JE me tenais devant la porte d’entrée à souffler sur mes mains pour les réchauffer et à fumer pendant que les gens entraient et sortaient par les portes vitrées. Réservé aux visiteurs. Conneries. C’était pas l’Exposition universelle, tout de même.
J’avais les yeux secs et comme enfoncés dans leurs orbites. Je savais que j’avais l’air d’avoir bu. J’avais pris un bain pour essayer de me remettre les idées en place. J’étais resté éveillé toute la nuit. Étendu là à essayer d’empêcher les larmes de couler et ma tête de tourner. Vers quatre heures j’étais sorti pour fumer. Le soleil ne se lèverait que dans quelques heures. Quand je suis rentré dans la maison j’ai eu l’impression que j’étais seul, pourtant je savais que Pa y était aussi et qu’il dormait. Il était sorti quelque part la veille, je l’avais entendu rentrer tard.
Faire le planton devant l’hôpital ce matin-là me semblait être la pire option possible. Je ne comptais pas m’éterniser, je voulais faire mon devoir et filer. J’avais rendez-vous ensuite avec Beth au pub pour une balade. Je voulais avoir l’air soigné en son honneur, mais j’avais plus ou moins décidé que je n’y arriverais pas de toute façon. Je savais qu’elle aurait l’air fraîche et jolie, elle, mais pas d’une manière snob, juste ce qu’il fallait. Mon cocard avait viré au jaune, et ma pâleur, accentuée par le froid et la fatigue, faisait ressortir les croûtes et les égratignures que je gardais de notre sortie en mer. J’avais une gueule de déterré, et ce n’était pas qu’une apparence.
J’ai été aveuglé quand j’ai levé les yeux. Le soleil essayait de filtrer, ce qui était bien. Il m’a fallu une dernière taffe avant de pouvoir passer les portes battantes, et toute mon énergie pour ne pas repartir en courant une fois à l’intérieur. Des panneaux partout, du bruit, et pas moyen de m’orienter. C’était aussi affreux que ce que j’avais imaginé.
L’endroit tout entier n’était que portes, chambres et gens qui semblaient savoir ce qu’ils faisaient. On m’avait emmené ici après l’épisode du bateau. À part ça j’y étais entré qu’une fois avec le jeune Mole, qui s’était fait tabasser un samedi soir. Et puis j’étais venu attendre Tom à la sortie à plusieurs reprises. Mole sortait rarement avec nous, et la seule fois où c’était arrivé il s’était fait cogner. Je m’étais senti mal pour lui. Il n’en finissait pas de pleurer. On l’avait entraîné en lui disant qu’il s’amuserait bien, et pour finir il s’était retrouvé à l’hosto où on lui avait recousu l’arcade. N’empêche qu’il aimait bien raconter l’histoire et on le laissait s’en donner à cœur joie, comme les vieux schnocks qui rabâchent leur unique récit de guerre.
Mais là, en plein jour, ma tête me faisait l’effet d’une courge fourrée dans une boîte de conserve. J’avais mal aux doigts à force de gratter le pourtour de mes ongles avec le pouce. Je savais pas où aller, alors j’ai interrogé quelqu’un à l’accueil.
« Hé.
— Hé », a répondu Tom.
Il avait pas l’air bien et je suis resté sur le pas de la porte. J’ai mis un moment à dire quelque chose. Il s’était rendormi, ou assoupi, difficile de savoir. Ses yeux étaient fermés. Il avait l’air tout plat sous les couvertures. Ça faisait drôle de voir Tom sous des couvertures d’hôpital, blanches et propres. J’ai regardé ses jambes, longtemps, pendant qu’il rêvait. Elles ne semblaient pas avoir changé. Son lit était équipé de rambardes, de barreaux et de trucs pour l’empêcher de tomber, et des poignées de potence pendaient autour de lui. Ça ressemblait à ce que j’avais vu quand Pa m’avait obligé à l’accompagner à hôpital militaire où était soigné mon cousin. J’étais resté planté à côté cette fois-là aussi. J’ai eu l’impression de devoir inspirer à fond pour avoir le cran de m’avancer vers le lit. J’essayais de penser à ce que je devais dire.
« Tu as l’intention d’entrer, ou tu passes en coup de vent ? » Tom a fait rouler sa tête vers moi.
