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Pendant que le directeur de la morgue tenait compagnie à Framboise au Canon des Amis, Diego, Ingrid et Lola étaient enfermés dans son repaire, qu’il leur avait prêté pour une petite demi-heure. Ce fut largement suffisant à Diego pour charger dans l’ordinateur le contenu de la caméra miniaturisée, et pour déclencher la vidéo digitale.

 

Un jeune homme aux cheveux blonds bouclés est penché au-dessus d’une table basse et d’une ligne de coke. « C’est de la bonne ! » affirme-t-il d’une voix gourmande. Alice Bonin, vêtue-dévêtue à la Catwoman, redresse la tête et s’adresse à la caméra.

– Simon est un petit con.

– Quoi ? lâche ledit Simon.

– Tu es riche, plutôt mignon, pas trop stupide. Ta mère est célèbre. Alors qu’est-ce que tu fous là ? Tu ne vois pas que Madonna te filme ?

Il se fige, regarde dans la même direction qu’Alice.

– Où ? Comment ?

– Avec ses lunettes, andouille ! Les caméras miniaturisées, tu n’en as jamais entendu parler ?

– Mais qu’est-ce que tu racontes à la fin ?

– Tu crois qu’elle et moi, on anime ta récréation, crétin ! On essaie de créer les pires ennuis à ta mère, voilà ce qu’on fait ! Maman est première flic de France, mais fiston se défonce. Tu ne comprends pas que les médias ne vont faire de toi qu’une bouchée !

Alice gonfle ses joues et souffle. La poudre blanche s’éparpille dans un nuage que Simon essaie de sauver en tendant les bras.

– Ça manque de bougies, mais le cœur y est ! Joyeux non-anniversaire, petit naze !

– T’es folle, arrête !

La main d’Alice en gros plan, et l’image chavire, capturant une réalité tournoyante.

– Salope ! Rends-les-moi ! crie une fille énervée. Ne la crois pas, Simon. Comment veux-tu cacher une caméra dans des lunettes ?

– Et ça, c’est pas un enregistreur ? crie à son tour Alice. Il était fixé dans son dos, sous sa veste.

L’image retrouve sa netteté. La caméra cadre un Simon médusé et une Madonna très réussie avec sa blondeur lisse et sa veste rouge sur la tenue de latex noire. Madonna fonce vers l’objectif. Un bras traverse le champ. Le micro capture un claquement sec. Britney vient d’administrer une claque magistrale à sa consœur et celle-ci est tombée à la renverse. La caméra enregistre son visage rageur avant d’opérer une rotation, de révéler une porte, un couloir-labyrinthe. Ça défile à toutes blindes et en sursauts. Lunettes sur le nez, Alice prend la poudre d’escampette.

Elle débouche dans un vaste hall, fend une foule de danseurs déchaînés sur une musique électronique assourdissante.

Une brune aux cheveux courts, vêtue d’un bustier et d’un short à paillettes scintillantes, est assise sur un comptoir. Elle fume en battant la cadence de ses jolies jambes croisées. Elle sourit à Alice, la détaille d’un air intéressé.

– Mon manteau, s’il vous plaît ! Celui-là, en faux léopard.

– Je m’appelle Marine, et toi ? demande la fille du vestiaire en remuant ses cintres.

– Alice.

– Ton visage m’est familier, mais avec ces grosses lunettes à la Nana Mouskouri…

– Excuse-moi, mais il faut vraiment que je m’en aille.

– Dommage, tiens, voilà ta peau de bête.

– Merci, Marine !

– À une autre fois, j’espère. Je suis barmaid au Cyclope, rue de la Collégiale.

Rotation. La caméra filme deux costauds, postés devant un rideau rouge sang.

– Et moi, ingénue rue de la Catastrophe, adieu Marine, murmure Alice entre ses dents.

Elle marche d’un pas décidé vers les portiers de choc. Ils entrouvrent les tentures écarlates, la saluent d’un « au revoir, mademoiselle » appréciatif. Alice dévale les escaliers de cet immeuble désaffecté, ou en construction, sur plusieurs étages, débouche dans un paysage urbain désolé. Des entrepôts aux rideaux de fer tirés, une station-service fermée. Elle se met à courir, ses pas résonnent dans le vide de la rue, sa respiration est de plus en plus saccadée. Elle se retourne, à plusieurs reprises. Une silhouette penchée à une fenêtre, tout en haut de l’immeuble. Un cri d’homme. Alice s’engouffre dans une ruelle, puis dans une autre. On voit un carrefour, des feux rouges, elle dépasse un manège bâché.

Une station de taxis droit devant elle, une voiture à l’arrêt. La caméra cadre un chauffeur somnolent, la main d’Alice qui frappe la vitre. Elle s’ouvre sur du raï. Alice donne l’adresse de Saint-Félicien. Déclic du déverrouillage des portes, elle monte à bord. Les rues d’une banlieue inconnue défilent, au rythme des néons effilochés et de la musique, lancinante et triste. Un pont au-dessus du périphérique. Les feux des voitures liés en longs traits lumineux. Le taxi s’engage dans Paris.

