Chapitre 2  LANDYN

 

Kabwe, Zambie. On était là tous les trois comme chaque soir, la table du dîner était mise et je présidais, avec Cecelia à ma droite qui passait son pouce sur son alliance, et à ma gauche Vale, dix ans à l’époque. Je ne sais pas pourquoi mais je garde le souvenir de cette grande et solide table en acajou. Le soir, la maison était toujours lourde de l’odeur de citronnelle qui éloignait les moustiques et autres bestioles. Je la sentais depuis le fond du jardin, lorsque je me dirigeais vers la faible lueur de la maison qui s’étirait tel un long wagon entre les arbres, avec cet acacia immense sur le devant qui grouillait de singes et d’oiseaux.

Comme à son habitude, Vale était silencieux. Cessie et moi avions terminé et elle attendait qu’il ait fini pour agiter la clochette indiquant à la fille de venir débarrasser. Elle était à notre service presque depuis que nous étions arrivés deux ans plus tôt. On l’appelait Sara mais ce n’était pas son vrai prénom.

Ce soir-là, c’était le même refrain avec Vale à qui je demandais pourquoi tes notes ne s’améliorent pas alors que je te paye des cours particuliers, et Vale qui me répondait qu’il ne savait pas.

« Ce n’est pas vraiment une réponse, ça », ai-je dit.

Le garçon s’est muré dans le silence, balançant les jambes sous la table et piquant rageusement ses haricots verts l’un après l’autre jusqu’à ce que je demande à Cessie d’agiter la clochette.

« Vale n’a pas fini, Land.

— On ne dirait pas qu’il en ait l’intention. Hein ? » Il m’a ignoré. « Agite la clochette. »

 

J’ÉTAIS encore à mi-chemin de la vieille route qui menait au quai quand les lumières des ambulances ont lui par à-coups sur mon pare-brise à travers la pluie. Mon estomac s’est enroulé sur lui-même comme une grosse anguille huileuse dans un bocal. Le vieux corps qui se souvient de la menace. J’ai vu mon garçon pelotonné sur le quai, tout trempé, bleu de froid et enveloppé de couvertures. À regarder le gamin, on aurait cru qu’il était sorti de l’eau en les traînant derrière lui, porté par l’une de ces marées vertes.

Bien sûr, bien sûr, il y avait ceux qui diraient que ça devait arriver. Pour un peu je les aurais entendus, baissant la voix pour donner l’impression d’être inquiets alors qu’ils cancanaient. Dommage pour ce garçon, diraient-ils, et pour son pauvre vieux père après ce qui est arrivé à sa femme, Seigneur. C’est terrible, c’est terrible, et maintenant ça, diraient-ils. Des commérages. Depuis l’endroit où j’étais je voyais tout ce que j’aurais pu faire pour éviter d’en arriver là. Les mots que j’aurais pu choisir avec plus de soin. La colère qui n’aurait pas dû m’emporter. J’aurais peut-être dû aller à sa recherche quand il était sorti avec les chiens ce soir-là. Lui aussi aurait pu se comporter d’une autre manière, bien sûr. Ne pas parler comme il l’avait fait et rentrer plutôt que de filer en ville, et puis ne pas boire autant avec notre Thomas. Tout ce qu’on aurait pu faire différemment, voilà de quoi vous empêcher de dormir le soir.

Je pensais aussi sans cesse à la direction qu’auraient pu prendre les choses avec sa mère. Certains soirs je rêve qu’elles ont bien tourné pour nous. Je me réveille et à mesure que je retrouve ma vieille peau triste, je me rappelle qui je suis, et je sais que ce n’est pas le cas. C’est un subterfuge cruel qu’utilise l’esprit. Ces pensées emplies d’espoir s’y enfouissent comme un vieux furet rusé. Puis, au moment où on est bien installé, elles se retournent contre vous et vous déchirent en deux avec leurs petites dents moites jusqu’à ce que vous sentiez vos boyaux se vider à nouveau au-dehors.

Impossible de distinguer qui était qui quand je suis arrivé sur le quai, mais j’ai tout de suite su que le petit tas recroquevillé c’était Vale. Il aurait été une microscopique tache sur la lune que je l’aurais reconnu. À la façon dont la pluie arrivait, on aurait cru que les vagues s’étaient échappées de la mer. Il y avait de la glace là-dedans. J’espérais que mon vieux tacot tiendrait le coup face à un tel déluge. J’aurais dû m’en occuper ces derniers mois, sauf que je n’avais pas l’argent. Je dois avouer que j’ai laissé le moteur tourner quelques instants pour apaiser ma terreur avant d’affronter tout ça.

