I can’t get no satisfaction ! Malpoli, fais-moi taire cette sacrée guitare ! s’apprêtait à tempêter Lola, les yeux écarquillés sur un paysage de corridor noir et blanc et gris, quand elle réalisa ce qui se passait. Le téléphone sonnait en crescendo dans son sac banane. Il faisait jour. Elle pouvait se servir à nouveau de ses yeux. Et elle n’était pas la seule.
– Fuck ! rugit Ingrid.
Des pas de course sur leur droite. Elles dévalèrent l’escalier. Déflagration. Rambarde arrachée. Un projectile rasa l’épaule de Lola. Elles filèrent à la cuisine. Lola alluma le briquet, le jeta dans la marmite. L’alcool s’embrasa alors que le tireur arrivait. Il ne vit plus que les flammes. Ingrid chargea, fer à repasser en avant, et lui cogna l’arrière du crâne. Il lâcha sa carabine en hurlant, tomba à genoux.
Ingrid repoussa l’arme d’un coup de talon, attacha Montaubert avec une rallonge électrique. Lola étouffa le brasier et attendit que sa respiration se calme avant de lâcher ses questions.
– Tu t’es fourré dans un pétrin abyssal. Le gardien, pourquoi ?
– Un accident. J’en suis… malade.
– Cette bonne blague !
– Je croyais le surprendre… sans faire… de dégâts. J’avais gardé la clé.
– Pendant toutes ces années !?
– Calder n’a rien modifié. Ni la déco… ni les serrures.
– Calder ?
– Le propriétaire.
– Bon, continue.
– J’avais pris la carabine. Le gardien nourrissait les chiens. Je les ai abattus. Mais lui… je ne voulais que l’assommer. J’ai frappé… au mauvais endroit. Il est mort sur le coup.
Il essaya de se redresser, changea vite d’avis.
– Le gardien, c’est peut-être un accident, mais tu nous as bel et bien canardées.
– Vous êtes deux furies !
– Depuis le début, vous vous acharnez ! Qu’est-ce que vous me voulez au juste ?
– Les questions, c’est mon rayon. Tiens, celle-là par exemple : où est Calder ? Tu l’as accidenté, lui aussi ?
– Calder n’est jamais là. Il a tout acheté en bloc, jusqu’au linge brodé à nos initiales, mais… il se fout de cette maison. Il en… a d’autres.
– Tu as vendu les marines au brocanteur Kernel pour t’échapper sans passeport. Ça, c’est une affaire entendue.
Il la dévisagea, l’air surpris, mais l’opération sembla lui coûter. Lola ne se souvenait pas d’avoir croisé homme plus fatigué.
– Vous travaillez pour elle, marmonna-t-il.
– Qui ça, elle ?
Il marqua encore un temps d’arrêt, avec ce même air de découvrir la lune, celle des mauvaises marées mentales. À moitié cabossé, il se payait encore leur tête !
– La déesse de la Mer, la reine des furies, sainte Marie-Thérèse des Branquignols ? TU VAS ME LA CRACHER, TA VÉRITÉ !
Le visage de Lola avait viré à la fraise de Plougastel. Ça inspira Ingrid, qui se confectionna un air de psychopathe, avança en caressant la semelle du fer. La stratégie fonctionna.
– Vous ne travaillez pas pour la ministre Plessis-Ponteau ? lâcha-t-il.
– Pas que je sache ! grogna Lola.
– C’est à cause de Simon.
– D’où sort-il celui-là ?
– Simon, le fils d’Hélène.
– Celui qui a un problème de poudre ? Que Plessis-Ponteau a révélé à la télé pour limiter la casse ?
Lola réfléchissait à toute allure. Mireille avait suggéré qu’Alice touchait à la dope. Elle avait fréquenté un temps un dealer. Techniquement, elle était morte d’overdose. Mireille et Alice faisaient leur numéro dans des soirées bien pourvues et un junkie avait attaqué Alice avant de s’en prendre à Montaubert.
– C’est toi qui fournissais le gamin Plessis-Ponteau, et Alice ?
– Vous n’y êtes pas. Je ne touche pas à ça.
– Ta sœur affirme que tu monnayais de l’information, mais tu es peut-être polyvalent.
– Plessis-Ponteau, c’était… le coup de ma vie.
Lola lui trouva soudain la voix rêveuse. S’était-elle trompée à son sujet ? Cet homme n’était peut-être pas un banal cynique. Sa vie était réglée au quart de tour. Les rites du monde de la nuit, l’appartement spartiate rue Truffaut, les longueurs de bassin à la Jonquière. Une belle discipline pour s’offrir un retour en beauté, le moment venu ?
– Je la connais depuis le collège. Hélène était une élève sans brio mais elle avait… un père député… des relations. Ascension sans faute. Une gamelle au moment de l’affaire du sang contaminé. Elle a été relaxée. Dans ce pays… on pardonne tout aux politiques, même… à ceux qui ont les pires… casseroles aux fesses. Mais si un homme d’affaires commet une erreur, une seule, il est… foutu.
