35

Elles reprirent la direction de Cancale, en fin de journée. Lola comptait dénicher l’anse de la Gigue, histoire de renifler l’ancienne demeure des Montaubert. Elles se garèrent en bord de route. Les nuages étiraient une incandescence fugitive, dernier cadeau d’un soleil à l’abandon dans la mer grise. Après une barrière de dunes, la plage se déployait en arc doux, entre deux surplombs de falaise. Malgré le vent, une famille s’attardait. La mère semblait plongée dans la contemplation du couchant. Le père et sa fillette jouaient avec leur chien, un setter tout feu tout flamme.

La propriété, bordée de pins, se composait de plusieurs bâtiments et avait une allure de fort sur son amas rocheux. Emprunter le sentier douanier permettait de l’observer du dessus. Elles y accédèrent par un raidillon qui fit souffler Lola, traversèrent une zone broussailleuse et débouchèrent dans une lande piquetée de bruyère. Les remparts et les façades aux volets clos rougissaient sous le couchant. Le rond clair d’une antenne parabolique tranchait sur la toiture d’ardoise. Ingrid s’approcha de la falaise. La famille était toujours sur la plage. La mère faisait des signes en direction des deux garçons bloqués sur l’île, et le setter l’encourageait en jappant. Les gamins firent la traversée, les vêtements en boule sur la tête. L’eau leur monta jusqu’aux aisselles. Ils se précipitèrent vers la maman qui tendait des serviettes. Elle commença par frictionner le plus jeune.

Lola proposa de faire quelques pas. Elles attendirent que le soleil disparaisse dans la Manche avant de rebrousser chemin et de récupérer la voiture pour rentrer à l’hôtel. Lola appela Virginie et lui raconta l’épisode Kernel pour qu’elle continue son enquête à partir de cette nouvelle donne. Puis elle téléphona à Diego. On avait retrouvé Adam None dans la rue, endormi sur un banc, non loin de l’hôpital. Grousset l’avait relâché après les témoignages de membres du personnel ayant certifié sa présence à Saint-Félicien au moment de la mort d’Alice. Antoine Léger lui avait déniché un gîte dans un dispensaire municipal. Adam s’était enfui, ne supportant pas la promiscuité, ou de dormir en dortoir. Diego lui avait alors permis de rejoindre la zone X, en attendant mieux. Antoine Léger lui rendait visite, avec son chien, en espérant le faire sortir de sa bulle. Les animaux étaient interdits dans les hôpitaux et il avait fallu ruser. Le psychanalyste pensait que son dalmatien avait un effet apaisant sur Adam. Lola tenta de rassurer Diego quant à la dangerosité de leur séjour breton, confirma qu’on avait vu Montaubert à Cancale mais que pour le moment il restait introuvable.

Ingrid se sentait d’humeur flottante. Était-ce la fatigue de cette nouvelle journée de recherche, le vent qui ne lâchait jamais, ou l’inquiétude qu’elle percevait chez Lola mais que l’ex-commissaire hésitait à exprimer ? Comme point d’ancrage à ses pensées, elle suggéra de chercher un refuge chaleureux pour finir la soirée. Lola proposa de rallier Saint-Servan à pied et de dîner dans le restaurant où Kernel avait disparu après ses livraisons.

Elles avancèrent contre le vent, longèrent les remparts, durent patienter pendant qu’un bateau franchissait l’écluse. Ingrid pensa aux deux gamins obligés de se tremper jusqu’aux épaules pour rejoindre leur famille. Puis elle vit Roland et Karine, enfants, faire la même chose pour aller jouer sur la plage de la Gigue.

– À quoi penses-tu, Ingrid ?

– Aux enfants qui se laissent surprendre par la marée.

Arrivées dans le port de Saint-Servan, elles gravirent un escalier taillé dans la falaise, remontèrent le sentier qui menait au Vieux Malouin. Lola se tourna en souriant : le vent rabattait d’alléchantes odeurs. La déception fut à la hauteur des espérances : le restaurant affichait complet.

En redescendant vers le port, Lola avait la mine sombre, et semblait transie. Elle ralentit devant quelques barques amarrées. Les coques grinçaient sous le vent. Ingrid eut l’impression qu’elle lui faisait de silencieuses confidences. Elle était épuisée, physiquement et mentalement. Sa famille lui manquait. L’affaire Bonin prenait des allures de quête inutile. On se retrouvait au bout des terres et au bout de soi dans un état proche du vide. Seul subsistait un vague espoir d’extraire sa vérité à Montaubert. Comme son venin à un serpent caché sous une pierre, dans l’immensité d’une côte rocheuse.

Une porte claqua. Un homme sortait d’un immeuble, son chien en laisse. L’homme et la bête s’éloignèrent. Ingrid ressentit de nouveau le léger vertige éprouvé près de l’écluse. Elle ramassa un caillou et le lança dans l’eau. La lune dessina les ronds d’argent. Ingrid recommença. Et recommença. Chargé d’électricité, son corps était en manque du Supra Gym. Elle enfonça enfin ses mains dans ses poches et se tint tranquille. Lola, demeurée immobile pendant cette séance de défoulement, proposa d’aller manger des moules dans le premier rade venu. Elles partirent vers une rangée de bistrots, croisèrent l’homme au chien qui rebroussait chemin. Et l’idée tomba sur Ingrid.

– Les chiens n’ont pas aboyé, Lola !

– Donne-moi le synopsis, Ingrid. C’est un nouveau fait divers taïwanais ?

– La plage. La famille avec le setter. Les enfants trop occupés à jouer sur l’île pour penser à la marée montante. Ils auraient dû ameuter les chiens de garde. Virginie nous a bien dit qu’on les entendait aboyer le dimanche !

Lola prit le temps de digérer l’idée puis désigna le chemin du retour. Celui de l’écluse, de l’hôtel, et sûrement de la voiture de Khadidja. Elle partit à vive allure. Ingrid saisit un nouveau caillou et le lança de toutes ses forces vers le large, avec un cri de joie. Puis elle rejoignit Lola au pas de course.