Cette sensation maladive qui précède le moment d’ouvrir une porte et de voir ce qu’on ne peut plus esquiver, je l’avais déjà éprouvée, je l’avais déjà connue. Là-bas, à Kabwe, ça s’était passé tôt le matin, juste après le lever du soleil et alors que le ciel pâlissait avant de se volatiliser comme un morceau de vieux parchemin ; les cigales étaient déjà réveillées et leur bruit était si assourdissant qu’on s’entendait à peine penser. Dieu sait pendant combien de temps je suis resté planté là, et pour finir c’est seulement à cause du policier que je suis entré et que j’ai vu ce qu’on avait fait à notre Cessie.

Cette nuit-là, c’était le bruit de la pluie sur le toit de la bagnole qui était assourdissant. Et avec ça, mon ouïe n’est pas très bonne, alors c’est dire. Je savais que ces garçons avaient dû être dans un sale état pour même songer à sortir dans cette tourmente. Je me suis ressaisi.

Vale était assis sur le muret où sont alignés tous les bateaux d’aviron. On l’avait couvert. Il y avait des gens qui regardaient, j’en reconnaissais certains, mais personne ne s’était approché de lui pour le réconforter. Il était assis là sous la pluie, recroquevillé comme un gamin à la rue, et à cet instant je l’ai revu à dix ans, après ce qui était arrivé à sa mère, tout blanc et replié sur lui à cause de ce qu’il avait vu ; et bien sûr c’était toute cette obscurité qui nous avait ramenés à ça. On peut l’oublier pendant un certain temps, puis elle s’approche de vous et vous fait rouler à nouveau sous ses algues et ses rochers. Impossible d’échapper à ce truc-là et en regardant mon garçon si près de l’eau, je savais que j’avais eu grand tort de penser qu’on y arriverait.

Il m’a vu, je crois, mais pas un mot n’est sorti de sa bouche. Celle-ci a juste esquissé un mouvement d’ouverture et de fermeture comme le font les hirondelles de mer quand elles ouvrent et ferment le bec dans les basfonds. Je me suis dit qu’il ne m’avait peut-être pas reconnu, alors j’ai répété mon nom à plusieurs reprises et je l’ai serré contre moi. J’ai dit :

« Vale, c’est moi, fiston, c’est ton père. C’est ton vieux papa qui est là. »

Il s’est contenté de frissonner et de trembler avec une violence telle que j’ai entendu ses dents s’entrechoquer. Peut-être parce que je me sentais désespéré comme on l’est quand on sait que l’on court le risque d’avoir tout perdu, ou bien juste parce que le choc qui le privait de la parole appelait une réaction honnête, j’ai dit, et ce devait être la première fois :

« Je t’aime, Vale, je t’aime, fiston. » Il n’a rien répondu, alors j’ai continué à garder le garçon aussi serré que possible contre moi et je me suis dit que nous nous étions déjà retrouvés dans la même situation. Lui en mille morceaux, encore si petit à l’époque, et moi m’accrochant à l’espoir que tout finirait par s’arranger.

À travers la pluie j’ai distingué derrière lui le quai où quelques garçons ramenaient le bateau puis l’amarraient, ainsi que Kevin, le capitaine du port, un bon gars, qui marchait le long de la proue en faisant courir sa main sur le plat-bord. Il a frappé un petit coup sec sur le bateau comme le font les marins, une habitude qu’ils ont. Je n’avais même pas pensé au bateau. Ils avaient dû le voler.

« On va devoir l’emmener maintenant, monsieur. » C’était l’équipe médicale.

« L’emmener ? Je peux pas le faire ?

— Non, monsieur. Il faut qu’on puisse le surveiller en chemin.

— Le surveiller en chemin ? Il y a quelque chose qui ne va pas ?

— Non, monsieur. Je suis sûr que non, mais on doit quand même le surveiller et faire remonter sa température. Son pouls est faiblard, il est resté dehors longtemps. Il gèle ce soir, hein ?

— D’accord, d’accord. Je peux l’accompagner ?

— Vous pouvez nous suivre et nous retrouver là-bas.

— Si vous le dites, si vous le dites. » Je me suis tourné vers Vale.

« C’est bon pour toi, fiston ? Tu pars avec ces gens et moi je serai juste derrière. » Pas de réaction. « Fiston, tu m’entends. Tu vas avec eux et je vous suis ? Ça ira ? »

Le gamin a tourné la tête vers moi, les lèvres noires de froid et les yeux aussi sombres et vides qu’ils étaient profonds. Son visage était encore plus bleu à cause de toutes les lumières clignotantes et je l’ai tenu fermement entre mes mains pour m’assurer que mon garçon me regardait et m’entendait. Dans mes paumes j’ai senti les os froids de sa mâchoire tandis que les fantômes se rassemblaient derrière nous.

