Il importait d’avoir le moral de Papy Dynamite à l’œil, ainsi que celui de l’hidalgo. Ce samedi-là, en se rendant à Saint-Félicien, Lola était fière d’avoir fait d’une pierre deux coups. Ingrid bravant désormais sa peur des hôpitaux avec un panache intéressant, c’est bien déterminées que les deux amies franchirent le porche des urgences.
Papy Dynamite et sa troupe au grand complet avaient repris du service en cancérologie. En ce moment même, les comédiens divertissaient les malades au fil de leurs numéros improvisés.
– Maurice aime l’improvisation pour plusieurs raisons, expliquait Diego à Ingrid et Lola en les menant vers la cafétéria reconvertie en théâtre. C’est difficile et donc passionnant. Et ça le met à l’abri des trous de mémoire.
– Vous ne vous quittez plus, dis-moi ! fit remarquer Lola.
– On est devenu amis, Maurice et moi. On parle d’Alice. Ça lui fait du bien et à moi aussi. J’ai beaucoup appris. Entre autres, qu’elle se sentait coupable de la mort de sa mère.
– Comment ça ?
– Parce qu’elle avait été une gamine insupportable, Alice était persuadée d’avoir rongé les nerfs d’Alexandrine, morte jeune d’un cancer. Maurice a essayé mille fois de la rassurer. En la laissant notamment jouer ici avec sa troupe. Dans ces moments-là, elle se donnait totalement. J’aurais dû me rendre compte qu’elle avait un cœur gros comme ça.
Elles reconnurent la voix de Maurice avant de pénétrer dans la cafétéria.
– « Que faites-vous ici, mademoiselle, et dans cette tenue ? »
– « Je vous dérange ? Vous préféreriez que je dorme dans de doux draps brodés ? »
– « Vous ne me dérangez pas. Je suis partout chez moi ».
La demoiselle était interprétée par une petite blonde au visage fardé de blanc. Elle avait métamorphosé un drap en chemise de nuit ou en robe de mariée ; ou s’agissait-il d’un suaire ? Maurice portait un frac, un haut-de-forme, un loup noir. Il s’était confectionné un ballot avec une taie d’oreiller.
Ingrid et Lola se glissèrent parmi les spectateurs et suivirent cette histoire de gentleman cambrioleur surpris dans un château par une jeune fille. Ou par un fantôme. Toutes les possibilités étaient offertes à l’auditoire arrimé aux aventures de ces deux solitaires réunis par le hasard. Grâce à son grimage, et à la maîtrise de sa diction, Maurice réussissait à noyer son âge dans l’incertitude. Il était un homme mûr, élégant, mystérieusement égaré dans la nécessité du pillage. On imaginait son ballot gavé de bijoux, de chandeliers, voire de tableaux de maître. Il feignait d’être un invité. L’ingénue était comme il se doit innocente et mutine. Elle le taquinait et ne semblait pas avoir peur, ce qui renforçait l’hypothèse de la jolie revenante.
Les deux protagonistes se lancèrent dans un badinage qui ne manquait pas de charme. La jeune fille se révélait de plus en plus piquante et mystérieuse. Le gentleman cambrioleur laissait apparaître une fissure. Il était ému par sa jeunesse, mais que faisait-il là ? Était-il venu cambrioler une riche demeure ou glanait-il des souvenirs ? Elle titillait sa retenue, l’amenait à se contredire. La lune étant pleine et belle, elle trouva ce prétexte pour l’entraîner dans la cour. Elle se pencha au-dessus de la margelle d’un puits et s’extasia sur le reflet de la lune dans l’eau noire. Lola sentit l’assistance se raidir. Les spectateurs avaient peur pour le gentleman cambrioleur. Avait-on affaire à un spectre malfaisant, prêt à pousser le charmant voleur dans le puits ? Maurice et la comédienne trouvèrent une chute plus vertigineuse. Le gentleman n’était pas un cambrioleur mais un ange. L’étrange ingénue n’était pas un fantôme mais une amoureuse qu’un chagrin rongeait. Une jeune fille fiévreuse rêvant qu’elle se promenait dans un château où elle rencontrait un gentleman.
– « Je n’étais pas venu voler. J’étais venu vous rendre la joie. Elle est dissimulée dans ce ballot. »
– « Pourquoi cet air si triste pour un homme qui apporte la joie ? »
– « Il n’était pas prévu qu’on se rencontre. Je devais déposer mon ballot au pied de votre lit. J’ai raté ma mission. Une fois encore. »
– « Une fois encore ? »
– « Je vous ai rencontrée tant et tant de nuits. Vous avez la bougeotte, mademoiselle. Il n’est pas facile de vous guérir de votre mélancolie. »
– « Mais que faites-vous ? »
– « Vous le voyez bien. Je jette mon trésor dans le puits. C’est la règle. Une joie ne sert qu’une fois. Mais je reviendrai. Dans un autre de vos rêves. Vous guérirez de cet amour plus petit que vous. »
– « Vous me le promettez ? »
– « C’est plus qu’une promesse. C’est un serment. »
La salle applaudit avec chaleur. Lola se sentait emportée. Elle se tourna vers Ingrid : elle avait les larmes aux yeux. Qu’ont-ils tous autour de moi à se fissurer comme des arbres foudroyés ? Je n’ai pourtant rien d’un tuteur, et puis je suis trop vieille, et pas mal fatiguée.
