Chapitre 6  LANDYN

 

La journée entière avait été sens dessus dessous : la veille au soir des ouvriers s’étaient battus pour des histoires de femmes, et deux d’entre eux étaient trop soûls pour venir travailler. D’autres encore étaient absents sans raison valable, comme Chisongo, le petit ami de Sara qui travaillait chez nous. Quand il a fini par arriver, je l’ai prié de rentrer chez lui. Ça ne lui a pas plu. Parce que ça signifiait pas de paye, et ça ne faisait pas un pli qu’il avait déjà bu l’argent de la semaine précédente. Quand je suis rentré à la maison, j’étais épuisé.

Après le dîner, Cessie est allée dans la cuisine s’enquérir du dessert. Vale et moi, on était assis dans un silence pesant. Ses notes empiraient, en dépit des cours particuliers qu’on lui payait. Je me souviens d’avoir fait courir le dos de mon couteau sur les bosses de la nappe en dentelle. De haut en bas. C’est drôle qu’un truc pareil puisse apporter autant de satisfaction quand on est dans une impasse. C’est comme nettoyer un revolver ou percer de trous une courroie en cuir.

Quand elle est revenue, Cessie a senti la tension et essayé d’alléger l’ambiance.

« Les garçons, Sara nous a préparé une délicieuse tarte aux abricots. Elle sort du four et il y a de la crème anglaise. C’est ta préférée, Vale. » En passant derrière lui, elle lui a frotté l’épaule du plat de la main. Il lui a souri et à ce moment-là j’ai senti venir les premiers remous d’une terrible rage, du genre qui gronde, qui crache et qui ne retombera pas. Puis j’ai entendu un grand fracas dans la cuisine.

 

NOS trois grosses poules du Suffolk ont arrêté de pondre. Du jour au lendemain. On dirait qu’elles jouent le jeu pour un certain nombre d’œufs, puis qu’un beau jour elles en ont assez, assez d’endurer tout ce cirque en vain, alors elles abandonnent.

Le gamin était rentré depuis plus d’une semaine maintenant. Il n’avait pas grand-chose à dire et il errait comme une âme en peine. Je n’avais pas le moral non plus, je dois l’admettre. Tout ce que je voyais quand je le regardais c’était son cocard.

Avec quelques poules en moins, il faudrait qu’on aille aux enchères de Ashe, qui depuis des lunes se tenaient le mercredi près de la grand-route qui longe les marais. D’ordinaire on s’y rendait ensemble, Vale et moi, et bien que le garçon n’ait pas digéré le coup, j’étais confiant qu’il aurait à cœur d’aider son vieux père.

La confiance que j’avais en lui, et que j’ai toujours eue, avait un lien avec les arbres. Supposons que vous voulez planter deux jeunes arbres, comme c’était mon cas l’année dernière. Vous creusez des trous parfaits et identiques, vous les remplissez de fumier et d’os et vous y enfoncez les racines, solidement et profondément. Vous les arrosez bien afin qu’ils puissent tremper leurs pieds jusqu’au cœur de la terre et s’en imprégner. Puis vous attribuez à chaque arbre un chouette tuteur auquel s’accrocher, vous l’attachez en bas pour qu’il devienne un arbre droit et authentique. Quelques mois passeront, puis une année, et ensuite vous verrez la nature à l’œuvre.

Un de mes jeunes arbres a déjà l’air de vouloir devenir centenaire. Il a grandi intelligemment, en se servant de son esprit, avide de soleil mais pas pressé pour autant, étendant quelques bonnes branches longues et basses sur les côtés, avec juste ce qu’il faut sur le dessus pour les couvrir. Et dans la terre, à l’endroit où elle regorge de bonnes choses, les racines s’enfoncent bien, creusant cette dernière et forant le sol en quête de vie. Cet arbre donnera son nom à des villes et servira de point de repère aux voyageurs. Un arbre fort peut subir une mauvaise gelée ou perdre une branche entière dans une tempête, ce sont les racines qui le maintiennent droit. C’était le cas de Vale.