« Ça va aller ? »

Bon sang, les larmes sont sorties. Il en a laissé échapper une, puis le reste a suivi comme des moutons qui sortiraient d’un enclos et traverseraient un champ glacial à l’aube.

Il n’a jamais pleuré à l’époque, jamais pleuré sur sa mère. Dieu sait que moi oui, pendant des semaines d’affilée, si bien que parfois je me croyais incapable de respirer, mais le gamin jamais, pas à ma connaissance en tout cas.

Il a hoché la tête.

« C’est bien, mon garçon, c’est bien, mon garçon. »

Puis, couvrant le vent, ainsi que le cliquetis des haubans contre le métal des mâts et tout ce chaos, j’ai entendu dans mon dos le rugissement d’un foutu gros animal, un rugissement colérique et profond. Je me suis retourné et j’ai vu un gars qu’on soulevait sur un brancard. C’était le jeune Tom. La pluie tombait dru autour de lui et on avait l’impression qu’il livrait combat à la moindre goutte. Bon sang, il poussait de ces cris. Je n’ai pas vu son père. Probablement qu’il était affalé de tout son long dans un pub quelconque.

« Est-ce que j’irais pas auprès de Tom ? Pour savoir comment il va. » Vale a hoché la tête. « Allez, je reviens, je vais juste voir notre ami. »

Quand je me suis approché du jeune Tom, j’ai su qu’il y avait un problème. Son visage était tendu, ses veines saillaient sur son front, bleues et prêtes à éclater.

« Tom, mon gars, c’est Pa Landyn. Ça va aller mon garçon. Ces gens vont t’aider. » Mais même à ce moment-là je savais que ça serait peut-être pas possible. Tom m’a attrapé par le col avec de gros poings durs et ne m’a plus lâché ; il a planté sur moi ses yeux rouges, le regard fixe et brûlant. Il s’est accroché de tout son poids, ce garçon, et il n’a lâché que lorsque ces types l’ont emmené.

« Je viendrai te voir, mon gars. Je viendrai à l’hôpital. »

Il a continué de me dévisager mais sans dire un seul mot. Il devait être tétanisé par la peur ou la douleur, ou les deux. Même quand ils l’ont embarqué il n’arrêtait pas de grogner entre ses dents alors qu’il avait cessé de lutter.

« Ça ira ? » ai-je demandé aux types. J’ai dû élever la voix vu la force du vent. Ils se sont contentés de hausser les épaules. Ça ne m’a pas plu. Leur résignation et ce que ça signifiait sur l’état du jeune Tom.

« Vous l’emmenez où ? À quel hôpital ?

— Suffolk Coastal.

— Je vous suis. »

Mes gars ont été emmenés derrière des portes battantes. Je me suis assis quelque temps sur une de ces chaises d’hôpital toute collante d’humidité, et une grande fatigue s’est alors emparée de moi. Comme si on m’avait jeté une de ces lourdes couvertures qu’on laisse aux chiens. Qu’est-ce que j’aurais donné pour ne pas me retrouver au milieu de ce drôle de vert qui était bleu aussi. Je n’ai jamais aimé ça. J’ai tenté d’obtenir une réponse auprès du personnel, mais chacun faisait les choses à son rythme. J’étais là à attendre des nouvelles de mon fils et personne ne levait le petit doigt pour m’aider, tout ce qu’ils trouvaient à me dire c’était : « Vous feriez mieux de vous asseoir, ça va prendre du temps.

— C’est mon fils qu’ils ont emmené, avec son copain, ce sont des jeunots, ai-je expliqué.

— Je comprends », a répondu la grosse infirmière cachée derrière son comptoir d’accueil.

J’ai bien vu qu’elle ne comprenait fichtre rien. Rien de rien. N’importe quelle femme digne de ce nom aurait deviné que mon fils souffrait le martyre là-dedans, un sort terrible qui n’avait rien à voir avec sa température, son épaule ou son pouls, que je les voyais prendre chaque fois que je jetais un œil par la porte.