« Je viens te rendre visite.
— Assieds-toi. »
J’ai pris la chaise à côté de son lit, mais impossible de lever les yeux. J’avais la sensation qu’il me regardait. Il était à moitié endormi mais j’étais sûr qu’il attendait que je dise quelque chose.
« Je suis désolé, mon pote. »
Il a rien répondu. Il respirait profondément et sans bruit.
« Je suis désolé que tu aies été blessé. J’aurais dû venir plus tôt. Je le sais. Je me suis dit que tu voudrais dormir et reprendre des forces, et puis je travaillais. Alors je suis pas venu. Mais maintenant c’est le week-end et me voilà. Je suis désolé que tu aies été blessé. »
Mes yeux lui ont lancé un appel de détresse, ce qui était idiot, je le savais. Lui me regardait sans me voir et clignait des yeux très lentement. Les médicaments sans doute.
« C’est moins des blessures que des cassures, Vale, mon frérot, a-t-il annoncé au bout d’un moment.
— Tu es en miettes.
— Ouais.
— Je suis désolé.
— Ouais. » Il m’a regardé droit dans les yeux.
Silence.
Comme quand on coupe le moteur d’une voiture après une longue virée. Et qu’on reste assis pendant une minute, à écouter le métal retrouver ses marques en refroidissant. Je sais que Tom était conscient aussi de la tranquillité ambiante. Puis de grosses larmes se sont mises à couler le long de son visage, et il a cligné légèrement des yeux, mais surtout il les a laissées couler. Je me sentais impuissant. Alors je me suis contenté de le regarder droit dans les yeux et de laisser les miennes couler aussi. On est restés comme ça à se dévisager avec nos gorges qui faisaient un mal de chien. J’avais l’impression qu’on était là depuis toujours. C’était bien.
Un de leurs chariots est passé devant la porte dans un bruit de cliquetis et de grincements.
« Remue-toi, espèce de chochotte, ici il y a des infirmières chaudes. »
D’un geste large, Tom a passé sa manche sur son visage.
« Ouais ? La tienne aussi ?
— Ouais. Bouillante. Elle me veut salement.
— Elle est bien tombée, avec toi.
— Tout va bien, les garçons ? a lancé une voix. C’est votre ami, alors ? » J’ai vu les yeux de Tom s’écarquiller.
« Bonjour, mademoiselle l’infirmière. »
Je me suis retourné. Elle était aussi grande que large. Avec une toute petite tête bizarre couverte de cheveux gris et courts. Mon visage était tellement près de sa poitrine que j’ai estimé plus prudent de baisser la tête et de me détourner.
« Vous avez pris votre petit déjeuner ?
— Oui, Mademoiselle.
— C’est bien. Je reviens dans un moment pour vos médicaments et votre bain. » Je me suis tourné à nouveau vers Tom. « Un bain ? Oh ouais, elle a vraiment envie de toi, mon frère ! » C’était un rire franc, parce qu’on avait travaillé si dur tous les deux pour y parvenir.
« Je t’ai apporté un petit quelque chose. » Je lui ai tendu le couteau que j’avais acheté aux enchères de Ashe. « Je te l’ai aiguisé. »
Tom l’a pris et a ouvert la lame. Il avait l’air beaucoup plus réveillé tout à coup. « C’est un beau couteau, a-t-il dit. Merci, mec. Mais je ferais mieux de le cacher. Ils aiment pas qu’on garde des trucs comme ça ici.
— Non ?
— Non. Ils croient qu’on va se foutre en l’air. Alors que c’est le salopard qui me fait faire mes exercices chaque jour que j’ai envie de foutre en l’air. Tu le verrais arriver tout guilleret dans son petit uniforme blanc. Je te parie qu’il est pédé. Il m’envoie en fauteuil roulant jusqu’à la salle de rééducation – tu as vu mon fauteuil ? Il est sans pitié. Ça me fait un mal de chien et j’essaye, mon frère, j’essaye de toutes mes forces, mais bon sang c’est un vrai salopard. Il veut que mes jambes se réveillent. Mais moi je sens bien qu’elles sont pas d’accord. Y a rien qui se passe et ça fait un mal de chien.
— Ton père est venu ?
— Ouais.
— C’est bien.
— Tu sais comment il est.