Le deuxième arbre, par contre, c’est une autre paire de manches. Vous avez eu beau l’attacher tout aussi fermement, et l’arroser tout aussi longtemps, ses racines se montrent capricieuses, incapables de décider de quel côté aller et changeant de sens en fonction des marées. Comme Tom : éparpillées, cherchant à se fixer sur un horizon donné mais ne le trouvant jamais tout à fait. Tom passait son temps à courir et à se cacher pour éviter les colères effroyables de son père, et quand sa mère est partie avec un inconnu, l’espoir s’est envolé avec elle. Il s’est mis à compter de plus en plus sur nous, et lorsqu’on a déménagé en Zambie on était bien conscients de l’abandonner à son triste sort.

 

Au début, Kabwe représentait surtout l’aventure. Malgré le malaise que j’ai éprouvé à l’atterrissage quand la porte de l’avion s’est ouverte d’un coup pour nous montrer un ciel brûlant et délavé qui s’étendait à l’infini. C’était le genre de lieu qui vous mettait face à vous-même. Vous donnait le sentiment d’être ancré dans le monde. À peine arrivé, chacun avait un but à sa journée, là où avant on se laissait porter par le courant.

Cessie avait décidé de s’approprier la maison. Elle a mis trois jours à trouver où acheter de la peinture pour la rafraîchir un peu. Il y avait un toit en fer blanc et l’extérieur était grossièrement plâtré et peint en bleu ciel. On était là depuis une demi-heure à peine, occupés à décider quelles pièces serviraient à quoi, quand elle a découvert une araignée de la taille et de la texture d’une souris des champs. Et puis la maison était dotée d’un chien. Il était grand et son pelage était roux. Personne savait à qui il appartenait, alors on l’a gardé. Maria, la gouvernante, l’appelait Chien et, dès notre arrivée, il est devenu le fidèle ami de Cecelia.

Je n’ai jamais bien compris le pourquoi du comment, mais la maison comprenait aussi du personnel pour la cuisine, le ménage et l’entretien, et la terre avait ses ouvriers. La propriété avait changé de mains (à se demander d’ailleurs combien étaient venus et repartis avant nous), mais les gens du coin, eux, restaient. Ils étaient avenants et on n’avait jamais vu personne travailler comme eux : à la fin de la journée, ils devaient encore marcher pendant des kilomètres et des kilomètres, souvent très chargés, pour s’occuper des leurs.

La gouvernante, Maria, son aide, Sara, l’homme de Sara, Chisongo, et quelques autres travailleurs vivaient dans une longue rangée de maisonnettes à l’arrière, un peu plus haut sur la colline. Maria et Sara avaient un lien de parenté, semblait-il, mais je n’ai jamais trop su lequel. Sara et Chisongo avaient une enfant d’environ trois ans à notre arrivée. Je me suis toujours demandé ce qu’une fille douce comme Sara trouvait à ce type. Il était à part. Il semblait toujours ailleurs. Ce que j’ai pris plus tard pour de l’insolence, et finalement de la méchanceté, je l’ai vu au début comme de la tristesse, ou sa cousine plus paisible, la déception. Un jour je l’ai interrogé sur sa famille. On était dehors sous ce soleil terrifiant, on essayait de réparer les citernes à côté de la maison. Il fallait qu’elles recueillent la moindre goutte de pluie qui tombait du toit.

« Tu as de la famille dans le coin, Chisongo ?

— Non.

— Mais tu es de Kabwe ?

— Maintenant, oui.

— Tu n’as pas de famille ? »

Il m’a tourné le dos et s’est gratté la nuque, ce qu’il faisait toujours quand il était à court de mots.

Il ne m’aimait pas, en tout cas c’est l’impression que j’avais. Dès le départ on a été rivaux.

