Plusieurs jours avaient passé et si Virginie téléphonait, c’était plus pour prendre des nouvelles que pour en donner. Lola était touchée par sa sollicitude mais aurait préféré du tangible. Elle refusait d’admettre qu’on cherchait des aiguilles dans des bottes d’algues et des étoiles de mer à six branches. Après le ratissage des quartiers de Saint-Malo, elle envisageait de passer Cancale à la question. Des marins aux ostréiculteurs, des cafetiers aux commerçants, des hôteliers aux loueurs de voitures. Si les mouettes ayant agacé les oreilles de Georges Lebouteux étaient bien des oiseaux pélagiques et bretons, on finirait par dénicher l’homme du monde, par le survoler avant de fondre sur lui en piqué.
Ingrid voulut faire un détour par la pointe du Grouin. Il fallut la suivre sur un sentier battu par les vents. Le ciel offrait un bleu ardent, strié de nuages en cavale. Abasourdie par le spectacle, elle bêtifia un peu en nourrissant à la galette bretonne une mouette à la fois insolente et timide. Lola engloutit son gâteau sans en céder une miette. Accroupies dans les roches, au bord du précipice, elles se laissèrent rasséréner par l’immensité. Elles se levèrent en même temps pour repartir vers la voiture.
Ingrid se gara sur le parking du port et déclara que c’était dommage.
– Quoi donc ?
– Imagine des fouineurs cachés partout, prêts à filmer nos émotions, nos extases. Le genre paparazzi mais spécialisés dans les gens ordinaires comme toi et moi. Tu sais ce qui s’est passé récemment à Taïwan ?
– Comment le saurais-je ? Je suis un peu occupée entre deux émotions et trois extases.
– Une pauvre femme voulait en finir.
– Avec la vie ?
– Avec quoi d’autre ?
– Je ne sais pas, son percepteur, son plan de carrière, ses régimes successifs…
– Elle avait décidé de se noyer. Mais elle s’est empêtrée dans la rive boueuse de la rivière et ne pouvait plus bouger. Des passants ont fini par la découvrir. En moins de temps qu’il n’en faut pour dire « souriez, vous passez à la télé ! », les reporters rappliquaient et la filmaient sous toutes les coutures en la mitraillant de questions. Ce genre de fait divers me colle une trouille du tonnerre !
– Embourbons-nous dans les parcs à huîtres pour faire un test, si tu veux.
– Ne me dis pas que tout ça ne t’inquiète pas !
– Tes peurs sont plus sophistiquées que les miennes. Et nous avons du boulot…
Elles passèrent les commerces au crible, posèrent les mêmes questions, et ne récupérèrent aucune information. On pique-niqua sur un banc, d’une baguette au levain et d’une andouille de Guéméné, en admirant le Mont-Saint-Michel que les nuages avaient eu la bonté de libérer. Puis Lola déclara que le vent du large lui avait creusé l’appétit et que quelques huîtres s’imposaient pour se sentir vraiment contente. Et peut-être même un muscadet pour faire glisser la joie.
– Profitons-en avant que les caméras ne nous dénichent.
– Give me a break, will you ?
Quelques ostréiculteurs avaient monté des stands modestes dans un petit marché. Elles se séparèrent pour faire leur choix et questionner le plus de gens possible, puis se retrouvèrent sur la jetée où elles s’assirent à même le macadam, jambes pendantes au-dessus des parcs à huîtres. Lola déballa un couteau et ouvrit ses creuses N˚ 3, pendant qu’Ingrid s’attaquait aux N˚ 2. Puis elles entamèrent leur dégustation, jetant les coquilles vers les parcs où des milliers de conques attendaient de devenir de beaux fossiles.
– Décidément, personne ne sait rien, lâcha Ingrid la bouche pleine.
Pourtant, elle ne semblait pas démoralisée ; Lola sentait que sa compagne aurait pu passer le printemps, l’été, l’automne en Bretagne nord. Et peut-être l’hiver. Cette grande fille toute simple avait bien moins peur des tempêtes que des caméras.
– Oui, pas de chance, dit Lola en lorgnant les devantures des cafés.
Il fallait tout de même penser à l’estaminet où l’on irait rincer la joie. Elles terminaient leur troisième douzaine lorsqu’une femme s’approcha. Lola reconnut l’une des ostréicultrices, qui demeura bras croisés, à observer le ciel changeant, et laissa venir. Ce n’était pas le moment de gâcher l’ambiance d’osmose et d’abandon.
– Tout à l’heure, vous m’avez demandé si j’avais vu ce chauve costaud et au beau regard vert. Je n’aime pas jaser devant mes collègues, alors je n’ai rien dit.
– Allez-y, on vous écoute. C’est très gentil à vous de nous aider.
– Mais je ne voudrais pas créer d’ennuis à quelqu’un que je ne connais pas.
– Roland est le mari de ma sœur. Il refuse de payer la pension alimentaire. Je pense qu’il se cache chez une petite amie dans la région. J’aimerais arranger ça à l’amiable. Je m’entendais bien avec lui, dans le temps.
Lola s’était exprimée d’une voix étale, adaptée à une grève beige couverte d’huîtres vides. Rien ne tranchait par rapport à l’atmosphère du port, les bateaux aux coques pimpantes, le ciel et les nuages si propres. Et moi qui mens si bien. Dire que dans une autre vie, j’avais horreur de ça.
