Ingrid conduisait depuis longtemps et les fréquences radiophoniques s’effilochaient dans une cacophonie désagréable. Lola fouillait la boîte à gants à la recherche de cassettes.
– Bobby Womack, Stevie Wonder, Dionne Warwick. Que préfères-tu ?
– Tout est bien, tout est funky. Je ne savais pas que Khadidja aimait les classiques.
– Il y a tant de choses qu’on ignore à propos des gens, répondit Lola en glissant The Very Best of Bobby Womack dans le lecteur.
Ingrid se mit à chanter en chœur.
Across 110 th street / Pimps trying to catch a woman that’s weak / Across 110 th street / Pushers won’t let the junkie go free…1
– On pourrait peut-être se contenter d’écouter ?
– Je ne peux pas m’en empêcher, Lola. C’est une musique qui rend trop heureux.
Lola se laissa prendre par la chanson, le ronronnement du moteur, le paysage d’autoroute. Elle se rendait compte qu’elles partaient les mains vides, leurs ponts détruits derrière elles, et qu’il leur fallait s’abandonner à la spirale de ce temps mort. Nous sommes dans l’œil du cyclone. Malgré cela, Ingrid trouvait la force de chanter et cette joie faisait du bien.
Lola pensa à ses deux petites-filles et à son fils, là-bas, à Tokyo. Ingrid avait proposé qu’elles aillent barouder aussi loin que cet Est lointain. Qu’elles se rapprochent de la tendresse. Sur le moment, l’idée lui avait paru irrecevable. Aujourd’hui, on partait dans un sens alors qu’on aurait dû filer dans l’autre. Il restait un fouillis à dénouer, emmêlé serré à vous étrangler.
Lola lissa les plis de la robe beige retrouvée. La tenue de Mère supérieure reposait dans le coffre. C’était peut-être le dernier cassoulet en cornette au bord de l’absurde, le dernier baroud avec Ingrid. Après Bobby Womack, l’Américaine exigea Dionne Warwick. Elle avait l’énergie des enfants, des mouettes et des désespérés de bonne qualité.
Lola laissa faire jusqu’à Rennes et, à partir de là, il fallut se concentrer sur l’itinéraire. L’autoroute avait cédé la place à une nationale, les hésitations météorologiques à une solide averse. Après quelques tergiversations, elles réussirent à mettre le cap sur la côte d’Émeraude, celle que racontaient les photos de Roland Montaubert.
– Et une fois là-bas, comment va-t-on le retrouver ? demanda enfin Ingrid comme en écho à ces pensées.
– On va consulter quelqu’un dans ton genre. J’ai ma petite idée.
La pluie se calma avant Saint-Malo. Ingrid s’extasia en découvrant la cité corsaire, fière derrière ses remparts. Un détour par une boutique de téléphonie s’imposa puis par un magasin de vêtements marins, et on se gara aux abords d’intra-muros vers les dix-sept heures. Ingrid voulut humer sans plus attendre les embruns ; alors qu’elle traversait la chaussée, un rayon de soleil troua les nues et le crachin l’enveloppa dans un voile scintillant.
Lola releva sa capuche, étira son corps douloureux et suivit Ingrid. Déserte, la plage du Sillon s’étirait jusqu’aux villas de Paramé, gommées par la brume. Des mouettes veillaient sur leur grève en bandes criardes. Non loin, elle vit une cabine publique. Montaubert avait-il appelé son beau-frère de là, ou s’était-il procuré un nouveau portable ? Et s’il bivouaquait plutôt en Normandie ou sur une plage belge ou même dans le Sud ? Les mouettes se moquaient des frontières. Pour autant, la nostalgie était le trait dominant du caractère du night-clubber et le bel espoir auquel il fallait s’accrocher. Lola laissa Ingrid se repaître de l’air du large puis déclara qu’on se rendait aux Thermes marins.
– C’est à deux pas.
– Vas-tu enfin me dire ce qui nous y attend ?
– Une thalassothérapeute.
– C’est une autre façon de dire légiste ?
– Mais non, Thanatos, c’est une autre histoire. Virginie Le Goff ressuscite les gens, comme toi. Mais à coups d’eau de mer et de boues d’algues.
– Pourquoi en saurait-elle plus que nous sur Montaubert ?
– Parce qu’elle est bretonne depuis plusieurs générations. Et mariée à un flic que j’ai fait muter dans sa belle région alors qu’il dépérissait à Paris. Depuis, les Le Goff m’aiment.
– Pourquoi ne pas le questionner directement ?
– Pour ne pas l’entraîner dans nos ennuis. Je vais demander à Virginie d’interroger sa mémoire et ses relations. Ça marche aussi bien que les fichiers policiers.
Elles durent attendre que Virginie Le Goff ait fini son dernier cataplasme revigorant. Dans la salle d’attente, tournant les pages d’un magazine, Lola aurait apprécié un cataplasme anticataclysmes. Ingrid regardait des poissons danser dans un aquarium de belle taille, ou admirait la mer. La nuit vint effacer la plage et les lampadaires illuminèrent le Sillon.
Virginie Le Goff écouta le récit de leurs mésaventures puis proposa de prévenir son mari, mais Lola insista pour le laisser hors jeu. La jeune femme accepta de se lancer dans une série de coups de téléphone, Lola se rendit vite compte que c’était en pure perte. Virginie Le Goff raccrocha, l’air embêté.
– Personne n’a croisé Roland Montaubert, Lola. Et pourtant, le copain qui tient le café place de la Croix-du-Fief voit passer du monde. Tout ce que j’ai à vous proposer pour le moment, c’est des souvenirs. Ma grand-mère n’a pas oublié la famille Montaubert. Des armateurs aisés. Le fils est parti vivre à Paris. Après son mariage, il a racheté une maison dans la région. Depuis, elle a été revendue à un Américain, on n’a plus revu ni Roland ni sa sœur.
– Une maison sur une île ?
– Oui, une belle propriété dans l’anse de la Gigue. Elle est gardée toute l’année. Les chiens nous cassent les oreilles quand on va se baigner le dimanche avec Louis et les petites.
– J’aimerais que tu continues d’interroger ton monde, Virginie, et que tu me tiennes au courant.
– Vous venez dormir à la maison, tout de même !
– Hors de question. On s’est trouvé un petit hôtel avec vue sur la mer. Crois-moi, ma belle, c’est mieux pour tout le monde, et ne fais pas cette tête-là, ma coéquipière et moi sommes solides.
1 Sur la 110e Rue, les maquereaux sont à l’affût d’une faible femme / Sur la 110e Rue, les dealers ne laissent pas les junkies en paix…