Voilà donc la version barbouze du sous-marin, se disait Lola en étudiant les lieux. Un van noir aux vitres fumées, et un intérieur aussi confortable qu’un club anglais miniaturisé. Les banquettes se déclinaient en cuir moelleux et l’habitacle était équipé d’une télévision, éteinte. Et d’un bar, à l’abandon, mais c’était normal, il n’était que dix heures du matin ; pour autant, Lola aurait bien utilisé un remontant, elle s’avouait nerveuse. Trois personnes lui faisaient face. Un cinquantenaire en costume de bonne coupe, arborant les manières et le phrasé onctueux d’un avocat. Une jeune femme à la coiffure et à la mâchoire carrées, au tailleur strict, au regard scrutateur. Le troisième personnage arborait le blazer marine, le pantalon gris et la masse musculaire qu’on remarquait habituellement chez les directeurs sportifs ou du côté des spécialistes de la protection rapprochée des gens inapprochables.
Mlle Carrée avait opéré une fouille minutieuse, l’air presque déçu de ne trouver ni arme ni matériel d’enregistrement. Pour le moment, et après de courtes salutations, on en était au round d’observation. M. Blazer semblait ronger son frein. Mais c’était M. Chic qui, à l’évidence, était l’homme en charge. Il attaqua le vif du sujet.
– Madame, vous vouliez un rendez-vous, vous l’avez.
– Il sera bref. En gros, je veux récupérer mon compte en banque et ma liberté de circulation.
Mlle Carrée toisa Lola comme si elle s’était autorisé un éclat de rire en pleines funérailles présidentielles. M. Blazer desserra sa cravate. Le geste rappelait certains débuts d’interrogatoires menés par des collègues que Lola avait cru rayer de sa mémoire.
– La demande vaut pour Ingrid Diesel, continua-t-elle d’une voix égale. Dans le cas où mon amie et moi-même ne serions pas satisfaites, je n’hésiterai pas à divulguer, par tous les moyens nécessaires, l’identité et les méthodes de la personne qui vous emploie…
– Qu’est-ce que vous insinuez ? la coupa M. Blazer de la voix éraillée d’un homme qui se calme les nerfs à grand renfort de nicotine.
Le visage illisible, M. Chic lui jeta un rapide coup d’œil avant de se tourner de nouveau vers Lola.
– J’ai un fils, moi aussi, pour lequel je n’aurais pas hésité à employer l’artillerie lourde, continua-t-elle. Je n’approuve pas les façons de votre patronne mais je la comprends. Les électeurs seront moins coulants.
– Vous ne manquez pas de culot ! glapit Blazer.
– Avignon et Orléans sont deux noms d’artistes que je ne suis pas près d’oublier. Ils nous ont séquestrées dans un parking, à Montrouge, et ont torturé mon amie. Parlez d’incompétence, d’excès de zèle, trouvez la définition qui vous conviendra, je n’en ai cure. Maintenant que nous savons tous dans quelle cour nous jouons, je vais vous donner les infos dont je dispose.
– Vous n’avez aucune preuve de ce que vous avancez, reprit Blazer.
– J’ai identifié Avignon. Pascal Grégoriot, ancien des Stups et de la délation de petits camarades. Avec Pugilas, il s’est reconverti dans le même business que le vôtre, celui de la sécurité de luxe, si je ne fais pas fausse route. Grégoriot a commis une grave erreur. Il a cru qu’en s’attaquant à deux femmes, dont une grand-mère, il obtiendrait vite des résultats, et à moindres frais. Il n’avait pas prévu que je résisterais et qu’il lui faudrait faire pression en torturant ma coéquipière. Il a encore moins imaginé qu’elle lui mettrait une déculottée.
M. Blazer s’apprêtait à répliquer mais M. Chic le retint en posant sa main sur son avant-bras.
– Nous acceptons vos conditions, madame Jost, mais…
– Vous avez ma parole d’honneur. Pour moi, ça a une signification.
– Allez-y. Donnez votre version.
– Ce n’est pas une version, c’est la vérité. Il faut que ce soit clair.
Blazer se renversa dans son siège d’un air dégoûté, Mlle Carrée prit l’attitude d’une marmite en plomb.
– Entendu, lâcha M. Chic avec un léger soupir.
– Roland Montaubert, un des associés de Paris est une fête, et patron d’Alice Bonin, la jeune danseuse suicidée, a voulu faire chanter son ancienne camarade de lycée, Hélène Plessis-Ponteau.
– Évitons les noms…
– Il est question de vérité, pas de finasseries. Alors je n’éviterai rien du tout.
Blazer semblait prêt à arracher sa cravate pour en faire la corde d’un gibet, et Lola préféra se concentrer sur le visage sérieux mais posé de M. Chic.
– Il connaissait le problème de Simon et a attendu patiemment de pouvoir le filmer. Il a utilisé les services d’Alice Bonin, à son insu. Elle a révélé la tentative de chantage à Hélène Plessis-Ponteau. Je ne sais pas comment elle s’y est prise, mais elle a réussi à garder l’anonymat. Du moins, en théorie. La suite, vous la connaissez. La ministre a rendu public le problème de son fils. Et Alice a été assassinée.
– Vous insinuez un rapport de cause à effet ! rugit Blazer.
Lola laissa passer. Elle avait autant envie de cette conversation dans un soum barbouze que d’un programme grand blanc javellisé dans une des machines à laver de Saint-Félicien. Il fallait conclure.
– J’ai d’abord envisagé Roland Montaubert derrière la mort d’Alice. Mais ça ne tenait pas. Il a des rêves trop grands pour lui mais n’est ni fou, ni stupide. S’il avait voulu tuer Alice, il l’aurait fait discrètement et, surtout, il se serait bricolé un alibi. Un ordre du ministère paraissait donc une piste plausible.