Il s’interrompit. Son visage était d’une pâleur malsaine.
– Ton père ? demanda Lola pour le remettre sur les rails.
– Ses amis l’ont traité… en pestiféré, ses ennemis lui ont maintenu la tête sous l’eau. C’était… un homme d’honneur, il a tiré sa révérence.
Il était en sueur. Ingrid n’y était pas allée de main morte avec son arme domestique. Lola remplit un verre d’eau, l’aida à boire.
– Revenons au coup de ta vie. Tu développes ?
– On voulait filmer Simon… en pleine défonce. Et menacer… Hélène.
– De quoi ?
– De vendre aux télés.
– Tu vois une chaîne hexagonale se mouiller pour une histoire de gamin défoncé ? Ça fait Watergate d’occasion.
– Il y a les chaînes étrangères. Certaines… n’auraient aucun scrupule à tourner une présidentiable en ridicule. Et ça, Hélène… l’aurait vite compris.
– L’aurait ? Tu veux dire que ça n’a pas marché ?
– Eh non.
– Pourquoi ?
– À cause des conneries… d’Alice.
– Elle était dans le coup ?
– Mireille et elle… devaient… s’occuper de Simon.
– L’amener à se défoncer ?
– Oui, et l’idée de s’envoyer Madonna et Britney en même temps plaisait au gamin. Alice a tout foutu en l’air. Elle est partie… avec la vidéo. Elle a fait prévenir Hélène Plessis-Ponteau.
– Voilà pourquoi votre ministre a fait son coming out en direct, commenta Ingrid d’un ton rêveur. Ça devient vraiment comme chez nous.
– Oui, ça se globalise dans tous les sens, soupira Lola.
Comment avait-il pu croire qu’un haut fonctionnaire de la trempe et de la résistance de Plessis-Ponteau se laisserait manipuler ? Qui plus est par un joueur solitaire, armé de sa morgue et de deux gamines.
– Ça s’est passé quand ?
– Il y a six mois.
– Où est cette vidéo ?
– Alice m’a dit qu’elle l’avait détruite. De toute façon… elle n’a plus aucune valeur.
Mireille était prête à tout pour Montaubert. Mais Alice ? Pourquoi s’était-elle embarquée dans une histoire aussi bancale ? Soudain, Lola eut la sensation que les vagues s’échinant sur l’île venaient de lui laver le cerveau.
– Alice ne savait pas.
– Ne savait pas… quoi ? demanda-t-il comme si c’était sa dernière question avant un sommeil de plusieurs siècles.
– Que c’était le fils Plessis-Ponteau.
– Bien vu… madame Jost.
– C’est Simon qui lui a révélé son identité. C’est ça ? Pour l’éblouir, sans doute. Alice a vite percuté.
– En un clin d’œil.
– Elle a voulu sortir de cette combine insensée. Parce qu’elle était beaucoup moins bête que tu ne le croyais. C’est pour ça que tu l’as tuée ?
– Ça aurait servi à quoi ? Quand on a perdu… il faut savoir l’admettre.
– Comme ton père ? La différence, c’est que l’homme de principes que tu dépeins n’aurait jamais frappé un vieillard pour deux tableaux et une planque, lui.
Il ne répondit pas mais son regard se perdit vers la baie vitrée et dans le fracas des vagues.
– Tu voulais fuir en Angleterre ou en Irlande, reprit Lola. Tu as fait appel à un passeur.
Tu l’attends depuis des jours. Et tu n’en peux plus. Tu dis que tu n’as pas tué la petite. Comment savoir ? Elle changea d’angle d’attaque.
– Parle-moi de la soirée dans l’immeuble désaffecté, du type avec qui tu t’es battu. C’était au sujet de Simon Plessis-Ponteau ?
– Quel type ?
– D’après Mireille, un junkie.
– Je ne vois pas.
– Les deux petites portaient de ravissantes tenues en latex liquide. Il pleuvait de la dope. Les gens chic se mêlaient à une faune interlope, comme on disait à l’époque de mes premières années dans la police.
– Je ne me souviens pas.
– Le duo Madonna-Britney, tu l’utilisais souvent ?
– Je gardais l’idée pour Simon. Il les avait vues se produire… en tout bien tout honneur. Et ça le travaillait. J’attendais… mon heure.
Lola eut chaud au cœur tout à coup. Je gardais l’idée. La preuve qu’Alice n’était pas coutumière du fait ? La preuve qu’elle préférait la Papouasie à la Floride, le canoë à la Rolls ?
– Mireille m’a pourtant bien parlé d’un P-DG allemand ?
– Il n’y avait que Mireille sur ce coup. Alice n’a été… partante… qu’une seule fois. Pour Simon. Un fiasco.