On aurait dit que les marées, ou l’obscurité, avaient conspiré pour nous amener tous au même point : moi, Vale, Tom, et même le père soûl et bon à rien de Tom qu’aucun de nous n’avait réussi à trouver. J’avais envie de secouer cette grosse femme jusqu’à ce qu’elle en perde ses chaussures. Ça n’aurait servi à rien, je savais qu’elle avait déjà décidé que j’étais un vieux schnock et que ces jeunes gens avaient fait les quatre cents coups et reçu la monnaie de leur pièce.

Je suis sorti de l’hôpital pour tromper l’attente. L’air était glacial mais l’endroit assez abrité pour fumer et respirer. L’odeur de la côte était omniprésente. C’est comme ça en hiver, la mer finit par avoir le dessus sur la terre. L’été, la terre peut réclamer son dû et repousser au loin ses frontières broussailleuses, opulentes et verdoyantes.

Ce soir-là, alors que je regardais tous ces pauvres types fatigués aller et venir sous les lumières de l’hôpital, voûtés pour se protéger du vent et se frottant les mains pour se réchauffer, j’ai eu la nostalgie de jours plus chauds et plus faciles. Les soirées de la fin de l’été lorsque l’air vibre du bruit des moissonneuses, des tracteurs et des botteleuses, leurs moteurs tournant jusqu’au bout de la nuit suivante et leurs gros phares inondant les champs pour rentrer leur récolte. Un homme fatigué et trop vieux pour le travail peut s’asseoir quelque temps, son chien à ses côtés, tous deux sentant alors la chaleur du soleil tardif sur leurs corps, et être emporté par l’odeur incisive des oignons qui imprègne l’air sur des kilomètres à la ronde. La terre est si pleine et riche par ici qu’on en moissonne plus que ne peuvent en contenir les camions, ça déborde, les oignons sont écrasés et laissent perler leur douce aigreur.

Mais mieux valait ne pas attendre trop longtemps. Un homme de mon âge ne peut pas s’asseoir face au soleil couchant comme le ferait un jeune homme. Quand on est jeune, ça veut dire que le travail est terminé et que la nuit va arriver. On a encore des aventures à vivre quand on déborde de rugissements et de bêtise. Mais regarder le soleil se coucher comme ça, alors qu’on peut pratiquement compter à rebours à mesure qu’il descend, expose un homme tel que moi à toutes sortes de regrets et d’envies. Y compris un autre tour de manège où l’on serait plus courageux et plus rapide, plus audacieux aussi.

 

J’aurais pu mieux faire, c’est vrai, mais j’ai été orphelin tôt et j’ai manqué de temps. J’ai dû travailler pour que la terre continue de donner, j’étais seul pour apprendre à gérer la ferme et je n’ai pas appris aussi bien que ça, au bout du compte. Ma mère et mon père étaient les meilleurs parents du monde, et les perdre a signifié que j’ai dû apprendre à vivre aussi. Mais j’y suis parvenu, jusqu’à un certain niveau, et j’allais pas tout ficher en l’air. Seulement, le mariage m’est sorti de la tête, ce sont des choses qui arrivent. Lorsque j’ai rencontré Cessie, des années après, elle m’a demandé pourquoi un type comme moi était encore sur le marché, et j’ai dû reconnaître que j’avais oublié de prendre une épouse et de fonder une famille puis que, tout d’un coup, j’avais eu quarante ans. La ferme avait atteint une vitesse de croisière et c’était devenu une bonne affaire ; alors, avec quelques heures de libres par-ci par-là, l’absence de compagnie avait fini par me sauter aux yeux.

Je me souviens du vieux Dobb me prévenant que je serais vieux avant l’âge et sans gosse dans les pattes. Et il avait raison.

Mais aujourd’hui, Vale était à l’hôpital. On n’aurait pas dû se disputer comme on l’avait fait. On avait été trop loin la veille. Trop loin.

Il m’avait heurté là où ça fait mal, là où la blessure sera toujours à vif. Il s’était assis avec ses grosses chaussures sales sur le repose-pieds en tapisserie de sa mère, et je lui avais déjà demandé à deux reprises de les enlever de là ou de les enlever tout court, ce qu’il faisait d’ordinaire sans discuter. Mais cette fois il a continué à rouler ses cigarettes comme si je n’existais pas. Je lui ai fait remarquer qu’il manquait de respect à la mémoire de sa mère.

« Elle a brodé chacun de ces points elle-même. Et ça lui a pris plusieurs mois. Tu dois respecter la mémoire de ta mère, Vale.

— Si j’ai plus de mère à respecter mais rien qu’un souvenir, c’est bien ta faute, non ? »

Direct, comme ça. Tombé des nues. Comme s’il avait emmagasiné ça toutes ces années, et que pour finir il n’avait plus su le garder pour lui, peu importait qu’il s’agisse de grosses chaussures sales et de meubles, quelque chose s’était cassé net et il avait fallu que ça sorte. Direct, comme ça.

