Lola avait décidé d’offrir un cadeau aussi somptueux qu’empoisonné au Nain de jardin. Un cadeau dont il feindrait toujours d’ignorer la provenance. Elle fit copier par Diego la vidéo, qui aurait pu s’intituler Le Non-anniversaire de Simon, et s’arrangea avec le lieutenant Barthélemy pour qu’elle devienne une pièce à conviction majeure dans l’affaire Alice Bonin. Puis elle laissa les hommes de l’ordre et de la « maison Poulala » exercer leur beau métier d’agencement de la réalité. Le commissaire Grousset participa en personne à l’arrestation de Jules Parisy et de Mireille Coste. Les amants se trouvaient dans l’appartement loué par Coste grâce aux émoluments de Parisy. Il avait été engagé par TV Europa à un salaire plus que convenable. Pour autant, il donnait le change en continuant à vivre officiellement au milieu de la tribu Parisy, et sous l’œil de leur fidèle webcam.
Lola Jost était attablée aux Belles en compagnie d’Ingrid Diesel et de Jérôme Barthélemy, qui leur racontait les dernières avancées des interrogatoires. Passé le temps des dénégations énergiques, le couple avait opté pour une autre stratégie. Jules admettait avoir inventé le faux client et drogué le champagne. Pour aider Mireille Coste à se venger d’Alice Bonin en lui infligeant une trouille bleue, par le biais d’une épouvantable séance de défonce.
– Il prétend n’avoir jamais mis les pieds dans la chambre.
– Alors comment Alice a-t-elle récupéré le champagne ? demanda Lola.
– Jules le lui aurait donné dans le hall, avant qu’elle ne monte. De la part de Maréchal.
Coste et Parisy continuaient à tenir bon sur le reste. Le duo jurait n’avoir eu aucune intention de suicider Alice en l’incitant à se jeter du 34e étage de l’Astor Maillot. Selon le couple, l’hôtel n’avait pas été choisi pour sa tour spectaculaire mais parce qu’Alice y avait déjà travaillé. Mireille démentait sa présence sur place. Qui plus est travestie en Jules. En revanche, il admettait l’avoir reconnue au moment même où elle enjambait la fenêtre. Et ne niait pas avoir filmé sa mort en toute connaissance de cause. Comme il « était trop tard pour arrêter son geste », Jules avait décidé d’en faire un film et d’aller le monnayer.
– Hier, le Nain de jardin a réalisé qu’il jouait depuis un moment avec un bâton de dynamite, ajouta Barthélemy. Il va le refiler vite fait à la Brigade criminelle.
– Jules lui a parlé de Roland Montaubert ?
– Tout juste, patronne. Grousset a enfin découvert que le fils Plessis-Ponteau n’était plus seulement mouillé dans une vieille affaire de dope, mais aussi dans un suicide très sexy pour les médias. Il vient de comprendre que Coste et Parisy ont l’intention de devenir célèbres. Jamais vu des cocos pareils ! Jules a osé m’avouer qu’il comptait s’offrir l’avocat le plus médiatique du moment. Il envisage de se mettre en chasse d’un nègre pour écrire l’histoire romancée de sa passion pour Mireille, forcée de s’impliquer dans un chantage visant le fils d’une présidentiable. Il pense aussi à un synopsis à vendre au cinéma.
– Ça sent la démission ministérielle, fit remarquer Lola.
– Et le plantage présidentiel ? demanda Ingrid.
– Pas forcément. Un bon scandale suivi de quelques mois de placard n’a jamais empêché un politique de rebondir. (Elle s’adressa à Barthélemy : ) En somme, le charmant duo compte s’en tirer avec une accusation non pas de meurtre mais de non-assistance à personne en danger ?
– Je crois bien. Et d’ailleurs, ils continuent de charger Montaubert autant que possible. Mireille dit qu’il était obsédé par la défenestration de son père.