— Oui.
— Parfois c’est mieux qu’il soit pas là.
— Ouais. » Je voyais bien que Tom avait pas envie de parler de son père.
« Quoi de neuf de ton côté depuis que je suis ici ? Quelles nouvelles du front de l’Ouest, commandant ? Des sacrées soirées ?
— Oh, pas grand-chose. J’ai essayé de gagner des sous, j’ai ramassé des betteraves avec Mole, Randall m’a fait chier.
— C’est un trouduc.
— Tu l’as dit.
— Il se sent plus pisser. » Il a pris une grande inspiration et remué la partie supérieure de son corps avant d’expirer.
« Ouais, et c’était pas la joie, tu sais ?
— Pareil ici. »
Je savais que c’était un coup de semonce. Ne ramène pas tes chagrins ici, tu as la belle vie, frangin, ce genre de trucs. Mais que dire d’autre ?
« Eh ben, figure-toi que Mole s’est trouvé du boulot à Playford Manor. Il est tout excité, mais il dit qu’il a besoin d’une nouvelle voiture. La sienne arrête pas de tomber en rade. Il l’a depuis longtemps, non ? Il va essayer de décrocher un prêt à la banque.
— Je vais lui en prêter, moi, de l’argent. Pas besoin de banque. Mole est sympa. Il tient parole. »
Ça m’a fait l’effet d’une autre pique, d’un reproche parce que Mole lui avait rendu visite et moi pas.
« T’as pas un rond.
— Eh bien, frérot, c’est là que tu te trompes.
— Fais pas l’andouille.
— Je n’ai rien d’une andouille. Je suis même drôlement futé.
— Tu bois jusqu’à ton dernier sou à la seconde où tu l’empoches.
— C’est vrai. Mais pas avant d’avoir prélevé vingt pour cent. Pour calculer ça tu enlèves un zéro de ce que tu possèdes et tu multiplies ce chiffre par deux.
— Quoi ?
— Véridique, Vale mon frangin. T’enlèves un zéro, tu multiplies par deux.
— Tu as des économies ?
— Pas vraiment. Plutôt une dîme maternelle.
— Tu peux pas utiliser des mots que je comprends ?
— J’économise pour ma très chère mère. C’est une femme qui aura besoin d’une pension un jour. Enfin, si elle reste en vie, et soyons honnêtes, frérot, ça se présente pas très bien. Tu l’as vue dans les parages depuis que je suis ici ?
— Non. Pas depuis l’été.
— Moi non plus. Je lui ai donné du liquide et quelques nouveaux livres que j’ai piqués à la bibliothèque, Thack-er-ay, et elle est repartie. Sur un cargo. Un nouveau tournant dans sa carrière.
— Pourquoi j’en savais rien ?
— Mais si ! Tu étais avec moi quand elle a débarqué à l’Anchor. J’ai baffé ce fichu Polonais qui l’avait pelotée, rappelle-toi. Un sacré vicelard. Je l’ai pas raté.
— Ouais, je suis au courant pour ta mère. C’est pour les économies que je savais pas. Enfin bref. Pas grave.
— En tout cas, dis à Mole que je l’aiderai si besoin. Il pourra conduire partout où il veut et comme ça vous serez tous obligés de venir me voir tout le temps. Régulièrement.
— Je t’aurais rendu visite de toute manière. C’est idiot.
— Eh bien, peut-être. Ou peut-être pas. Mais comme ça tu te sentiras mal quand tu viendras pas. » Il a marqué une pause et tout à coup sa mâchoire s’est serrée. Je voyais qu’il avait mal. « T’as compris que je plaisantais, hein ? Mais pas à propos de l’argent, ça c’est véridique.
— Ouais. Tout comme tu sais que je te rendrai visite.
— Oh, ça. On verra. »
Le silence a envahi la pièce. J’ai tenté de le regarder à la dérobée. J’arrivais pas à savoir à quel point il était en colère contre moi, et si c’était à cause de l’accident ou de l’absence de visites. À moins que ce soient les deux. Il avait pas l’air à son aise, comme s’il avait voulu essayer une position plus confortable et s’était arrêté en cours de route. Son visage semblait tordu et déformé. Il n’y avait rien qui clochait, mais sa mâchoire s’était durcie et ses yeux étaient un peu gonflés et gris. J’ai eu le sentiment qu’il fallait dire quelque chose.