 

Vale et moi étions assis à côté du poêle. Il lisait son livre en se passant la main sur le crâne. Je crois qu’il ne s’habituait pas à ce que ses cheveux soient coupés aussi courts. De mon côté je ne suis pas sûr de raffoler de l’air que ça lui donne, un air vieux et fatigué. Mais peut-être que c’est son air véritable et que je ne l’avais tout simplement pas remarqué jusqu’ici. Bizarrement, j’ai eu envie de tendre la main et de lui toucher la tête ; de sentir les piquants pour mieux comprendre comment il était en dessous.

« Tu veux venir à Ashe demain matin, fiston ? »

Il a haussé les épaules. « Peut-être.

— Tu pourrais nous choisir de nouvelles cocottes. »

Il a hoché la tête.

Seigneur. On était dans une drôle de situation. Entourée de mousse et d’algues brunes, et chaque bûche que je retournais dégageait une odeur d’écorce pourrie par le froid et l’humidité, mais j’espérais qu’un petit voyage le long de la route côtière nous redonnerait de l’énergie. J’allais me lever tôt pour aller à Ashe, et soit je le trouverais dans la cuisine, soit je ne le trouverais pas.

La nuit a été affreuse. Même sous les vieilles couettes et couvertures, le froid me mordait la peau. J’entendais le grand hibou brun derrière la maison. Il lance de longs appels lugubres dans le ciel, noirs comme le vieux sang. Heureusement que j’avais ma vieille Pup, que nous étions là l’un pour l’autre.

Lorsque la lumière m’a réveillé, j’ai eu l’impression que mes paupières venaient de se fermer. Elle s’est infiltrée par la porte de la chambre depuis le palier, et j’ai su que Vale était déjà debout. Je l’ai entendu sortir les chiens en bas. J’ai roulé péniblement sur le côté pour atteindre mon réveil sur la table de chevet – quatre heures trente – et je l’ai vue : ma tasse. Blanche avec des roses bleues et une petite ébréchure sur le bord. Il avait dû me l’apporter. J’ai reniflé les effluves du café, forts et stimulants, et je me suis dit que j’oserais peut-être prendre ça pour une offrande.

Seigneur Dieu, l’effort qu’il m’a fallu pour sortir ma carcasse du lit et descendre pour ne pas faire attendre le gosse, emmitouflé dans Dieu sait combien de couches de vêtements. Il y avait du pain grillé sur la table, et un peu après cinq heures Vale était de retour et on montait dans la fourgonnette. Sans échanger un traître mot.

Il a pris les clés et je ne l’en ai pas empêché. Le brouillard ne s’était pas encore levé et les phares n’éclairaient pas grand-chose, alors on a roulé lentement et sûrement à travers cette purée de pois. Dans les champs, les bêtes étaient blotties les unes contre les autres et leurs flancs leur servaient de bouclier contre l’humidité. Au moins, le vent était retombé.

Il prenait les virages juste comme il faut.

« Tu conduis bien, fiston. »

Il n’a pas réagi mais j’ai poursuivi.

« On dirait qu’un gros vieux lapin gris est venu s’asseoir sur notre coin du monde ce matin. Il faut se frayer un chemin par en dessous. »

Il a continué à serrer le volant et à fixer l’obscurité et l’air humide devant lui. Comme je n’avais pas de conversation à offrir, je me suis concentré sur ce qui se passait de l’autre côté de la vitre. Le brouillard s’est un peu levé quand la lumière du jour est apparue ; et quand on est arrivés au niveau des marécages, la journée se retournait déjà sur elle-même pour étendre ses vieilles jambes.