– Vous avez du culot ! Confondre la haute administration de votre pays avec une bande de malfrats ! lâcha Blazer.
– Vous me laissez finir ou on y passe la nuit ? J’aimerais autant rentrer chez moi. J’ai du ménage à faire depuis que vos boy-scouts ont mis mon appartement sens dessus dessous.
– Nous ne vous interromprons plus, madame, dit M. Chic en étouffant un sourire. Nous avons nous aussi un peu de ménage à envisager.
Blazer avait du souci à se faire. Et peut-être bien Carrée, dans la foulée, si elle était l’assistante du gorille en chef.
– Ça ne peut pas être un ordre de l’Intérieur, pour la bonne raison que Grégoriot s’est manifesté après la mort d’Alice, reprit Lola. Simon était défoncé mais pas au point d’oublier sa soirée avec un sosie de Britney Spears et la tentative de chantage. Quand Alice Bonin s’est jetée du haut de l’Astor Maillot, les médias ont donné en pâture au public l’illusion de la mort d’une star. Pour vos services déjà en alerte, le rapprochement entre la rencontre de Simon et d’Alice et ce grand moment de téléréalité glauque n’était pas difficile à faire. Ce qui explique pourquoi Grégoriot voulait m’extirper le nom du commanditaire d’Alice.
– J’ai du mal à suivre, intervint Mlle Carrée en se penchant vers Lola.
À la manière d’une élève attentive, elle avait posé ses coudes sur ses genoux et son menton dans sa main. Lola fut visitée par une vision foudroyante. L’allusion au ménage à venir de M. Chic n’était pas tombée dans l’oreille d’une sourde. Mlle Carrée se visualisait dans les chaussures de M. Blazer. Elle avait donc intérêt à montrer à M. Chic qu’elle était une grande fille toute simple, modeste et travailleuse. Et souple.
– Hélène Plessis-Ponteau a pensé que derrière cette mort spectaculaire se cachait un avertissement, reprit Lola. Après un chantage avorté, une opération plus visqueuse se préparait-elle ? À sa place, j’aurais voulu le savoir également. En utilisatrice expérimentée des médias, et avec ce style à la fois suave et vif qu’apprécient les électeurs, la ministre est montée au créneau pour montrer que l’affaire Bonin, symbole d’un vilain dérapage médiatique, lui tenait à cœur et qu’elle souhaitait remettre de l’ordre dans la pétaudière. Une façon subtile de cacher qu’elle était directement concernée.
– Où se trouve M. Montaubert ? demanda M. Chic.
– Dans un hôpital breton en train de soigner un traumatisme crânien. J’aimerais autant que vous oubliiez de le rapatrier.
M. Chic hocha la tête avec l’air d’un homme qu’un certain abattage distrayait.
– La police locale compte le garder le plus longtemps possible, reprit Lola. Pour l’homicide d’un gardien. Et n’oubliez pas que son projet de faire chanter la belle Hélène n’a pas abouti. De toute façon, c’était perdu d’avance.
– La belle Hélène ! Quelle familiarité ! tonna M. Blazer.
– C’est comme ça que le bon peuple l’appelle. Et les flics aussi. Vous n’étiez pas au courant ? Décidément, vous ne savez pas grand-chose.
– Où est la vidéo ? demanda Mlle Carrée d’une voix sereine.
La jeune ambitieuse fraîchement émoulue de l’ENA, et moulée pour une belle carrière politique, avait pris gentiment le contrôle et allait droit au but. Ce qui lui valut un coup d’œil intrigué de M. Chic, tandis que M. Blazer semblait sur le point de déchiqueter sa cravate à coups de dents.
– Vous avez ma parole d’honneur que je l’ignore, répondit Lola.
Mlle Carrée fixa son interlocutrice d’un regard sans agressivité.
Mais je comprends que vous n’ayez pas envie que les téléspectateurs découvrent le fils Plessis-Ponteau en compagnie d’une fille dont la mort vient de faire la une, poursuivit Lola pour elle-même.
Elle laissa passer quelques secondes, le temps de confectionner une réponse diplomatique.
– Cette vidéo est une grenade désamorcée puisque plus personne n’ignore le problème de Simon. Vous voudriez la retrouver pour vérifier mes dires et faire place nette. C’est légitime. Mais dans ce domaine, je ne vous suis plus d’aucune utilité. Vous en savez désormais autant que moi.
Si l’on passe sur le rôle de Mireille Coste, pensait Lola. Inutile d’enfoncer une fille dont l’erreur n’a été que de tirer le mauvais numéro. Les deux femmes s’étudièrent encore un moment. Puis Mlle Carrée sourit. C’était inattendu, ce sourire mince dans ce visage lisse. Lola le lui rendit. Pourquoi faites-vous ça ? semblait demander la jeune femme.
– Je fais cela pour le père d’Alice, qui est un ami, expliqua Lola en se levant. C’est simple.
Elle dut déranger Blazer, qui se tourna vers Chic, qui lui fit signe de débloquer la portière.
Lola retrouva avec plaisir le paysage du quai de Javel, les vagues jaunes et rapides de la Seine en crue. Elle marcha sans se retourner en direction du pont de Grenelle et de la statue de la Liberté, sosie français d’une vedette américaine. Elle pensa à Ingrid qui l’attendait de pied ferme aux Belles. Elle décida de lui téléphoner pour la tranquilliser puis de rallier leur quartier en prenant son temps, en longeant la Seine. Le soleil vif s’était acoquiné avec le ciel gris pour fabriquer des nuages argentés, un vent nerveux s’amusait à les affoler. Un temps idéal pour se sentir le corps et l’esprit allégés.