« Alors, il est bien ce fauteuil ?
— Quoi ?
— Il est comment le fauteuil ?
— Qu’est-ce que j’en sais, bordel ? J’en connais pas d’autre.
— Ouais. » J’avais foiré.
« Ce fauteuil est surtout une vraie merde, tu t’en doutes ; oh, pardon, évidemment tu peux pas le savoir, hein ?
— Tu as raison. Je peux pas savoir, désolé.
— Franchement, tu crois pas que je préférerais avoir mes putains de jambes à moi qu’un putain de bon fauteuil ? » Il était vraiment énervé.
« Bien sûr, ouais bien sûr, désolé. Tom, allez, c’est bon. » J’ai essayé de m’avancer vers lui mais il s’est dégagé, le haut de son corps était toujours vigoureux.
« Casse-toi, bordel, et remets pas les pieds ici. »
J’arrêtais pas de dire que j’étais d’accord et que j’étais désolé, mais je parlais à un mur. Il était là, tremblant, il m’avait tourné le dos, ses jambes toujours dans la même position. Je savais pas quoi faire.
« Je veux plus jamais te revoir.
— Dis pas ça, mec, tu es juste en colère.
— Va te faire foutre. Ne reviens pas ici, jamais. »
C’était comme recevoir un nouveau coup. Un coup vraiment violent dans le ventre, ou alors comme d’être tombé par-dessus bord, et j’ai su que j’aurais jamais dû venir. Ça serait toujours comme ça au bout du compte.
J’ignore comment mais j’ai retrouvé la sortie de l’hôpital et j’ai descendu la rue en direction de la ville. J’avais pas envie d’attendre un bus. J’étais en colère et je souffrais le martyre, ce qui était mérité, je le savais. Mais ça me troublait malgré tout. Même si je m’y attendais, j’avais l’impression d’avoir pris un méchant coup de sabot venu de nulle part.
Je marchais d’un pas rapide et tellement énervé que je suis arrivé à l’Admiral en avance. Beth était pas encore là. Je me suis assis sur le muret devant le pub. Je me sentais exposé, les gens qui passaient sauraient en me voyant là que j’attendais quelqu’un. J’espérais que ce serait pas un des Domino. Il aurait envie de parler, me demanderait pourquoi j’entrais pas et comment allait Tom, et la vérité c’était que je le détestais un peu, assis sur mon muret. Ensuite, peut-être que Beth arriverait et qu’elle m’entendrait raconter à quel point c’était la merde, du coup ça gâcherait tout, vraiment tout.
Même le ciel était bruyant, deux corbeaux se chamaillaient et se bousculaient au-dessus de moi, chacun essayant de se débarrasser de l’autre. Le bruit était terrible et c’était difficile de distinguer la brute du vainqueur.
À un autre moment j’aurais été excité d’avoir rendez-vous avec une fille, n’importe laquelle mais surtout quelqu’un comme Beth, et je l’étais bien un peu, mais impossible de m’empêcher de penser à Tom. J’aurais pas dû parler de ce foutu fauteuil. J’ai foncé dans ce panneau-là comme un gros couillon. Mais bordel, il espérait que je lui dise quoi ? Comme si c’était seulement ma faute, encore et toujours ma faute qu’il ait été blessé, comme si aucune des décisions qu’on avait prises n’était la sienne. Je m’étais senti mal, coupable, en permanence. Et pour quoi ? Je croyais pas vraiment à ces histoires d’argent. C’était vrai qu’il adorait sa mère, mais le reste c’était sûrement du pipeau.
Beth a descendu la route. Elle avait enfilé un manteau marron par-dessus sa robe et mis du rouge à lèvres. Je lui en avais jamais vu avant. Je l’ai regardée, elle et sa bouche, et je me suis dit, elle a fait un effort pour être jolie. Elle m’aime bien, elle est pas ici par pitié parce que mon copain est blessé. Quand elle m’a vu la regarder la gueule ouverte comme un putain d’imbécile elle a baissé les yeux. Elle était si jolie. Ça me faisait du bien de la voir.
« Salut. » Elle souriait.
« Salut.