Les marais sont très peu pour moi. Ils n’ont rien d’honnête. On ne peut pas se fier à la terre sous ses pieds. Il y a des années de ça, à l’époque où ils construisaient par ici, des centaines d’hommes sont morts en les draguant et en consolidant des murs pour tenir la mer éloignée. Une vraie folie, comme si elle allait s’approcher d’une petite rangée de pierres pour ensuite décider de repartir vers l’endroit d’où elle venait. Toujours est-il que la folie s’est poursuivie pendant encore une vingtaine d’années, et tant de gens se sont noyés ou sont morts de détresse qu’une église a été construite afin de prier pour les âmes disparues et d’apaiser celles qui restaient. Notre-Dame des Marais. À ce qu’on raconte, on y récite la prière pour les morts de Sandlings chaque dimanche. L’endroit fait penser à un vieux rempart, grand et vénérable, dominant un bassin plat envahi de roseaux. À l’automne, on y entend les oiseaux jacasser bruyamment. Ils forment des nuages d’un noir foncé qui se rassemblent en plein vol comme les âmes des hommes qui ont péri dans les marécages. Ils se déplacent dans un sens puis dans l’autre en fonction des marées ; la mer ne cesse de changer de forme, on dirait une vieille mégère rusée qui emporterait le sol avec elle.

Cessie trouvait que c’était le plus bel endroit à la ronde, alors quand on l’a ramenée de Kabwe c’est là qu’on l’a enterrée. J’ai senti le regard de Vale glisser vers sa mère.

« On lui rendra visite au retour ? ai-je demandé.

— Non. »

 

Il faisait toujours glacial quand on est arrivés aux enchères de Ashe. La première inspiration faisait l’effet d’une claque de sorcière. J’ai enlevé mes gants pour allumer une cigarette et j’ai vu que mes mains ressemblaient aux griffes d’un mort, ridées et bleues au niveau des ongles. Quelques minutes de plus sans protection et j’attraperais des engelures à coup sûr.

Ces enchères étaient le désordre et l’ordre à la fois. Il y avait des tas de trucs sortis de nulle part, alignés avec des étiquettes et des numéros de lots, et quelqu’un à l’air autoritaire qui déambulait au beau milieu, vous informant de ce qui sautait aux yeux.

« Une bien jolie charrue, parfaite pour les pommes de terre. »

« Un bien beau verrat, facile à manier et inoffensif. Personne ne veut d’un verrat avec des défenses prêtes à vous étriper. »

Des groupes de vieux gars du Suffolk comme moi étaient là avec casquettes et lainages, à bavarder cigarette au bec, et bougeant d’un pied sur l’autre pour éviter de geler sur place. Roy le Domino était là, mais il avait l’air absent. Jamais la mine très fraîche à cette heure-ci, ce n’était pas une famille du matin. Il marmonnait quelque chose à propos de bière. Je parie que même quand les vers m’auront eu, il y aura quelque part un Domino qui continuera de marmonner quelque chose à propos de bière. Des bons gars, ceux-là. L’un d’eux avait pensé à apporter un Thermos de café. Ça devait être sa gentille femme qui l’avait préparé, pour tenir le coup dans l’humidité, et avec du gâteau pour le voyage. J’ai aperçu Dobbler.

« Salut Dob.

— ’jour Landyn. Midwinter. Monsieur Midwinter. » Il m’a salué. Il me faisait marrer, ce Dobbler.

« Espèce de vieux crétin.

— Vieux mais sage. » Il a souri, ce qui m’a permis de remarquer qu’il avait encore perdu une dent depuis la dernière fois que je l’avais vu, quelques jours avant.

« Qu’est-ce qui se passe dans ta margoulette, Dob ? Tu as perdu un autre croc ?

— Je m’en servais pas.

— Si tu le dis.

— T’as pas oublié que je viens bientôt chez toi pour les cochons ?

— J’ai pas oublié.

— Comment va ton garçon ?

— Il ne fait que traînasser. Pas facile, le gaillard.

— Dommage. Question de temps, sans doute.

— Faut espérer, mon vieux. »

On s’est tournés tous les deux pour regarder Vale se diriger vers les allées et examiner les boîtes remplies d’objets posées sur les tables.

Dobb a hoché la tête. « Oh misère, te voilà avec un ours mal léché. Et y va pas se priver de te le faire savoir. Eh bien, à plus tard alors, Land. J’ai l’œil sur une jolie herseuse là-bas.