– Et les fleurs, le champagne, les boudoirs rosés, le bain moussant de luxe, insista Lola. On a retrouvé tout ça à l’Astor Maillot. Moi, ça m’a évoqué ton style.
– Je ne peux rien prouver… j’étais seul chez moi. La seule personne qui aurait pu trouver un intérêt à la disparition d’Alice, c’est Hélène Plessis-Ponteau.
– Pour ensuite exiger que la police mette le paquet sur l’affaire ?
– Un écran de… fumée.
– Non, ça ne tient pas. Pour désamorcer ta bombe, Plessis-Ponteau a trouvé la meilleure stratégie. Elle en a fait un pétard mouillé en révélant la vérité aux médias. Je la vois très mal éliminant Alice par la suite. Parce que dans cette perspective, la vidéo désamorcée, qui montre Simon en compagnie d’une fille suicidée, redeviendrait une arme. Fatale, cette fois. Les télés le tiendraient, leur Watergate à la française. Tu me suis ?
– C’est bien vous qui avez été séquestrées, non ?
– Avignon et Orléans sont très probablement à la solde de Plessis-Ponteau, je te l’accorde. Mais comment expliques-tu qu’ils aient voulu nous soutirer le nom du commanditaire d’Alice ? Autrement dit, ton pedigree ? En toute logique, ils auraient dû l’obtenir d’Alice avant de l’éliminer.
– Tu avais tout intérêt à la supprimer, intervint Ingrid. Elle pouvait te dénoncer. Et puis tu connaissais son mode de vie, ses méthodes de travail. De quoi monter un suicide impeccable.
– Un suicide à peu près aussi spectaculaire, et donc idiot, que l’opération Simon, ajouta Lola.
– Évidemment, tu ne pouvais pas savoir que le cousin d’Alice filmerait la scène.
La réflexion d’Ingrid coupa net Lola. Elle réfléchit un instant avant de reprendre.
– C’est la médiatisation qui a mis le feu aux poudres. La mort d’Alice Bonin n’aurait dû faire que trois lignes dans le journal. Mais sa ressemblance avec Britney Spears a changé la donne.
– Ça n’a plus… d’importance, murmura Montaubert.
Lola dut s’approcher pour l’entendre.
– Mireille… c’était elle… ma chance, et j’ai tout foutu… en l’air.
– C’est vrai que cette môme a l’air de tenir à toi, dit Lola.
– Je me sens mal…
– Un bateau ! s’exclama Ingrid. Avec deux drôles de matelots à bord.
Lola rejoignit Ingrid près de la baie qui donnait sur le large, et lui emprunta les jumelles récupérées dans un tiroir.
– Mon passeur, dit Montaubert. J’attends ce con… depuis… des jours.
– Erreur. C’est Avignon et Orléans, déclara Lola. Les braves chiens-chiens à leur madame. C’est là que l’expression mettre les voiles prend son sens.
Elles détachèrent Montaubert et le traînèrent hors de la maison. Le roulis était moins fort que la nuit précédente. Cachée par la demeure, la barque était invisible depuis le large. Elles accostèrent, tirèrent Montaubert chancelant jusqu’à la voiture. Lola s’installa avec lui à l’arrière. Ingrid prit le volant et la direction de Saint-Malo.
– Il ne faut pas que Mireille… soit arrêtée… à cause de moi. Promettez…
Il s’évanouit, la tête sur les genoux de Lola. Elle ne put s’empêcher d’éprouver de la compassion pour ce type vieillissant, ce collectionneur de beaux livres, de bonnes bouteilles, de souvenirs, qui oubliait de s’intéresser aux vivants. Et s’en apercevait trop tard.
Un passant leur indiqua la direction du SAU de Saint-Malo. Elles firent admettre Roland Montaubert aux urgences en se présentant comme des touristes ayant découvert un homme inanimé sur une plage, apposèrent de faux noms sur les documents administratifs et expliquèrent qu’elles retournaient à leur hôtel chercher leurs papiers d’identité pour finaliser le dossier.
Elles se rendirent au domicile des Le Goff. Virginie fut soulagée de ne plus rien devoir cacher à son mari. Leurs liens d’amitié, et la fière chandelle que le lieutenant devait à l’ex-commissaire, permirent de gommer le passage sur l’île de la Gigue. Lola révéla l’homicide du gardien par Roland Montaubert et l’hospitalisation. Elle passa sous silence l’existence des sieurs Avignon et Orléans. S’ils œuvraient bel et bien pour le compte de Plessis-Ponteau, il valait mieux que les Le Goff n’en sachent rien. Elle demanda enfin au lieutenant de prendre contact avec le commissaire Jean-Pascal Grousset. Il ferait des pieds et des mains pour récupérer Montaubert. Or, il ne fallait jamais rater une occasion de donner de l’exercice au Nain de jardin.