— Prêt pour notre balade ? »
J’ai contemplé son visage. Je me suis souvenu que j’avais eu envie de l’embrasser. Elle était propre et gentille, tout le contraire de moi. C’était pas le genre de nana à choisir un gars dans mon genre. Elle semblait avoir de bonnes manières et savoir comment les choses devaient se passer, ce qu’il fallait que je fasse ensuite. À côté d’elle je me sentais l’âme d’un perdant. Le simple fait de la voir rendait ma veste à la fois trop vieille et trop petite.
Elle avait l’air de s’attendre à ce que je dise quelque chose d’important. Ou peut-être à ce que je sois quelqu’un, un type avec lequel c’est chouette de se promener, un type qui a des trucs agréables à dire. Elle ressemblait à la fille parfaite. Je devais réfléchir à ce que je faisais et choisir mes mots. Mais j’y arrivais pas. J’avais rien de gentil à dire. Je m’étais comporté comme une merde vis-à-vis du jeune Mole, mon ami ne pouvait plus marcher, je m’étais pointé dans sa chambre d’hôpital, j’avais encore foiré et il me parlait plus.
« Alors, cette balade ? » a-t-elle répété. Elle souriait. Elle m’invitait à l’accompagner.
Je suis resté planté là. Comme si j’étais trop fatigué pour bouger. Certains jours je pouvais rien faire de plus que rester debout et respirer. J’aurais peut-être dû retourner dans cet hôpital à la con et leur demander de me garder jusqu’à ce que je sache où j’en étais.
J’avais envie de dire à Beth : je sais pas où j’en suis. Je te connais pas, j’ignore tout des filles comme toi. J’avais envie de lui dire : ça compte, être ici avec toi, mais je te suffirai jamais. Tu es trop jolie et gentille pour quelqu’un comme moi.
Je savais que je merderais, et rien que de penser à l’effort pour que ça marche, pour savoir quoi dire, pour savoir quoi faire, c’était au-dessus de mes forces.
Elle semblait nerveuse. Elle a tendu la main vers mon bras et je sais pas pourquoi j’ai reculé, juste un peu, un centimètre, mais elle l’a vu et moi j’ai vu qu’elle l’avait vu.
« Vale ?
— Non.
— Non ? Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Je suis pas prêt pour notre balade. »
Je lui ai tourné le dos et je suis parti. Parti.
« Vale ? Où tu vas ? »
J’ai accéléré le pas jusqu’au tournant, là où je savais qu’elle pourrait plus me voir. J’étais conscient de l’avoir blessée. Merde. J’aurais aimé pouvoir lui dire que j’avais envie d’aller me promener avec elle, et même de recommencer. Mais j’avais l’impression que tout le monde me voulait quelque chose et que quoi que j’essaye de donner c’était jamais suffisant, ou alors ça collait pas.
Je suis allé directement à la maison et j’ai emmené les chiens sans prendre la peine d’entrer. J’ai laissé Pup dans son panier près du feu. Il avait beaucoup neigé pendant la nuit. Les routes étaient dégagées mais traverser les champs était difficile. Les plus petits chiens devaient faire de grands bonds rien que pour avancer, ce qui avait l’air de les amuser. On est restés dehors un bon moment et je crois pas avoir eu une seule pensée tout ce temps-là. Ni pour Beth, ni pour Tom, ni pour Pa, aucune, juste un vide. Mon esprit était comme un champ de neige, immaculé. Ça faisait tellement de bien. Le vent s’est levé à nouveau, tranchant comme un rasoir, mais tellement pur. Je pouvais respirer.
À notre retour j’ai jeté un peu de foin aux vaches et aux cochons avant de ramener la meute à la maison. J’ai entendu Pa faire du raffut dans les appentis alors je l’ai ignoré. J’ai mangé, puis j’ai fourré quelques fruits, des journaux et des cigarettes dans un sac. J’ai aussi trouvé des cartes à jouer et du chocolat mais j’étais pas sûr de quand il datait. J’ai pris quelques livres appartenant à Ma sur l’étagère et je suis reparti vers l’hôpital. Arrivé au bout de l’allée j’étais épuisé, alors j’ai attendu le bus, et quand il a fini par se montrer c’est à peine si je parvenais à respirer à cause du froid. Et je m’en fichais.
Je suis resté devant la porte de Tom comme je l’avais fait le matin même. Sauf qu’elle était fermée.