— À plus tard. »

Vale faisait son choix parmi les babioles : outils, couteaux, nouveautés, jouets. On aurait dit un fantôme tout en longueur, ce garçon, la tête un peu penchée, maigre mais costaud. Il s’est arrêté devant les couteaux, en a déplié quelques-uns et testé la lame avec son pouce. Il s’est attardé sur un petit. Je voyais bien qu’il lui plaisait.

Il devait sentir que je l’observais parce qu’il s’est tourné vers moi sans raison. On se faisait face dans l’air humide, à se regarder avec toute cette douleur qui flottait entre nous. La matinée entière a retenu son souffle.

 

Durant les premiers temps à Kabwe, on était convaincus d’avoir pris la bonne décision – il y avait des inquiétudes mais aussi de l’espoir et de l’abondance, dans les champs comme dans nos ventres. Ce qui ne veut pas dire que ce n’était pas étrange, on était loin de ce qu’on connaissait. Ce n’était pas notre habitat naturel et il y avait des choses qu’on ne comprenait pas tout à fait. Après notre première visite en ville, j’ai été tellement soufflé que j’ai dû retourner me coucher. À un étal on pouvait acheter des en-cas, des téléphones, du maquillage et des cigarettes au détail. Le même homme pouvait envoyer de l’argent à l’étranger en dollars ou en livres et faire transporter n’importe quoi vers n’importe où sur le continent, tandis que son frère tenait le « salon de coiffure » pour hommes à côté, qui se résumait à un casier de bières retourné surmonté d’un parapluie coloré, un miroir accroché à la clôture et une tondeuse branchée sur une batterie de voiture. Ce salon était une vraie plaque tournante où jeux de cartes et bouteilles de bière étaient toujours en action. Les deux affaires tournaient à plein régime.

Les gens criaient alors qu’ils n’étaient même pas à un mètre de distance, les enfants quittaient l’école afin de travailler pour leurs parents, pour une occasion familiale ou pour une autre, les enterrements duraient des journées entières, et tout le monde connaissait tout le monde. En ça ce n’était pas trop différent de l’Angleterre. Mais tout me déstabilisait, depuis le moment où je me réveillais jusqu’à celui de me coucher.

Notre pan de terre de plus de sept cents hectares faisait travailler près de trois cents gars, des hommes des environs. Quand l’un arrivait, il était suivi de ses frères, de ses cousins et de ses oncles. Tous ces gens paraissaient se connaître et semblaient unis par les liens du sang ou du mariage. Je n’ai jamais compris qui était qui dans tout ce méli-mélo. Quand un autre groupe arrivait en quête de travail, ceux qui étaient déjà en place l’envoyaient paître. Si un type ne venait pas travailler, il pouvait vous envoyer un remplaçant, souvent beaucoup plus jeune et sans lien apparent. Je trouvais tout ça approximatif et flou ; il n’y avait pas de lignes claires comme celles auxquelles j’étais habitué.

Mes ennuis avec Chisongo ne se sont pas fait attendre. Il avait un air fanfaron – pour être honnête, pas très différent de Tom et de notre Vale entrant dans un pub un samedi soir tard – mais il était intelligent aussi. Il savait que j’étais un imposteur, et moi qu’il était une brebis galeuse. Quand il y avait des soucis avec les autres gars, je remontais toujours jusqu’à lui. Il disparaissait quelque temps puis se pointait le jour de la paye en exigeant la totalité du salaire. Quand il ne venait pas, les autres devaient accélérer le rythme pour compenser et il avait toujours une raison de se battre avec eux, n’hésitant pas à les accuser de lui voler des cigarettes ou de la petite monnaie. Je ne sais pas pourquoi je ne l’ai pas viré. Peut-être pour faire plaisir à Maria et Sara parce qu’elles épaulaient Cessie et que cette dernière les aimait bien.