Les arbres fissurés, le gentleman, l’ingénue, la cour, le puits, mots et images dansaient la farandole dans sa tête tandis que Maurice demandait à l’assistance un nouveau thème sur lequel improviser. Plusieurs mains se levèrent. Maurice fit signe à une femme souriante mais au visage creusé. « Une noce de campagne, avec beaucoup d’invités, des chansons et de la danse », proposa-t-elle avec un petit air de défi. « Une noce de campagne, une ! » lança Maurice en faisant signe à ses comédiens.
Lola chercha Diego des yeux. Il était déjà reparti en mission. Elle se pencha vers Ingrid, lui murmura qu’elle sortait un moment. L’Américaine hocha la tête, captivée par les saltimbanques qui se lançaient dans la bataille. Maurice avait enlacé une partenaire et entamait un tango, la noce aurait un parfum argentin.
Lola s’assit un instant à l’écart de la ruche des urgences. Elle s’était rapprochée insensiblement de la zone X.
Un puits comblé datant du Moyen Âge. Adam prétend y dormir, enveloppé dans son vieil anorak. Ça le rassure.
Et moi qu’est-ce qui me rassure ? Un bon puzzle, un vieux porto, des voix amies dans la chaleur des Belles. Est-ce que je ne devrais pas rentrer chez moi ? Mon ballot ne contient que des ombres. Il ne me reste plus qu’à le jeter dans un puits. C’est la règle. Une joie ne sert qu’une fois.
Les images que Maurice avait fait naître étaient gênantes. Elles se superposaient au récit de Diego, créaient une irritante sensation de déjà-vu. Lola devait de nouveau déranger le jeune infirmier dans son travail et se sentait d’avance fouineuse de tourbières, de brumes, de sensations effilochées. Elle poussa la porte sur un accidenté, un médecin, et Diego. Elle sollicita deux minutes de son temps.
– Tu m’as parlé du puits d’Adam None. Et Maurice Bonin en a glissé un dans son improvisation. Il faut que je trouve le lien, Diego.
L’infirmier lui suggéra de détailler l’improvisation.
– Le lien, c’est Alice, déclara-t-il avec un sourire triomphant. Elle était meilleure danseuse que comédienne, elle avait tendance à revenir sur les mêmes thèmes. Elle a improvisé plusieurs fois sur une histoire de puits. Plus précisément, une histoire de trésor gardé dans un puits.
– Elle a dit « gardé », pas « caché » ?
– Oui, je crois bien. Tu as l’air heureux, Lola !
– Retourne à ton travail sans t’inquiéter. Je me charge du reste.
Elle fit de grands signes à l’Américaine. Un temps, les spectateurs crurent à une nouvelle vague de bateleurs arrivant à la rescousse. Le quiproquo se dissipa, Maurice et sa troupe récupérèrent l’attention de leur public.
Ingrid et Lola franchirent la porte récalcitrante de la zone X, s’engagèrent dans les entrailles de béton. Lola appela Adam mais n’obtint pas de réponse. Elle l’imagina sous le soleil, se baladant avec Antoine et Sigmund. Ingrid était toujours prête pour les aventures les plus saugrenues et les moins rationnelles, et Lola n’eut guère d’arguments à déployer pour la convaincre de passer ces lieux humides et crasseux au peigne fin afin de trouver un puits. Elles le dénichèrent après bien des efforts, mais la fatigue se dissipa rapidement au profit de l’expectative.
Adam None le dissimulait sous une bâche de chantier. Une brouette renversée maintenait en place cet opercule à secrets. Entre la brouette et la bâche, elles découvrirent le sac en plastique contenant l’anorak fétiche.
Lola éclaira une cavité d’une dizaine de mètres. Une corde, vétuste mais apparemment solide, était nouée à un anneau de fer. Ingrid consulta le visage de Lola déformé par le faisceau de la lampe et y lut des instructions très claires. Heureusement, une incursion dans un puits abandonné depuis l’époque de Jérôme Bosch ne faisait pas partie de ses phobies, et elle entama une descente patiente et efficace, dérapant çà et là sur la paroi suintante.
– Ça sent le monde perdu ! lança-t-elle d’une voix caverneuse mais enthousiaste. Encore quelques mètres et je touche le fond.
Lola sourit. Elle n’avait jamais entendu personne toucher le fond sur un ton si optimiste. Elle éclaira les bras musclés s’agrippant à la corde, la tête blonde.
– J’ai trouvé un sac en plastique !
L’espoir prenait des proportions de montgolfière tandis que la fatigue se dégonflait.
Ingrid refit surface avec un sac souillé de terre. Elles s’accroupirent en silence, Lola éclairait leur butin, Ingrid ouvrait délicatement le sac. Il contenait une paire de lunettes, des fils électriques emmêlés et un boîtier.