« Bonjour. Je peux vous aider ? » C’était une autre infirmière.
« Bonjour. Je peux rendre une visite ? Tom Walker.
— Eh bien, le pauvre garçon ne va pas fort, alors on le laisse se reposer un peu.
— Comment ça ? »
Tom s’était blessé en se battant avec le kiné. Il s’était mis en colère parce qu’il arrivait pas à faire ce qu’on lui demandait et il s’en était pris au type. Il l’avait touché, mais il était tombé aussi. Il souffrait beaucoup, il était fatigué et on lui avait fait des piqûres contre la douleur pour le calmer. Je l’ai regardé par le hublot dans la porte. Il était K.-O. Allongé là de tout son poids, enfoncé dans le matelas.
Je suis entré et je me suis assis, au cas où il pourrait deviner ma présence à travers son rêve. Je lui ai expliqué que j’avais terminé la clôture pour laquelle il m’avait aidé et qu’on avait déplacé les plus jeunes cochons vers les granges. Je lui ai raconté les betteraves ramassées avec le jeune Mole, et le genre de voiture dont ce dernier pourrait avoir besoin pour ses affaires. Je savais qu’il se fichait pas mal de tous les gens auxquels je livrais de l’ensilage mais je lui en ai parlé quand même. Je lui ai raconté que Pa arrêtait pas de parler du jeune Mole, qui s’en sortait tellement bien. Malgré ça je lui demanderais peut-être de nous aider les mois prochains, pendant que les taupes roupilleraient. J’ai failli lui parler de Beth, lui dire que je savais pas quoi faire ni quoi dire. Mais je me suis ravisé. J’ai senti qu’il fallait rester discret à son sujet. Même si je m’étais débiné. Tout du long, Tom était resté immobile, respirant profondément et lentement.
« Tu te souviens de ce qui s’est passé sur le bateau ? Moi pas vraiment. Par moments j’ai l’impression d’avoir inventé cette histoire. » Tom dormait toujours. « À part que j’étais sous l’eau. Je suis remonté et j’ai réussi à voir le bateau. Je l’ai attrapé et je suis monté. J’ai crié après toi. Tu m’as entendu ? Tu avais disparu. Je me chiais dessus en pensant que tu t’étais noyé. Puis je t’ai entendu. Tu tâtonnais contre le flanc et tu criais mon nom. Tu as essayé de monter du mauvais côté, là où c’était trop raide. Je t’ai crié de t’agripper aux cordages et de changer de côté. Je t’ai pas lâché d’une semelle puis, va savoir comment, le bateau s’est rabattu sur toi avec le vent qui soufflait si fort sur la mer comme un putain de monstre et la marée qui s’engouffrait dans la crevasse. On devait être plus au large qu’on croyait, parce que tu as hurlé qu’il y avait des rochers, tu t’es accroché au flanc et, rochers ou pas rochers, j’étais incapable de te faire monter, et là le bateau a pivoté, bordel, il a pivoté et j’ai vu que tu le sentais. Tu as lâché prise et tu t’es cabré contre le bateau pour le repousser avec tes jambes, je te voyais lutter, mais le bateau était plus fort et je criais, je savais pas quoi faire pour qu’il arrête de te foncer dessus.
» Il t’a écrasé, Tom, il t’a écrasé, bordel. Putain, tu hurlais comme une bête, une putain de bête. Mais ça a empiré quand tu t’es arrêté. Tu avais lâché et la seule raison pour laquelle tu étais encore là c’était que le bateau t’avait coincé contre les rochers. Putain. Je t’ai fait monter pourtant, je t’ai fait monter. Tu saignais de partout à cause des rochers dans ton dos et tu sentais pas tes jambes, ou tu arrivais pas à t’en servir pour t’aider à grimper. Mais je nous ai ramenés, je nous ai ramenés grâce au moteur. J’ai cru qu’il démarrerait jamais et que tu étais fichu. Ouais. J’ai cru que tu étais fichu. »
J’ai laissé Tom dormir pour aller fumer dehors. L’air de la chambre était devenu irrespirable. J’ai fumé lentement et j’ai tenté de brûler le bateau, l’eau, et les couvertures blanches sous lesquelles Tom était allongé. Puis j’ai allumé une autre cigarette.