Sauf qu’à une occasion il y a eu un incident entre Chisongo et Cessie. Elle était seule au jardin. Ce jour-là j’avais emmené Chien avec moi. J’étais parti avec Kraus traquer les babouins qui attaquaient les villageois et pillaient leurs épiceries. C’était assez fréquent pendant la saison sèche. Chien constituait un excellent tir de sommation tellement il détestait ces animaux. Cessie essayait de ranimer un rosier qu’elle avait oublié d’arroser et qui avait souffert de la chaleur. Elle avait coupé les fleurs et les feuilles fanées, et l’arrosait généreusement. Chisongo s’est approché d’elle en longeant la maison et elle ne l’avait pas vu venir.

« Vous me payez pas assez », lui a-t-il lancé d’entrée de jeu, aux dires de Cecelia. Ça lui a fichu une sacrée trouille.

« Chisongo ? Qu’est-ce que tu viens faire ici ?

— Vous me donnez pas assez d’argent.

— On est à trois jours de la paye. Tu n’as plus longtemps à attendre.

— J’en ai besoin maintenant.

— Non. Et de toute façon je n’ai rien à la maison. On doit encore aller en ville chercher l’argent de la paye. » Elle avait eu une poussée d’adrénaline.

« J’en ai besoin.

— Chisongo, je t’ai entendu. Maintenant c’est toi qui vas m’écouter. Je n’ai pas d’argent à te donner. Il n’y en a pas dans la maison. »

Il a sifflé quelque chose dans sa direction. Mais pas en anglais. Elle a senti la dureté et la brûlure du quelque chose en question et elle a compris que ça lui était destiné. Puis il a craché par terre juste à côté d’elle et tourné les talons.

J’aurais dû me montrer ferme et le renvoyer sur-le-champ. Je me repasse l’incident en boucle. Pour finir, dans mon impuissance, tout ce que j’ai fait c’est le prendre à part, lui expliquer qu’il n’y avait pas d’argent dans la maison et que Mme Midwinter n’avait rien à lui donner. J’ai été faible, alors que j’aurais dû faire preuve de force. Ça s’est résumé à un commentaire poli de ma part et un silence boudeur de la sienne. Je n’avais jamais été du genre à courir le risque d’une bagarre. Et puis là-bas j’avais l’impression de ne pas connaître les règles. N’empêche que j’avais senti mes tripes danser la java dès le départ. Et quand les tripes vous disent que quelque chose cloche, mieux vaut leur faire confiance. Maintenant je le sais.

 

Les poules faisaient partie des premiers lots. Je suis allé trouver Vale.

« Il va falloir choisir nos poules.

— Ouais.

— Je te laisse faire ?

— C’est toi qui choisis.

— Tu es sûr, fiston ?

— Je me charge des enchères.

— Comme tu veux. Ça me va. Allons voir les bestioles, alors. »

Dieu du ciel, j’étais là à parler de poules alors que je marchais sur des œufs. On s’est avancés vers les cagettes. Pauvres bêtes, toutes entassées derrière un grillage. Une poule rousse avait été becquetée derrière la tête et elle saignait. Elle n’allait pas bien du tout, la pauvrette. Je ne sais pas pourquoi mais les poules donnent toujours l’impression d’avoir le sang épais. Le sien s’était fiché sur les plumes. Et puis elle était petite, une cible parfaite, et les autres savaient qu’elles auraient plus de place en se débarrassant d’elle.

« Ces poulettes m’ont l’air en colère, hein Vale ? »

Il n’a pas répondu et s’est avancé un peu plus pour jeter un coup d’œil dans les autres cagettes.

Il a tendu le doigt vers un lot. Il s’agissait de gros volatiles dodus aux jolis becs et en bonne santé. Un bon choix.

