoi tu es là, toi, le danseur de mes deux ?

– On t’arrête tout de suite, lança Lola. Si quelqu’un a le droit de s’énerver ici, ce n’est pas toi.

– Éric Buffa a vendu le morceau, articula Ingrid en contenant sa colère. Et dire que tu as proposé de m’aider à enquêter ! Parmi les amateurs de gore !

On dit « vendre » la mèche et « manger » le morceau, ma grande, pensa tendrement Lola, mais tes traficotages linguistiques sont excusés. Tout t’est pardonné jusqu’à nouvel ordre. Mais surtout ne monte pas sur tes grands chevaux. Si on veut faire jaillir la vérité sans verser dans le fossé – et celle-là doit être bien crapoteuse –, il faut de la méthode et de la maîtrise et point trop de sentiments aveuglants. Lola fit signe à Ben de s’asseoir docilement dans son canapé. Il crut bon de jouer les rebelles, de tirer une chaise pour s’y installer à califourchon et dominer son monde.

– Il n’y a plus rien à nier, dit-elle d’un ton pacifique. Personne n’ignore qu’Éric Buffa t’a fourni une main en provenance de Saint-Félicien et que tu l’as mise dans le réfrigérateur d’Ingrid. C’était facile. Tu as conservé un double des clés et tu connais ses horaires.

Ben orienta vers Diego un regard lance-flammes.

– Je ne nierai rien du tout, mais d’abord, je veux savoir ce qu’il fout là. C’est ton nouveau petit ami, Ingrid ? Et tu l’as amené ici pour une démonstration ?

– Je vous laisse régler vos affaires entre vous, dit Diego en se levant.

– Non, reste, dit Ingrid. (Et, s’adressant à Ben : ) Tu n’y es pas du tout. À cause de tes manipulations, Lola et moi pataugeons dans une embrouille insensée ! Diego nous a fourni un abri. Il a le droit d’être où bon lui semble. Je te passe les détails, mais on ne peut même plus dormir chez nous et des tortionnaires sont à nos trousses.

– C’est vrai ?

Ben avait l’air désolé. Il se lança d’ailleurs dans un discours où il proposa son aide et sa protection.

– Tu me menaces comme un maniaque et ensuite, tu veux me protéger !

– Justement, l’idée vient de là, baby. J’ai cru monter un scénario imparable, je me suis planté. Mais j’ai fait tout ça pour toi.

Ingrid étant sur le point de répliquer, Lola lui demanda de laisser Ben s’expliquer.

– Quand tu m’as quitté, j’ai cru devenir fou. Et puis j’ai réfléchi, et je me suis dit que j’allais te reconquérir. Par tous les moyens.

En racontant, Ben jetait des coups d’œil au visage horrifié de l’actrice sur le DVD en mode pause. Lola commençait à comprendre ce qu’avait été son cheminement de pensée. Ben Noblet, un compliqué, un cérébral. Un spécialiste du frisson cinématographique. Qu’avait dit Éric Buffa sur un ton admiratif ? S’il continue sur sa lancée, il deviendra un maître du gore. Pour l’instant, il était champion dans l’art de la bourde et c’était assez somptueux.

– J’avais eu l’idée d’un film de vampire qui se déroulerait dans la zone désaffectée, un projet refusé. L’expérience m’a permis de rencontrer Éric. Il m’a parlé du bassin aux cadavres. J’ai pensé te fabriquer une peur bien animale. Pour que tu éprouves une envie irrépressible de te réfugier dans mes bras. C’est sans doute l’idée la plus stupide que j’aie jamais eue.

– Exactly !

– Mais si c’était à refaire, je recommencerais. Parce que tu ne m’as pas laissé le choix. Tu m’as jeté comme un chien. Tout ça parce que je voulais percer tes cachotteries. Et que j’étais prêt à tout aimer de toi. Tes « danses » au Calypso, peu d’hommes seraient capables de les encaisser, crois-moi !

Diego écoutait avec une concentration religieuse. Que devinait-il au juste ? Mais Ben reprenait déjà, expliquait qu’il avait pensé au clou pour suggérer une dimension mystique immédiatement effrayante. Le traitement étant rude, il ne s’agissait pas de l’administrer trop longtemps.

– Ça nous a amenées à prendre des risques dont on aurait pu se passer, intervint Lola.

– Et pour toi, c’était couru d’avance ! lança Ingrid. Je devais te demander protection comme une mijaurée effarouchée. Tu me prends pour qui ?

– Pour une femme, Ingrid.

– Stupid macho ! Silly prick !

– Vous n’allez pas remettre ça !

– Contrairement à ce que tu crois, je t’ai ménagée. J’ai pensé à vaporiser la main avec un déodorant. Je voulais te faire peur mais pas te traumatiser.

Ingrid se laissa aller à la renverse dans le canapé comme si Ben venait de l’assommer avec son gourdin à bla-bla. Lola ne put s’empêcher de sourire.

– Bon, Ingrid, parlons peu mais bien. Tu m’as forcé à me couvrir de ridicule et à ouvrir mon cœur devant Lola et un parfait inconnu, tu m’obliges donc à aller jusqu’au bout.

– Parce qu’il y a encore un bout après toutes ces extrémités ? ne put s’empêcher de demander Lola.

Noblet fit mine d’ignorer la remarque et s’approcha d’Ingrid.

– Je veux que tu restes ici, cette nuit. Et toutes les autres nuits, d’ailleurs. Et puis, je vais être magnanime pour que tu comprennes bien que la mesquinerie n’est pas mon rayon. Lola et ton ami peuvent rester. Jusqu’à demain matin.

Ingrid se releva d’un bond et fila à la salle de bains, sa mallette sous le bras. Quand elle revint, elle portait le jean et le sobre tee-shirt fournis par Diego. Elle prit la porte sans accorder un regard à Ben.

– Tu ne vas pas partir comme ça !

– Je te laisse la blouse d’infirmière ensanglantée, ça te servira pour ton cinéma d’auteur ! lança-t-elle depuis le palier.

Lola et Diego se levèrent. Il esquissa un geste de consolation vers Ben, se ravisa et suivit Lola. Ils quittèrent l’immeuble. Ingrid filait vers le canal. Une fenêtre s’ouvrit méchamment sur la rue endormie.

– JE TAIME, INGRID ! QUE TU LE VEUILLES OU NON !

Diego et Lola accélérèrent le pas pour rattraper leur amie.

– Il a de la chance dans son malheur, dit Diego.

– Quelle chance ?

– D’aimer comme ça. Moi, ça ne m’est jamais arrivé. Et j’aimerais bien que ça m’arrive.

– Tu n’es pas le seul, je crois.

– ET TOI AUSSI, ESPÈCE DE PRÉSOMPTUEUSE ! TOI AUSSI !

– Dis-moi, Lola…

– Oui, mon garçon ?

– Qu’est-ce que c’est que ces histoires de danse, et plus précisément de calypso ?

– Oh, je ne sais pas trop.

– ¡ Madre de Dios ! La vie d’Ingrid est d’un compliqué…