« Qu’est-ce que tu as dit ? je lui ai demandé.

— Tu m’as entendu.

— Où tu veux en venir ?

— On avait pas besoin d’aller là-bas, mais tu nous as obligés. Ma a été tuée par ta faute à toi, pas par la sienne. » Il ne m’a pas regardé en me disant ça. Pup, qui était sur mes genoux, a bondi lorsque je me suis levé.

J’aurais dû savoir que c’était sa douleur qui s’exprimait, parce que avec lui c’est toujours comme ça, mais ça m’a atteint et j’ai dit : « Comment tu oses me parler sur ce ton ?

— Et tu vas faire quoi ? » Il s’est levé. J’ai vu sa grosse chaussure racler de la saleté humide sur le repose-pieds de sa mère.

« Tu crois tout savoir ? Tu étais gamin. Je sais à quel point c’était dur pour toi. Je le sais. Ça a été dur pour nous tous.

— Ouais, bien sûr, a-t-il craché.

— Tu sais pourquoi on est partis. »

Il n’a rien répondu, mais ses joues étaient rouges et il se mordait l’intérieur de la bouche comme un cheval enragé qui tente de se libérer de sa bride.

« C’était une bonne occasion, une belle occasion », ai-je continué.

Il s’est retourné d’un coup. « Comment ça ? En quoi elle était bonne ? Ma a été tuée. Tu as fait chier tous ces hommes et après tu étais où ce matin-là ? » Il était écarlate, en larmes, hors de lui. « Tu avais disparu. Tu nous avais laissés seuls et c’est pour ça qu’ils l’ont tuée. »

Je l’ai frappé.

J’ai frappé mon fils, et pas qu’un peu. Du revers de la main en travers du visage, et je l’ai fait pour sa mère autant que pour moi.

Il a posé la sienne contre son visage et ses yeux ont jeté des éclairs. Il a ricané, histoire de se donner raison, mais il n’en avait pas fini et il s’est approché comme une vipère pour le coup final. Il a tendu le doigt vers moi, son nez et ses yeux coulant là où je l’avais frappé, et j’ai vu sa joue gauche gonfler.

« Tu sais ce que tu as fait. Ils l’ont tuée à cause de toi. »

Il est sorti, par la porte, me laissant là, furieux et endolori. Je suis resté debout, hébété, jusqu’à ce que je remarque que Pup était recroquevillée à côté du mur, tremblant de tous ses membres. Quand je me suis approché d’elle pour la rassurer, elle a filé se cacher sous la table de la cuisine. Les autres chiens m’ont lancé un coup d’œil circonspect. J’ai tenté de l’amadouer et j’ai dû me mettre à quatre pattes pour la voir.

« Je suis désolé, ma petite, vraiment désolé. Je voulais pas. Sors de là. »

Mais pas question. Et ce n’est que plusieurs heures plus tard, alors que j’étais parti me coucher entouré d’un voile de honte et de tristesse, que j’ai senti son poids s’affaler dans le lit à mon côté.

Il était plus de deux heures du matin quand Kevin a appelé pour me dire qu’on avait retrouvé les garçons, avec Vale qui essayait de rentrer le bateau au port et de l’amarrer en pleine tempête, en criant que Tom était salement blessé.

 

J’avais fini ma cigarette et j’ai poussé les grandes portes de l’hôpital pour retourner à l’intérieur et voir comment Vale allait, mais il dormait et je ne pouvais pas grand-chose de plus pour lui cette nuit-là. D’après l’infirmière il avait besoin de repos, après quoi il irait mieux. Il sortirait sûrement le dimanche. Il n’avait rien de bien grave, à part son épaule déchirée. Thomas, lui, était plus amoché. Sa colonne vertébrale et ses jambes étaient touchées, et d’après Kevin on avait retrouvé son père, mais il n’était pas en mesure de lui rendre visite.

Je suis rentré à la maison ; le trajet m’a paru interminable. Il neigeait et il ne fallait pas compter sur le chauffage de la bagnole. Les phares n’éclairaient que ce qui tombait droit devant eux et je n’avais aucune visibilité. Enfin, je suis sorti du petit bois, juste avant la partie droite et dégagée qui menait à la maison. Et au moment où j’ai mis les pleins phares, j’ai vu, à travers la pluie, un grand panache roux bordé de blanc filer vers les buissons.

Ma renarde. Elle était là.

Mon fils s’en sortirait.