« Oui, celles-là. Bravo, fiston. Elles m’ont l’air bien. Bravo. »

La vente était bonne, ça partait vite. On était tous entassés, fesses serrées et haleines fumantes. Ils ont annoncé les poules en colère avant les nôtres. Il y en avait cinq, et la rousse qui saignait a été retirée du lot même si elle est restée dans la cagette avec ses tortionnaires. Elle était accroupie là, soit trop choquée, soit trop effrayée pour bouger. Elle avait un œil un peu exorbité. Je ne supportais pas de la regarder. Un petit exploitant qui venait d’au-delà de Sandlings a remporté le lot.

« Tu nous achètes les volatiles, fiston.

— Pa ?

— Je te retrouve à la fourgonnette. »

L’homme de Sandlings est parti en chancelant, direction le parking. Il marchait comme un pêcheur revenant d’une longue et froide saison de pêche au crabe. J’ai couru pour le rattraper.

« Excusez-moi, monsieur ?

— Oui ?

— Vous avez prévu quelque chose pour cette poule rousse ?

— Ouais, mon vieux, je la donnerai aux chiens. Elle est trop maigre pour être mangée et trop bête pour pondre.

— Ça oui, elle est bonne pour rien de tout ça. »

Il a fait mine de partir.

« Je me demandais si vous voudriez bien me la donner. Je vous payerais bien sûr. Et vous feriez un petit bénéfice, vu qu’elle a été ajoutée au lot gratuitement.

— Pour quoi faire ?

— Eh bien, pour les furets.

— D’accord, d’accord. »

Il a ouvert la cagette d’une main et plongé l’autre dedans pour l’attraper et me la tendre. Elle ne s’est même pas donné la peine de bouger. Je n’étais pas sûr qu’elle soit toujours en vie.

« Deux livres, ça vous va ?

— Oui. »

Je l’ai payé. La poule était chaude. J’étais sûr qu’elle respirait encore. Je l’ai glissée à l’intérieur de mon manteau et suis retourné à la fourgonnette. Il y a pas pire imbécile qu’un vieil imbécile.

« Pa ? »

C’était Vale avec notre lot. On était partis acheter trois poules et on revenait avec six grosses et une autre presque morte.

« J’ai eu la rousse.

— Quoi ?

— Encore une âme en peine pour ton crétin de père », ai-je lancé.

Et voilà. Je l’avais amadoué. Notre dispute était oubliée et sa bouche a esquissé un petit mouvement vers le haut.

On a parcouru le long chemin du retour comme ça, Vale regardant droit devant lui et moi avec la petite poule pitoyable et toute chaude dans mon manteau.

« Fiston, tu dois aller voir Tom. Je sais que j’ai pas à te dire ce que tu dois faire. Je sais que tu me feras plus jamais confiance pour savoir ce qui est bien et ce qui l’est pas, ce qu’il faut faire et ce qu’il faut pas faire. Si ça doit être comme ça, ça sera comme ça. Mais si je te dis que ce garçon a besoin de toi maintenant, tu dois m’écouter. Parce que tout ce qui se passe en toi, ça se passe aussi à l’intérieur de lui. C’est ton frère, fiston. Ton frangin. Si tu crois que je suis un vieux couillon de père, alors regarde le sien et tu sauras que si toi tu te sens seul, lui aussi et c’est même pire. Il a pas de jambes, bon sang. Tu iras le voir, mon garçon ? Tu y réfléchiras, au moins ? »

Vale a plongé une main dans sa poche en tenant le volant de l’autre. Il en a sorti un petit couteau au manche en os, qu’il a déposé sur le tableau de bord.

« Je lui ai acheté ça. Pour tailler. »

Le couteau est resté posé entre nous, brillant un peu sous la lumière et oscillant d’avant en arrière sur la lame. Il était joli.

« Tu es un chouette gars, Vale. Un chouette gars. »

J’ai fermé les yeux à cause du soleil qui traversait le pare-brise et une envie irrépressible de m’assoupir s’est emparée de moi. Le genre qu’on ne sent que dans une voiture chaude après un départ matinal. Ça mettait toutes sortes de douleurs en sourdine.