– Je comprends, reprit l’ostréicultrice. J’ai eu les mêmes ennuis.
– Oui, ce n’est facile pour personne.
Lola sonnait d’autant plus juste qu’elle exprimait ce qu’elle ressentait. Elle compatissait. Je mens, je dis la vérité ; en alternant, on est moins à contresens de soi. Elle se revit au bord du bassin de Saint-Félicien, dans les odeurs de Thanatos, soutirant des informations à Victor Massot et à Framboise, en oubliant de s’intéresser à eux. N’avait-elle pas toujours agi ainsi durant sa carrière de commissaire ? Curieux de s’apercevoir qu’on peut changer à tout âge, au lieu de finir comme une vieille coquille.
– J’ai vu cet homme au Relais des Embruns.
L’ostréicultrice désignait un petit café-restaurant aux murs ocre.
– Il était avec Bastien Kernel, le brocanteur. Ça avait l’air de négocier sévère. Il faut dire que Kernel est retors.
– On le trouve où ?
– Il a un hangar sur la route de Saint-Servan. Mais ne comptez pas sur lui pour vous dire où loge votre beau-frère.
– C’est bien ma chance.
– Vous aurez plus de résultats avec Thomas.
– Qui est-ce ?
– C’est l’apprenti, le chauffeur, l’homme à tout faire de Kernel. Si vous lui donnez la pièce, il vous aidera. Kernel le paie à peine et Thomas a deux jeunes enfants.
Lola insista pour inviter l’ostréicultrice à prendre un petit blanc au Relais des Embruns. Bernadette donna une description de Kernel et de son apprenti puis on passa à autre chose. Lola l’écouta lui raconter ses impayés et ses désamours. Pour faire bonne mesure, elle y alla de quelques révélations sur son ex-époux. Un Anglais qui aimait trop le jazz et les femmes. Ingrid se contenta d’écouter, elle n’avait pas envie de s’attarder sur les hommes et leurs virages à trois cent soixante degrés.
On reprit la route en direction de Saint-Servan. Lola questionna quelques passants et dénicha le hangar. Une camionnette était garée devant le bâtiment, portière arrière ouverte. Ingrid se gara au bord d’un champ où broutait un gros cheval noir. Deux hommes, à n’en pas douter Bastien Kernel et Thomas, sortirent une commode du hangar et la chargèrent dans le véhicule. L’apprenti prit le volant, et Ingrid la filature en expliquant à une Lola désormais blasée qu’elle avait vécu une scène similaire à Cuba. La tournée les emmena vers plusieurs demeures dans la campagne.
Elle se termina à Saint-Malo dans le port de Saint-Servan. Kernel et son apprenti se séparèrent sur une livraison de buffet. Le brocanteur gravit un sentier à flanc de falaise qui menait à un restaurant. L’apprenti reprit le volant. Elles le suivirent jusqu’à la mairie puis dans une ruelle où il trouva à se garer. Pendant qu’Ingrid cherchait une place, Lola fila le jeune homme qui pénétra dans un immeuble. L’une des boîtes à lettres appartenait à un Thomas Le Cornec.
La porte s’ouvrit sur une odeur de rôti. Une serviette de table en main, un garçonnet dans ses jambes de pantalon, il avait un regard franc et direct. Lola lui raconta sans hésiter l’histoire du beau-frère mauvais payeur. Il l’écouta en caressant la tête de son fils, l’air d’approuver sa démarche. Elle lui donna deux billets de cent euros, et il lui apprit qu’un sexagénaire chauve et chic, nommé Martin, avait vendu deux marines françaises du XVIIe siècle à Bastien Kernel ; une excellente affaire, le client était pressé, mais il ignorait où habitait ce monsieur Martin. La vente s’était faite la semaine passée, et s’était réglée sans anicroches, livraison discrète au hangar, paiement en liquide. Détail surprenant : le chauve chic se déplaçait au moyen d’une vieille Mobylette.
Lola insista et comprit que le jeune homme lui avait dit tout ce qu’il savait. Ils échangèrent des promesses de discrétion mutuelle vis-à-vis de Kernel.
À peine dans la rue, Ingrid laissait fuser une question.
– Tu ne trouves pas qu’il nous a renseignées facilement ? Notre air engageant suffit rarement, d’habitude.
– Il a cru à notre histoire. Je mens à merveille quand je veux.
– D’accord, mais tout de même !
– C’est une question de timing.
– Comment ça ?
– Thomas Le Cornec a besoin d’argent. Mais il n’est pas fou et tient à son job. Il sait que les flics ont autre chose à faire que de pincer les petits brocanteurs de France et de Navarre. J’en déduis que les tableaux proposés par Montaubert étaient de bonnes pièces, mais sans plus, qu’ils sont déjà revendus et intraçables.
– Mais où a-t-il déniché ces deux marines ? Son appartement est spartiate. Sa maison familiale a été vendue à un de mes compatriotes…
– Bravo, Ingrid. La bonne question, c’est celle-là. Et puis, il y en a une autre. Que compte-t-il faire de cet argent ? J’ai ma petite idée. Sans passeport, les liquidités aident pas mal à prendre le large.
– Pourvu qu’on n’arrive pas trop tard !
– C’est bien pour ça qu’il va falloir cogiter dur, Ingrid.