Elle paie, descend, se dirige vers les urgences, demande l’infirmier Diego Carli à l’accueil. Une jeune fille lui répond qu’il est en intervention, qu’il faut attendre. La caméra filme un couloir à hauteur du regard d’une femme assise, dont la respiration se calme lentement. Il y a des allées et venues de blouses blanches, de blouses vertes, quelques visages fatigués et calmes. Bribes de conversations. Un fracas. Une porte battante s’ouvre sur un brancard occupé par un blessé, sur Diego Carli et un collègue. La caméra prend de la hauteur, capte le visage tendu de Diego, son agacement.

– Qu’est-ce que tu fais là !

– Il faut que je te parle, Diego…

– Par pitié, Alice, tu vois bien que je travaille !

La caméra reste braquée sur la porte derrière laquelle les deux infirmiers et le brancard ont disparu. Nouvelle vision de couloir. La cafétéria éclairée au néon. Un téléviseur en sourdine, et Adam None installé sur une chaise, son balai entre les jambes.

– Adam !

Il lui sourit. Un bon sourire généreux. Alice s’approche d’Adam et la main d’Alice s’approche des lunettes caméra. On ne voit plus que le carrelage gris et les chaussures de l’homme de ménage.

– Garde-moi tout ça précieusement, Adam. Et promets-moi de ne jamais en parler à personne ! Jamais, tu m’entends ?

C’est la dernière phrase d’Alice Bonin avant le silence cotonneux de la poche d’Adam None.

 

– Vous en faites, des têtes ! s’exclama Victor Massot. C’est de la joie trop forte ou du désespoir délayé ?

– Ni l’un ni l’autre, répondit Ingrid. C’est plutôt le syndrome de la tortue qui vient de passer le pylône d’arrivée.

– Je crois qu’on utilise le mot poteau, Ingrid, la reprit machinalement Diego.

– Si tu veux. On a avancé à petits pas mais on est essoufflées quand même, et un peu étourdies. N’est-ce pas, Lola ?

Pour une fois, Lola ne trouvait plus ses mots, alors elle désigna l’écran. Victor Massot ne vit qu’un arrêt sur image qui n’avait rien d’attirant ; il fallait être initié pour goûter les subtilités du fond de poche d’Adam None.

– Ce que Lola essaie de vous dire, expliqua Ingrid à Victor et Framboise, c’est que la vérité s’exhibait sous notre nez depuis le début. Mais c’était en trop gros plan pour qu’on la discerne.

Les yeux de Victor et Framboise étaient aussi ronds que ceux de leurs poissons koï.

– Ce qu’Ingrid essaie de vous expliquer, intervint Diego, c’est que bien des choses tiennent à la façon dont on les regarde.

– Et qu’à force d’ingurgiter des images à tout-va, on ne sait plus très bien ce qui fait sens, ajouta enfin Lola.

– Je crois qu’on va retourner prendre un café, hein, Framboise ? On reviendra quand ce trio de somnambules aura fini de dormir la bouche et les yeux ouverts. Allez, suis-moi, ma grande.

Mais Victor Massot plaisantait, en fait il semblait très intéressé par cette arrivée de course de tortues. Diego, quant à lui, retournait en tous sens une paire de lunettes, un boîtier noir et rectangulaire, un écheveau de fils.

– Une caméra et un micro à peine plus gros qu’un bouton ! Le tout raccordé à un enregistreur en mini DV. Du beau matériel qui vaut bien dans les cinq mille euros !

– Je vous parie ce que vous voulez que c’est Mireille qui tenait la caméra et personnifiait Jules, reprit Lola. Et pendant ce temps, Jules était dans la chambre en train de suggérer à Alice de sauter. Après lui avoir fait boire le champagne à la kétamine pour la mettre en condition.

Elle obtint l’attention de l’assistance.

– Jules a interviewé le portier juste avant de changer de rôle avec Mireille, continua Ingrid. Elle portait sans doute le même survêtement de rappeur que lui et, pourquoi pas, une fausse barbe. Sa haute taille, ses talents de comédienne ont fait le reste. Personne n’a pensé à la détailler. Les témoins étaient bien trop horrifiés pour ça.

– On le serait à moins ! lâcha Victor Massot.

– Une question reste entière, ajouta Lola, l’air pensif. Comment Jules Parisy a-t-il pu entrer dans la 3406, à l’heure de pointe du club de fitness, sans clé et sans se faire repérer ?

– Certains jours, je me demande si je ne préfère pas le commerce de mes pensionnaires à celui des vivants, reprit Victor Massot.

– Oh, répliqua gentiment Framboise, il ne faut pas exagérer, chef.