– Je suis persuadée que Mireille a convaincu Jules de l’aider à supprimer Alice, déclara Lola. Et qu’elle s’est substituée à lui le moment venu pour lui donner un alibi en béton. Qui aurait pu imaginer que le cameraman n’était plus derrière sa caméra mais bel et bien de l’autre côté ? J’ai reniflé pas mal de haine dans mon métier, mais celle qu’éprouvait Mireille pour Alice était intense. Elle la jalousait. Pour sa fraîcheur, sa sensibilité, sa capacité à aimer. La claque musclée a transformé cette jalousie en un combustible plus violent. Alice avait osé lui balancer son mépris au visage. Elle savait bien que Mireille ne s’impliquait pas pour Roland Montaubert, mais qu’elle avait l’intention de dépasser le maître. En subtilisant la vidéo, c’était le rêve de grandeur de Mireille qu’Alice dérobait.
– Tu te souviens de l’arrivée d’Avignon et d’Orléans en Bretagne ? demanda Ingrid.
Lola hocha la tête.
– Je n’aurais jamais pensé que c’était elle qui avait révélé la planque de Montaubert.
– Moi non plus, Ingrid. Et pourtant, c’était logique. À part les Lebouteux, Mireille Coste était la seule personne à savoir qu’il se cachait sur l’île de la Gigue.
– Le vieux cœur de Roland piétiné par une jeune fille. Pathétique !
– Il faut dire que c’est une sacrée comédienne. J’ai cru à son numéro au cocktail Trobon. À la jeune romantique aidant la fuite d’un vieil amant qui ne la méritait pas. Habile, sa façon de le dénoncer tout en prétendant croire à son innocence.
– On a même failli gober le vilain portrait qu’elle nous brossait d’Alice.
– Le pire, c’est qu’ils ont leur chance, reprit Barthélemy. Parce que dans le fond, on n’a rien de tangible. Et d’ailleurs, Jules a une théorie sur la réalité. Il prétend qu’aujourd’hui les gens qui veulent le pouvoir doivent savoir la façonner. Plus rien n’existe, sauf ce qu’on fabrique. Et la petite pense comme lui.
– Si j’étais Jules, je ne m’y fierais pas, énonça Ingrid. Roland Montaubert aussi imaginait que Mireille Coste voyait les choses comme lui. À mon avis, elle a une conception bien à elle de la réalité. Et de la même taille que son ego.
Khadidja arriva avec les desserts. Barthélemy et Lola avaient opté pour des sabayons au lait d’amande amère, Ingrid pour le clafoutis aux cerises. Les yeux d’Ingrid questionnèrent Lola, qui l’autorisa d’un geste discret à goûter son sabayon. Lola vida la carafe de vin dans son verre. Ingrid ne buvait jamais d’alcool au déjeuner et Barthélemy devait rejoindre le commissariat l’esprit clair, pour un dernier round avec le couple infernal avant sa livraison au Quai des Orfèvres.
– Je n’ai pas dit mon dernier mot ! proclama Lola. J’irai voir Serge Clémenti à la Criminelle et je lui donnerai nos munitions.
– Je pourrai venir aussi ? demanda Ingrid.
Lola lui décocha un sourire complice.
– Ce qui les perdra, c’est leur souci du détail. Pour faire porter le chapeau à Montaubert, ils ont essayé de se mettre dans sa peau. Amateur de fleurs, il se donnerait la peine d’en offrir ainsi que du champagne, des petits gâteaux délicats, un bain moussant de luxe. C’était idiot. Montaubert vivait en spartiate, il rêvait de retrouver la froideur de la grande demeure familiale, le vent, la pluie, le cri des mouettes, la vue sur la lande, la vue sur le large. Mireille Coste a confondu ses propres rêves avec ceux d’un moine zen. Le standing de ses clients lui est monté à la tête.
– Et puis elle a voulu mélanger le vrai et le faux, répliqua Ingrid. Une technique délicate. L’histoire du P-DG allemand et du junkie était authentique, mais il n’y avait que Mireille dans le coup.
– Elle a même pris soin de noter le numéro de Diego dans le carnet de Montaubert. Histoire de suggérer qu’il avait téléphoné au domicile de l’infirmier depuis l’hôtel. Quel chichi !
– À bien y réfléchir, je me demande si je ne préfère pas les bains d’algues aux bains de luxe. C’est plus simple et plus sain.
– Comment peux-tu le savoir puisque tu n’as jamais essayé ?
– Justement. Et si on retournait barouder sur la côte d’Émeraude ?
– J’ai d’autres projets pour nous, après notre détour par le bureau du commissaire Clémenti, ma fille. Et sache-le, pour une fois, tu ne vois ni assez large ni assez loin.